David Madore's WebLog: La recherche en clignotant

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(lundi)

La recherche en clignotant

Vous connaissez la blague du fou qui demande à un autre fou si son clignotant marche bien, et l'autre répond : il marche — il ne marche pas — il marche — il ne marche pas… ?

C'est pareil avec la recherche mathématique. Je ne sais pas si tous les mathématiciens le vivent pareil, mais ma thèse (enfin, la partie finale de ma thèse sur laquelle je travaille en ce moment, mais c'était pareil pour toutes les autres) n'arrête pas de marcher, de ne plus marcher, de marcher à nouveau, de ne plus marcher, etc. C'est horriblement stressant. On part sur un truc, une esquisse de démonstration, qui semble marcher ; on s'aperçoit qu'il y a un problème à un endroit, et on le corrige, en rendant les choses un tantinet plus compliquées, en faisant un petit détour, en renforçant les hypothèses ou en affaiblissant la conclusion, ou en changeant un peu le cadre, ou quelque chose comme ça ; puis on s'aperçoit d'un autre problème, et ainsi de suite. À chaque fois qu'on trouve un de ces trous, on a l'angoisse que ça réduise tout à néant, y compris les corrections précédentes (et c'est peut-être cela qui est le plus stressant : se dire que le soulagement qu'on a éprouvé en corrigeant le trou n−1 était absolument vain si le trou n se maintient) : car la démonstration ne vaudrait alors rien. Et même si on trouve une façon de faire marcher les choses, on a l'impression de passer « plus juste » si j'ose dire, de risquer encore plus au prochain trou parce qu'on aura « moins de marge » pour faire marcher les choses, et ainsi de suite ; et à chaque fois la démonstration est rendue plus compliquée, et plus pénible. Même si on arrive à s'en sortir à chaque fois, on se demande si le processus finit vraiment, si on n'est pas en train de construire une démonstration fractale, où chaque morceau de démonstration rencontre un obstacle et le contourne en rencontrant d'autres obstacles en chemin…

Il faut aussi noter qu'il y a plusieurs sortes de problèmes qui peuvent se poser dans la recherche d'un raisonnement mathématique. On peut ne pas trouver de piste du tout, bien sûr, ou on peut trouver une piste mais ne pas arriver à la rendre rigoureuse ; ou on peut aussi poursuivre une piste assez loin en espérant qu'elle marchera, et découvrir au final qu'elle ne marche pas, et qu'on n'a donc pas avancé du tout (l'idée étant qu'on cherche à prouver A, qu'on essaie de passer par B, et qu'on s'aperçoit après une longue recherche pour prouver B que ce dernier est en fait faux, donc que cette piste est vraiment impossible, et qu'on n'a plus la moindre idée pour prouver A).

Il y a huit-dix mois, mon directeur de thèse me proposait, pour avoir un « petit » quelque chose à ajouter à ce que j'avais déjà fait comme travail, de faire un calcul explicite (d'un « groupe de Chow de zéro-cycles modulo équivalence rationnelle sur une hypersurface cubique n'ayant pas d'obstruction de Brauer-Manin », si vous voulez les détails techniques). En octobre j'ai commencé à faire sérieusement ces calculs (techniquement, une recherche de modèle régulier, en résolvant par éclatements explicites les singularités du modèle naïf), qui auraient dû ne pas être très compliqués, sur la variété qu'on m'avait proposée ; en novembre, je me suis rendu compte que ces calculs devenaient inextricables. En janvier, mon directeur de thèse, qui avait discuté avec Pierre Deligne en Inde, m'a rapporté la suggestion de celui-ci : utiliser des résolutions toroïdales. Ces dernières donnent un nouvel espoir : on arrive à trouver explicitement la désingularisation recherchée ; malheureusement, elle est incontrôlable : mi-mars, on se rend compte qu'il faudra contrôler la jacobienne intermédiaire d'une hypersurface cubique, ce qui est très technique, en plus de majorer un Néron-Severi pas du tout évident — et le résultat final est peut-être faux. J'ai alors l'idée de changer de variété, et j'en trouve une qui semble miraculeusement donner une désingularisation (toujours par les méthodes toroïdales proposées par Deligne) encore plus contrôlable (la composante irréductible horizontale « difficile » de la fibre spéciale est rationnelle). Je refais les calculs. Il y a quelques difficultés techniques supplémentaires qui apparaissent, mais je progresse : samedi soir (avant-hier) je crois en être arrivé enfin au bout. Ce matin, je raconte ces dernières évolutions, et mon directeur s'aperçoit qu'il y a une erreur importante (j'avais « oublié » que la norme sur une courbe elliptique est surjective par extension finie d'un corps fini) : nous avons eu un moment de profond abattement, parce que cela rendait vaine toute la recherche effectuée dans ce sens (c'est-à-dire un bon nombre de mois). Finalement, j'ai eu l'idée de proposer de chercher sur un corps différent, et il a réussi à en dénicher un pour lequel le problème ne se pose pas (et où la conclusion est quand même intéressante). Donc je suis de nouveau dans le mode « ça marche » : mais pour combien de temps ?

On en finit par ne plus oser réfléchir au problème, parce qu'on se dit que si on y pense trop on va trouver un trou qui fait que plus rien ne marche.

Vraiment, c'est stressant, la recherche en maths.

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