J'ai passé la fin de la semaine dernière principalement à comater (pendant que mon poussinet était parti rendre visite à sa tante à Majorque) : c'est surtout en voyant combien j'ai dormi que je prends conscience de combien j'étais fatigué. En particulier, je n'ai pas continué ma série sur la géométrie hyperbolique, et il est probable que ma motivation à le faire décroisse rapidement avec le temps (j'ai déjà parlé de la nature épisodique de mes intérêts ? je ne retrouve pas). Encore que je voudrais vraiment trouver le moment de comprendre un peu en profondeur ces histoires d'automates finis en lien avec les groupes de Coxeter (intéressants dans le cas hyperbolique), et il faut que j'en discute avec mon voisin de bureau qui est spécialiste des automates. Bref.
Il y a une question qui m'a tracassé même dans ma torpeur,
cependant, une question posée innocemment à propos
de ma description faisant un grand
parallèle entre la géométrie euclidienne, sphérique et
hyperbolique : pourquoi n'y a-t-il que trois types de
géométrie ?
— en fait, s'il n'est pas très difficile de répondre à
cette question en dimension 2, la question sous-jacente qui me
tracasse, c'est surtout : qu'est-ce que c'est, au fait,
une
— et je dois avouer que je n'ai pas
vraiment de réponse satisfaisante.géométrie
?
Ce n'est pas vraiment une question mathématique, ou en tout cas ce n'est pas une question mathématiquement bien formulée : c'est une question de trouver une définition satisfaisante, c'est-à-dire, puisque c'est moi qui me pose la question, une définition qui me satisfasse, qui satisfasse mon sens de l'esthétique mathématique. Comme je crois profondément à la philosophie proposée par notre maître Felix Klein, je suis persuadé que la bonne réponse est une certaine sorte de quotient d'un groupe de Lie (réel, entendu qu'on parle de géométries réelles), ou du moins quelque chose de fortement lié à ça.
[Attention, ce qui suit est un rant de matheux qui ne sait pas trop ce qu'il raconte. Faites semblant de comprendre même si ce n'est pas le cas : vous n'y perdrez pas grand-chose.]
Il y a des gens (je pense notamment à Sharpe, dans son livre Differential Geometry: Cartan's Generalization of Klein's Erlangen Program) qui prennent une définition très générale : une géométrie de Klein, c'est un quotient d'un groupe de Lie par un sous-groupe fermé ; le livre de Sharpe explique ensuite qu'il est possible de se servir de ces géométries de Klein comme des modèles pour définir les géométries de Cartan, qui sont des courbures de celles-ci, c'est-à-dire des espaces qui localement ressemblent à une géométrie de Klein modèle mais qui peuvent varier de point en point (si on part de la géométrie euclidienne comme géométrie modèle, on obtient la notion de variété riemannienne, mais on peut définir énormément d'autres types de structure, un pour chaque géométrie de Klein) : je trouve ça fascinant, ça fait des années que je me dis que je voudrais bien trouver le temps d'y réfléchir plus et d'essayer de comprendre comment me représenter toute cette zoologie de structures et comment elles interagissent entre elles, mais je trouve ça un chouïa trop général pour que ça corresponde à ce que je voulais ici (déjà, en dimension 2, ça fait un peu trop de géométries de Klein).
Il y a aussi la notion classique d'espace symétrique, qui peut être défini comme une variété riemannienne possédant suffisamment de « symétries » ou comme un quotient bien particulier d'un groupe de Lie : ces espaces sont complètement classifiés, indiscutablement ils sont d'une grande beauté conceptuelle, et on peut les regrouper en une famille plutôt « sphérique » (les espaces symétriques compacts) et une famille plutôt « hyperbolique » ; bref, c'est certainement une bonne partie de la réponse de ce que doit être une géométrie, mais on n'y trouve pas forcément la combinatoire (points, droites, etc.) que je m'attends à trouver dans une « géométrie ». Je ne suis donc pas non plus complètement satisfait par cette réponse-là.
En fait, je voudrais bien qu'il y ait une notion de géométrie associée à chaque groupe de Lie semi-simple de sorte qu'on ait un type d'objet pour chaque nœud du diagramme de Dynkin : la géométrie projective (sous un avatar ou un autre) serait celle associée à la série An, les différents nœuds du diagramme de Dynkin de An correspondant aux points, droites, plans, etc., jusqu'aux hyperplans ; la géométrie sphérique ou elliptique serait celle associée aux séries Bn et Dn, avec les points, droites, etc., jusqu'à la moitié de la dimension (au-delà c'est redondant parce que la polarité fondamentale met en dualité points et hyperplans, droites et plans de codimension 2, etc.). Et, pour reprendre ma fascination avec E₈, il devrait y avoir une géométrie exceptionnelle avec 8 types d'objets et certaines notions d'incidence entre elles (mais au lieu que ce soient points, droites, plans, etc., jusqu'à la dimension 7, il y aurait un type qui « brancherait » des autres comme sur le diagramme de Dynkin).
Ce genre de choses existe et est bien connu : ce sont les sous-groupes paraboliques maximaux du groupe de Lie, ou plutôt les quotients du groupe de Lie par ses sous-groupes paraboliques maximaux (ou les « géométries de Klein » données par ces quotients) : il y a bien un sous-groupe parabolique maximal par nœud du diagamme de Dynkin, et dans le cas de An ils définissent naturellement les points, droites, plans, etc. Ces objets, ou les géométries de Cartan modelées sur eux (en les « courbant ») sont étudiés et s'appellent les géométries paraboliques. Mais je ne suis toujours pas content, parce que dans le cas du groupe spécial orthogonal (Bn ou Dn), les quotients paraboliques correspondent pas aux points, droites, etc., de la sphère (d'ailleurs, dans le cas réel compact, ils sont tout simplement vides) : ce sont les points, droites, etc., isotropes, c'est-à-dire dans le cas hyperbolique les points idéaux, droites idéales, etc. — ce n'est pas ce que je veux. (Même si je ne sais pas exactement ce que je veux.) Je veux quelque chose qui ressemble plus aux espaces symétriques classiques, mais qui ait une combinatoire naturelle comme les nœuds du diagramme de Dynkin (peut-être des orbites d'éléments assez généraux dans les représentations fondamentales, mais je n'ai pas les idées super claires sur ce que ça peut être).
La réponse à ma question est peut-être dans le très remarquable (rien que par son prix !) livre de Boris Rosenfeld, Geometry of Lie Groups, mais il faut bien le dire, ce livre est aussi brouillon qu'il est fascinant, et plus je le regarde plus j'ai les idées confuses.
Ce qui est sûr, c'est que parmi les géométries intéressantes, il y a les espaces projectifs réels, complexes et quaternioniques (de toute dimension), et la droite et le plan projectif octonionique (sur les octonions, on ne peut pas faire plus qu'un plan projectif, parce que le théorème de Desargues est automatique à partir de la dimension 3), ainsi que leurs analogues hyperboliques ; le plan projectif octonionique a d'ailleurs un lien intéressant avec plusieurs groupes de Lie exceptionnels (au moins F₄ et E₆), comme il sera raconté dans ma mythique page sur les octonions quand j'aurai fini de l'écrire (mais ce n'est pas forcément si loin que ça, justement !). Il existe aussi une géométrie intéressante, que je ne connaissais pas du tout : celle dont les « points » sont des algèbres de nombres complexes dans les octonions (ou, de façon équivalente, la sphère des des octonions imaginaires purs de module 1) et dont les « droites » (sans doute pas le meilleur terme) sont des algèbres de quaternions dans les octonions (ce sont les quotients de G₂ par quelque chose comme SU₃ et Spin₃×Spin₃), ça a l'air extrêmement joli, et je ne sais pas du tout quel est son nom classique.
Bon enfin bref. Bonne année.