David Madore's WebLog: Le Manuscrit trouvé à Saragosse

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(jeudi)

Le Manuscrit trouvé à Saragosse

Je commence par une digression : j'ai peu tendance à parler sur ce blog de mes lectures et je n'ai même pas créé de catégorie pour les ranger, alors que je critique volontiers (quoique irrégulièrement) les films que je vois [ajout ultérieur : j'ai quand même fini par créer ça]. Il y a sans doute quantité de raisons à ça : comme le fait qu'un livre se lise plus lentement qu'un film ne se voit (et du coup, quand j'arrive au bout, je n'ai plus vraiment envie de replonger dedans pour en parler). Ou comme le fait que les livres que je lis ne sont quasiment jamais des sorties récentes, du coup ce n'est pas de l'« actualité », ce n'est pas quelque chose que tout le monde peut découvrir à peu près en même temps, et bien sûr il y a cette règle tacite entre gens un peu snobs qu'un classique est quelque chose que tout le monde est présumé avoir lu, donc on ne va pas en parler, et de toute façon il est défendu d'en dire du mal. (Dans le même ordre d'idées, quand paraissent des critiques de CD de musique classique, la seule chose qu'on critique ou qu'on commente, c'est évidemment l'interprétation : c'est impensable de dire que cette sonate de Brahms est jolie.) Bref, je vais déroger à tout ce fatras.

J'ai fini (récemment, c'est-à-dire il y a une ou deux semaines) de lire le Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki. C'est un livre assez particulier puisqu'il est composé de beaucoup d'histoires qui se croisent et s'entrecroisent, ou parfois s'imbriquent à la manière des Mille et une nuits (c'est-à-dire qu'un personnage commence à raconter son histoire, dans laquelle un autre personnage commence, etc.) ; si les Mille et une nuits sont divisées (apparemment de façon un peu apocryphe) en nuits, le Manuscrit est formé de soixante-et-une journées (de la vie d'Alphonse van Worden). On pourrait presque parler de recueil de nouvelles, mais il y a tout de même une unité d'ensemble, des personnages qui traversent plusieurs histoires, et une conclusion finale. J'aime généralement beaucoup ce genre de livres protéiformes, et par exemple La Vie, Mode d'emploi ou Si par une nuit d'hiver un voyageur comptent parmi mes romans préférés : je pense que le Manuscrit trouvé à Saragosse en est un précurseur. Sur le fond, il s'agit d'histoires (pour la plupart situées en Espagne) tout à fait distrayantes et picaresques : il y est question de magie, de cabalistes, de revenants, de bandits, d'espions et de voleurs, mais aussi de femmes et de maris trompés, de déguisements et de quiproquos, de fouineurs invétérés, et de quelques savants dans le style encyclopédistes ; tout cela est agrémenté de nombreux coups de théâtre ; le ton varie entre le sérieux et le burlesque ; on se perd un peu entre les très nombreux personnages (j'ai regretté que mon édition ne prenne pas le soin de proposer un index), mais ce n'est pas bien grave pour apprécier. Il y a aussi quelques thèmes qui évoquent vaguement ceux de la pièce Nathan le sage (de G. E. Lessing), que j'aime aussi beaucoup, et que je recommande au passage.

Le livre lui-même du Manuscrit a une histoire assez mouvementée, puisque son auteur s'est suicidé avant de l'avoir publié et que ses manuscrits ont été longtemps perdus. Pendant longtemps, on n'a eu en français (la langue d'origine) qu'un fragment composé des dix premières journées et de la quatorzième, et quelques bouts épars ; le reste ne survivait que dans une rétrotraduction depuis le polonais (c'est-à-dire depuis une traduction polonaise de l'original français qu'on a cru perdu), et, qui plus est, dans un mélange de plusieurs versions. Car Potocki avait écrit deux versions du Manuscrit, l'une en 1804, foisonnante et inachevée, et reprenant ensuite son travail pour produire une deuxième version, en 1810, assez différente, beaucoup plus organisée et encyclopédique, avec une vraie conclusion (c'est celle-là que j'ai lue) ; et ces deux versions s'étaient mélangées dans ce qui avait été traduit en polonais puis retraduit en français (et qui comportait alors soixante-six journées). Ce n'est qu'en 2002 qu'on a retrouvé quasi intégralement ces deux versions.

J'avais déjà lu le début, mais c'était dans une édition qui ne publiait que la partie connue en français avant 2002, et donc cela se terminait en queue de poisson sans que je susse ce qui arrivait au héros. Ce n'est que plus tard que j'ai appris qu'on pouvait trouver une suite sans passer par le polonais. Les deux éditions (celle de 1804 et celle de 1810) sont publiées séparément par GF.

Pour la petite anecdote, je lisais ce livre dans le RER quand la personne assise en face de moi a vu le titre et m'a dit il est extraordinaire, ce livre, n'est-ce pas !. J'ai confirmé que c'était aussi mon avis, et je lui ai demandé s'il connaissait la péripétie (que je viens de raconter) autour de la publication : en fait, il n'avait lu — il y a longtemps — que la version chimérique retraduite du polonais, et je lui ai donc suggéré de tout reprendre.

Sinon, on m'a conseillé le Cabbaliste de Prague de Marek Halter (le rapport, c'est que la cabbale joue un rôle important dans le Manuscrit trouvé à Saragosse — ainsi que le Juif errant dans la version de 1804), en me disant que quelqu'un qui a aimé le livre de Potocki et qui aime beaucoup Eco devrait apprécier ce livre-là. Je l'ai acheté et je le mets assez haut dans ma liste de lecture.

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