David Madore's WebLog: Que faut-il penser de la psychanalyse ?

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(jeudi)

Que faut-il penser de la psychanalyse ?

Il se tient actuellement (jusqu'au 10 avril) au centre commercial Créteil Soleil un salon de la voyance et de l'astrologie, donc, ne manquant pas d'à-propos dans mes trolls, je vais dire un mot de ce que je pense de la psychanalyse.

Globalement, je mettrais la psychanalyse un peu au-dessus de l'acuponcture dans le registre des choses qui doivent effectivement marcher un peu — à condition d'y croire. Il est probable qu'il y « ait quelque chose », si on est suffisamment conciliant dans ce qu'on entend par là, mais le plus parfait empirisme est dissimulé derrière des théories farfelues.

Il n'est pas forcément problématique de travailler de façon empirique. Après tout, comment développe-t-on des médicaments (je veux dire, les vrais, ceux qui marchent) ? Est-ce grâce à des théories de la biologie moléculaire et du fonctionnement du corps humain ? Non. On essaie des milliers de molécules « au hasard », jusqu'à en trouver qui semblent avoir des effets intéressants, on leur fait passer une batterie de tests d'efficacité et de non-toxicité, et on les commercialise. Si les tests sont menés avec sérieux (notamment, en double aveugle et avec un échantillon témoin), cet empirisme n'est pas problématique. Il n'est pas essentiel d'avoir une théorie de « pourquoi ça marche » pour que ça marche effectivement. L'ennui, c'est quand des théories pipo tentent de justifier des choses et de se substituer à la vérification expérimentale. Or l'esprit humain est quelque chose de bien compliqué, et s'il n'est pas exclu de pouvoir y comprendre quelque chose (il y a des découvertes positives dans les neurosciences et les sciences cognitives qui sont incontestablement des progrès de la compréhension), au moins comprendre certains phénomènes, prétendre pouvoir soigner scientifiquement l'esprit alors qu'on ne sait pas vraiment le faire pour le corps est hautement douteux, en l'absence de confirmation expérimentale.

Pourrait-on mener une expérience de vérification en double aveugle du bien-fondé de la psychanalyse ? Ce serait intéressant à imaginer : on monterait un vaste complot pour faire croire à une centaine d'étudiants qu'on leur enseigne la psychanalyse alors qu'en fait on leur enseignerait quelque chose qui y ressemble superficiellement et qui n'est qu'un tissu d'âneries, puis on ferait exercer ces étudiants ainsi qu'une centaine de vrais étudiants en psychanalyse sur des patients névrosés tirés au hasard (et qui ne choisiraient pas leur analyste) et on comparerait les résultats sur l'évolution des névroses ; il s'agirait de voir si les analystes qui ont suivi une vraie formation en psychanalyse produisent une amélioration statistiquement significative de l'état de leurs patients par rapport à ceux à qui on a enseigné des âneries. D'accord, ce n'est pas facile à réaliser.

C'est peut-être bien ça le problème qui se pose à moi en tant que scientifique : si je veux croire au sérieux épistémologique de la psychanalyse, je veux qu'elle soit réfutable ; or je ne vois pas du tout quelle réfutation on pourrait en faire, conceptuellement, à part des expériences aussi tordues et irréalisables que celle imaginée ci-dessus. Comment croire à la véracité de quelque chose qui n'a même pas la possibilité d'être prouvé faux (c'est là, en substance, une idée due à Popper) ? Je n'ai pas l'impression que les gens qui suivent une analyse « vont mieux » que ceux qui n'en suivent pas, mais évidemment, même si cette impression était fondée, ça ne dirait pas grand-chose ni dans un sens ni dans l'autre (les gens dans un hôpital sont plus malades que les autres, ce n'est pas pour ça qu'il faut éviter les hôpitaux ! il est vrai que la comparaison n'est pas tout à fait bonne, puisque beaucoup d'analystes prétendent que tout le monde devrait suivre une analyse, pas seulement ceux qui sont visiblement névrosés).

Maintenant, peut-être, sans doute même, que la simple démarche d'aller trouver quelqu'un à qui parler de ses problèmes (ce qui suppose, au préalable, de les reconnaître), la volonté de changer, toutes ces choses sont bénéfiques au patient (un effet placebo, en quelque sorte). Et le fait de croire que l'analyse va aider est également certainement bénéfique : la question est, y a-t-il plus dans l'efficacité de la psychanalyse que ces effets-là et qu'un peu de perspicacité psychologique (intuitive et empirique) et quelques observations élémentaires et immédiates sur le fonctionnement de l'esprit humain ? Je suis loin d'en être convaincu (en tout état de cause, je ne vois pas comment il pourrait y avoir plus dans le cas où l'analyste se contente d'écouter son patient, sans rien dire et sans rien faire : à moins de sombrer dans le mysticisme ou de croire à la télépathie, je ne vois pas pourquoi il faudrait que l'analyste ait quelque qualification). Et surtout, je ne suis pas du tout convaincu des théories avancées (c'est-à-dire que ce qui me gêne n'est pas le fait que la psychanalyse ne soigne peut-être pas au-delà de l'« effet placebo », c'est qu'elle prétende le faire, et avoir des théories à ce sujet).

Freud était très probablement quelqu'un de sérieux, qui voulait honnêtement aider ses patients, et qui a fait des efforts sincères dans ce sens. Ses théories, cependant, me semblent d'une incomparable banalité. L'existence de l'inconscient ? Comme si c'était une découverte ! A-t-on pu jamais en douter ? (La lecture de certains textes littéraires antérieurs à Freud montre que leurs auteurs ont une parfaite compréhension de tout un tas de mécanismes inconscients de leurs personnages.) De toute façon, parler d'une dichotomie entre conscience et inconscient serait d'une terrible naïveté (je n'en accuse pas Freud, je précise) : il existe toutes sortes de degrés de conscience. Mais l'inconscient est essentiellement quelque chose de banal et de bénin : si je regarde un nombre à vingt chiffres, quelques minutes plus tard je ne me le rappellerai pas ; or on a pu prouver que le souvenir en existait encore, sous une certaine forme, dans le cerveau, c'est donc qu'il est devenu inconscient, mais je ne vois pas ce que cela donne d'intéressant ou de pertinent à l'inconscient. Prétendre que l'inconscient est plus important que le conscient, cela ressemble beaucoup à une pétition de principe douteuse, ou à une affirmation dénuée de sens. La découverte du refoulement est sans doute quelque chose de plus important, un authentique progrès dû à la psychanalyse. Y en a-t-il d'autres ? Je ne suis pas convaincu. La division freudienne de l'esprit en trois parties (Ich/Über-ich/Es) est intellectuellement séduisante, mais mène-t-elle vraiment à quelque chose ? Quelque chose de plus que moi, par exemple, qui le divise en Pouvoir, Volonté et Connaissance ? Bof.

Tout cela a quand même de forts relents de mysticisme. Freud avait abandonné l'hypnose pratiquée par Charcot parce qu'elle était trop magique, mais a-t-il fait mieux ? On divise l'esprit en trois, c'est joli, les grecs voyaient je ne sais combien d'humeurs dans le corps humain, je ne sais pas ce qui est scientifique dans tout ça.

En fait, c'est même pire : la psychanalyse a des allures de théorie du complot (conspiracy theory). On veut nous faire croire que notre esprit nous cache tout un tas de choses : c'est sans doute vrai, mais c'est très banal, et c'est dit de façon à faire peur. Tout acte manqué est occasion pour le psychanalyse de déceler l'action de l'inconscient exactement de la même manière que toute anomalie est l'occasion pour le théoricien du complot de déceler l'action des obscures forces censées régir la terre en secret. Il serait intéressant de mener une psychanalyse de la psychanalyse exactement comme on pourrait mener celle de diverses théories du complot. Dans un cas, le sexe est partout, dans l'autre, les comploteurs sont partout. Mouais.

Enfin, pour terminer avec l'accusation de sectarisme, il y a le culte de la personnalité, notamment de Freud et de Lacan. Or si ce dont on parle est une véritable discipline scientifique, il n'est pas besoin d'encenser ses fondateurs, ou de parler de leur « école » : seuls les résultats comptent. Claude Bernard était en bonne partie le fondateur de la médecine moderne (et de la démarche expérimentale), un sans doute un très grand homme : dit-on de la physiologie qu'elle est Bernardienne ? Va-t-on apprendre la médecine dans les textes de Claude Bernard ? Va-t-on apprendre la physique dans les Principia Mathematica de Newton ? Assurément pas (et heureusement !) : la médecine ou la physique a fait des progrès depuis, elle a assimilé les connaissances antérieures, elle les a complétées et présentées de façon plus claires, et il est inutile, sauf pour un historien, de revenir aux sources. Maintenant, parlez à un lacanien des théories de Lacan et dites-lui que vous n'avez jamais rien lu de Lacan : il va vous rire au nez. La parole du Maître est, semble-t-il, inépuisable, inégalable et incontournable. Or s'il y avait vraiment des idées claires dedans, il devrait être possible de les réexposer sans rien perdre de la substance d'origine, comme on le fait dans toutes les sciences, et même de les compléter au fur et à mesure qu'on découvre des erreurs ou des phénomènes nouveaux. C'est à mon sens le critère le plus simple et le plus fiable pour distinguer une science d'une religion de regarder la manière dont on traite les anciens maîtres : dans le cas de la science, on les estime, mais on ne les lit pas autrement que pour l'intérêt historique, tandis que dans le cas de la religion il est évidemment indispensable de revenir aux sources de l'Écriture. (Évidemment, on peut aussi vouloir trouver un intérêt littéraire ou artisitique chez Lacan : ce n'est pas interdit — ce que j'ai lu de sa prose ne me rend pas la chose évidente — mais ce n'est pas le propos.)

Surtout, je me demande si certains écrivent pour être compris ou si c'est pour donner l'impression qu'ils pensent des choses profondes. Je ne développerai pas plus cette idée, qui a été assez rabâchée (notamment grâce à l'affaire Sokal si bienvenue), et qui vise peut-être une partie significative des sciences humaines, mais personne n'a encore pu me convaincre que tout ce que Lacan écrivait n'était pas un tissu d'inepties. Fort heureusement, toute la psychanalyse n'est pas basée sur ce tissu-là, et il est permis d'avoir de l'espoir pour le reste. (Et on peut également tenir la théorie audacieuse suivante : que c'est effectivement un tissu d'inepties, mais que ce n'est pas grave parce que n'importe quel tissu d'ineptie marcherait, la seule chose qui compte étant de donner aux étudiants en psychanalyse de quoi exercer certaines dispositions particulières de leur esprit. Par exemple, peut-être que la lecture des écrits de Lacan, même dénués de sens, prédispose favorablement à l'écoute des patients. J'avais trouvé cette idée assez amusante et séduisante.)

Bon, assez parlé. Un jour peut-être j'écrirai un bouquin, mais comme ça c'est déjà trop long pour une entrée dans ce blog (et j'ai tellement d'autres sujets desquels je pourrais écrire un bouquin…).

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