Hubert Védrine est venu ce soir à l'ENS pour un débat sur la politique étrangère de la France (et plus spécialement : y a-t-il une politique étrangère de droite et une politique étrangère de gauche ?). Je ne tenterai pas de rendre compte précisément de son intervention, parce qu'il a parlé de beaucoup de choses (c'était une séance de questions-réponses, et les questions ont couvert énormément de terrain) et que je n'ai pas pris de notes ; mais c'était assurément très intéressant (et il parle remarquablement bien). Quelques idées, anecdotes ou remarques que j'ai retenues au passage, cependant, en vrac — en espérant ne pas trop déformer (et en m'excusant pour le style parfois télégraphique) :
- Sur le domaine réservé du président → la Constitution ne
prévoit rien de tel, c'est juste une expression qu'avait utilisée Chaban-Delmas
à propos de Pompidou et depuis c'est un peu devenu une tradition.
Mais ça n'a rien de spécifique à la France (Blair a viré deux foreign secretaries, Cook et Straw, pour cause
d'excès d'indépendance ou de popularité) : c'est juste l'idée que le
chef est le chef, pas seulement en politique étrangère ; et on fait
beaucoup plus de rencontres
au sommet
depuis le développement de l'aviation, parce que c'est beaucoup plus facile pour les chefs d'État de se rencontrer que quand Wilson devait prendre de bateau pour venir discuter du traité de Versailles. Mais même si le président fait beaucoup de chose, il reste un agenda très chargé pour le ministre des affaires étrangères (quand il était ministre, H.V. faisait autour de 100 voyages par an). - Sur la gauche et la droite → il n'y a pas d'unité ni au sein de la droite ni au sein de la gauche sur la politique étrangère. Quand il y a un chef clair, comme la droite actuellement, tout le monde s'aligne dessus ; pour la gauche, pas de réelle mise au point depuis la fin de Mitterrand. Aux États-Unis, pareil, on ne peut pas vraiment définir quelle serait la politique étrangère des démocrates. De toute façon, c'est surtout une affaire de personnes ; idem pour la répartition entre les fonctions : par exemple, quand Kissinger était conseiller à la sécurité nationale il pouvait dépasser le secrétaire d'État — mais quand il était secrétaire d'État personne ne se rappelle qui était conseiller à la sécurité nationale.
- Crise de Suez en 1956 ⇒ l'Angleterre et la France sont menacées par l'URSS mais, surtout, doivent s'incliner sur l'ordre des États-Unis. De là des réactions très différentes : l'Angleterre prend le parti de s'aligner systématiquement sur les États-Unis, dans l'espoir de les influencer de cette manière (mais est-ce raisonnable ? Churchill lui-même n'avait pas réussi à vraiment influencer Roosevelt, alors quel Premier ministre britannique pourrait prétendre faire mieux ?) ; la France, au contraire, cherche à se démarquer. Les deux se trompent sans doute, dans des sens opposés. Les autres pays d'Europe n'ont guère de diplomatie à l'échelle globale (même si l'Allemagne commence). La France s'imagine que son message a une portée universelle, elle veut être patrie des droits de l'homme et championne de la démocratie, alors elle est vexée quand les États-Unis croient jouer ce rôle : elle crie à une erreur de casting.
- Deux erreurs au sujet de l'Iraq : premièrement, avoir fait la guerre, deuxièmement, ne pas avoir prévu quoi faire après, s'être imaginé que le pays allait miraculeusement fonctionner comme démocratie, alors qu'on en a méthodiquement éliminé toutes les structures d'État (par exemple l'armée). Comparer avec l'attitude des États-Unis face au Japon vaincu en '45 : ils pensaient l'empereur complice mais ont fait semblant de le croire ignorant de tout, ce qui a permis de le sauver, c'était très habile pour préserver l'administration du pays. Là il faut trouver moyen de rassurer les sunnites tout en convainquant les chiites de ne pas profiter de leur position majoritaire : mais tous les conseillers américains doués qui connaissaient bien l'Iraq ont été systématiquement écartés. Les néoconservateurs se trompent complètement en s'imaginant pouvoir faire des pays des alliés en leur imposant la démocratie : la diplomatie ne se mêle pas bien avec le moralisme.
- Sur le conflit israélo-palestinien → deux courants de pensée
en Israël, l'un (essentiellement celui du Likoud depuis sa fondation)
s'imagine en gros que si on transforme les pays Arabes en démocraties
les Palestiniens seront oubliés dans l'affaire, l'autre comprend qu'il
faut un État palestinien autonome et qu'il est de l'intérêt d'Israël
d'aider à le mettre en place. Ce sont souvent les hommes du terrain
(comme d'anciens généraux) qui comprennent le mieux la situation : Yitzak Rabin, par
exemple, le même qui avait dit autrefois des Palestiniens qu'il
fallait
leur briser les os
, il a su négocier avec Arafat de façon à ce que celui-ci prenne de l'importance et ait les moyens d'arrêter beaucoup d'islamistes ; même Ariel Sharon avait fini par comprendre l'inévitabilité du retrait de Gaza et d'autres territoires, et on aurait pu avancer avec une administration américaine mieux disposée et s'il n'avait pas eu son attaque. La diplomatie américaine au proche-orient est complètement tournée autour d'Israël : ailleurs dans le monde elle est plus raisonnable. Mais une solution finira sans doute par être trouvée (on n'a jamais été aussi près qu'avec Barak, Clinton et Arafat). Henri Queuille :Il n'est pas de problème dont une absence de solution ne finisse par venir à bout.
- Sarkozy est incroyablement populaire en Israël (un Israélien disait même que si Sarkozy demandait qu'Israël libère les territoires occupés, ce serait fait immédiatement). Mitterrand était aussi vu comme très pro-Israël, mais les pays arabes avaient une meilleure idée de lui, alors qu'ils pensent que Sarkozy ne sait rien d'eux et ne s'intéresse pas à eux.
- On a tendance à le perdre de vue, mais le principe de la diplomatie, c'est de négocier avec ses ennemis — même quand ces ennemis parlent de vous éradiquer. Pendant la guerre froide, Américains et Soviétiques n'ont pas cessé de se menacer — mais ils n'ont aussi jamais complètement cessé de se parler. Nixon et Kissinger ont su se rapprocher de la Chine alors même que Mao parlait d'utiliser l'arme atomique contre l'Occident (et disait que si on l'utilisait contre lui ça tuerait peut-être deux cents millions de Chinois mais il en resterait assez pour se battre encore !). C'est quelque chose qu'il ne faudrait pas oublier de nos jours : si on refuse de parler avec les gens qui ne sont pas de gentils démocrates, on fera peut-être de la démocratie avec la Suisse, mais ça ne va pas très loin.
- Sur le pragmatisme → en avoir, c'est savoir parfois faire un
compromis avec ses principes, on ne peut pas être un véritable homme
d'État sans ça. Mais encore faut-il avoir des principes, sinon on ne
sait pas de quoi on s'écarte ! (Rappelle le bon mot d'Edgar Faure :
ce n'est pas la girouette qui tourne, c'est le vent
.) De Gaulle avait, en fait, beaucoup de pragmatisme : il s'est écarté de l'OTAN pas par principe, mais parce qu'il a d'abord essayé en vain d'obtenir des concessions des Américains. Un des grands regrets de De Gaulle, d'ailleurs, c'est que Roosevelt (qui ne l'a jamais pris au sérieux) soit mort avant qu'il (De Gaulle) ait pu lui prouver qu'il pouvait être un grand homme d'État. - Sur l'environnement → les négociations se feront forcément, même si certains trainent des pieds, parce que l'opinion publique tourne, partout dans le monde. Et aussi, marchés très juteux (comme recouvrir tous les toits de la planète de capteurs solaires).
- Par contre, il est important que la diplomatie reste principalement une diplomatie entre États souverains, même si certains la déclarent finie. C'est certainement intéressant d'avoir des réunions entre maires de grandes villes, ou parlementaires, ou chefs d'entreprises, ou ONG, mais l'importance des États souverains est quand même qu'ils peuvent conclure des traités et s'engager à les respecter.
- La principale fonction du G8 est sans doute de donner aux altermondialistes un endroit où manifester. Quasiment aucun rôle de décision.
- Sur la Turquie dans l'Union européenne → ça ne se fera
jamais, il y a trop d'opposition, on lui imposera des conditions
toujours plus délirantes. L'erreur était de laisser la Turquie y
croire, ça met dans l'embarras ceux qui se sont servis de l'espoir
d'entrer dans l'Union européenne comme arme politique contre les
islamistes : on aurait dû dès le départ proposer des associations
rapprochées mais pas le statut de membre, maintenant c'est délicat de
dire
on s'est trompés de formulaire
. Sarkozy aurait tort de faire opposition à lui tout seul, il y a trop de gens qui seraient contents de le voir porter ce chapeau. - Sur le traité européen
recentré
, purement institutionnel : c'est essentiel si on veut arriver à quoi que ce soit ; deux grandes oppositions, l'Angleterre (Blair était d'accord, mais Brown risque de ne pas vouloir affronter les conservateurs sur ce terrain en vue des élections) et la Pologne (la Pologne a un pouvoir important sous le traité de Nice, elle ne voudra pas en démordre si le vote démographique donne trop de pouvoir à l'Allemagne et trop peu à la Pologne, donc les deux Kaczyński qu'on connaît en Pologne risquent de s'opposer fortement). Ensuite on peut se demander à quoi on veut que l'Europe serve. Mais il ne faut pas direretrouvons l'enthousiasme d'autrefois
, parce que quand le traité de Rome se faisait, les gens s'en foutaient ; nil'unité européenne a apporté la paix
, c'est le contraire, c'est la fin de la guerre, le plan Marshall et la pression des Américains et la menace des Soviétiques qui ont fait les débuts de l'union européenne : or on n'a plus tout ça. - Sur les Balkans → il est incohérent de dire qu'on veut un Kosovo indépendant (et aussi le Monténégro, auparavant) alors qu'on impose à la Bosnie de rester unie. À terme, ils ont vocation à entrer dans l'Union européenne : mais il faut que celle-ci ait réglé sa question des institutions (et il ne faut pas douze États souverains différents dans les Balkans).
Sinon, Hubert Vedrine a plutôt dit du bien de Sarkozy. Ou, en tout cas, il n'en a pas dit de mal, et il a dit du bien de Kouchner (dont il a rappelé, d'ailleurs, que c'est lui qui avait persuaddé Kofi Annan de l'accepter comme représentant spécial des Nations-Unies pour le Kosovo) même s'il s'est dit en désaccord important avec ce dernier au sujet de l'interventionisme.