Je voyage très peu. Que ce soit une cause ou
une conséquence de ce fait, je ne sais pas bien, mais c'est
en tout cas certainement lié au principe (que je considère comme le
minimum de respect à avoir pour tout endroit qui m'accueille, fût-ce
brièvement) que je ne mets pas les pieds à un endroit sans avoir fait
un effort raisonnable d'apprendre la langue locale. Un effort
raisonnable
, évidemment, ça ne veut pas dire que je me fixe comme
but de la parler couramment, mais il est aussi hors de question de me
contenter d'apprendre à baragouiner les mots pour
dire bonjour
, merci
, au revoir
et je ne parle
pas klingon
. Par exemple, en
japonais[#], je sais dire ce
kimono n'est pas bleu
: on ne sait jamais, ça pourrait servir, des
fois que le kimono serait rouge. Plus sérieusement, ce qui
m'intéresse avec les langues, ce n'est pas tellement d'apprendre des
longues listes de vocabulaire, mais d'avoir une idée basique sur la
façon dont elle fonctionne, une idée de la logique et de la
structure, bref, plutôt de la
grammaire[#2] voire de la
philologie ; mais aussi arriver à créer un petit compartiment de mon
cerveau pour cette langue et pour sa « mélodie » propre. Disons qu'en
général le niveau que je vise dans une langue — sans forcément
l'atteindre — est à peu près celui qui me permettrait, si j'ai à ma
disposition un texte bilingue, de retrouver quel mot de
l'original va avec quel mot de la traduction, et de comprendre la
structure du texte et de l'apprécier, même si je ne pourrais pas le
comprendre sans aide. Je procède en utilisant en parallèle la méthode
Assimil (j'en ai déjà parlé) pour
assouplir mes neurones à la musique de la langue et tirer le meilleur
parti de ma mémoire principalement auditive, et d'autre part des
grammaires ou textes linguistiques pour satisfaire ma curiosité.
Bref. On m'invite pour deux jours aux Pays-Bas (à Leiden), pour évoquer un travail mathématique. Je n'aurai sans doute pas l'occasion d'articuler un mot de néerlandais (sauf peut-être au début de mon exposé pour remercier les organisateurs), mais peu importe : j'ai acheté l'Assimil néerlandais, et j'en suis actuellement à la 13e leçon[#3].
Forcément, si je connais déjà l'anglais et l'allemand, le
néerlandais (que certains ont décrit comme la langue que des marins
allemands et anglais saouls se sont mis à parler ensemble après un
trop long temps passé en mer
) devrait être plus facile que, oh,
disons, l'arabe. D'autant plus qu'à peu près tous les produits
alimentaires vendus en France ont un double étiquetage en français et
en flamand pour pouvoir être vendus en Belgique, et que je suis du
genre qui lit ce genre de choses. Toujours est-il que, pour ce qui
est du néerlandais écrit, je comprends spontanément des choses très
faciles, comme l'extrait suivant de
la page d'accueil
de nl.wikipedia.org
aujourd'hui :
18 mei – Emmelie de Forest wint namens Denemarken het 58e
Eurovisiesongfestival met het nummer Only
Teardrops. Nederland eindigt negende met Anouk,
België is twaalfde met Roberto Bellarosa.
18 mei – De Franse president François Hollande ondertekent de wet
op het homohuwelijk. Mensen van hetzelfde geslacht kunnen in
Frankrijk vanaf eind mei met elkaar trouwen.
[Traduction littérale : 18 mai
— Emmelie de Forest gagne au nom du Danemark le 58e festival de
chanson de l'Eurovision avec le numéro Only
Teardrops. Les Pays-Bas finissent neuvièmes
avec Anouk, la Belgique est douzième avec Roberto
Bellarosa. | 18 mai — Le président français François Hollande
signe la loi sur le mariage homo. Les personnes de même sexe peuvent
se marier ensemble en France à partir de fin mai.
]
Le deuxième paragraphe serait un peu difficile si je ne savais pas
de quoi il parlait, parce que le mot wet
(qui
s'avère signifier loi
) n'est pas transparent pour le
germanophone ou pour l'anglophone (si quelqu'un peut m'en donner
l'étymologie, d'ailleurs, je suis preneur), pas plus que la parenté
entre huwelijk
(le mariage) et
l'allemand Ehe
; mais le reste est assez évident
quand on connaît l'allemand. (À ce propos, pour ceux qui lisent
l'allemand, je renvoie
à ce
document qui est très intéressant. Et en moins sérieux, pour ceux
qui comprennent l'allemand
parlé, ce
comique raconte de façon amusante l'effet que fait aux allemands
l'accent néerlandais.)
Il n'y a pas que le vocabulaire néerlandais qui est parallèle à
l'allemand : les structures grammaticales sont aussi très proches
(l'emploi de nombreuses prépositions, les verbes à particules
séparables ou inséparables, la formation des passés et participes, la
place des verbes dans les principales et subordonnées, la négation
par nicht
/kein
en allemand
et niet
/geen
en néerlandais,
etc.). Cela aide énormément, et il est assez clair que le statut du
néerlandais comme une langue à part plutôt que comme une variante du
bas-allemand est surtout une question de convention. Globalement, le
néerlandais a l'air un peu plus facile (il a fusionné deux des genres
de l'allemand en un genre
commun[#4] et il a à peu près
supprimé les cas), sauf peut-être pour ce qui est de sa prononciation
ou de son orthographe, qui ont l'air moins
systématiques[#5].
Mais qui dit proximité dit aussi risque de confusion, soit qu'il y
ait de faux amis (ou des différences subtiles de sens), soit qu'on ait
tendance à transposer spontanément un mot sans qu'il existe de l'autre
côté, soit, encore qu'on recopie bêtement le mot en oubliant que la
phonétique/grammaire n'est pas la même. Pour ce qui est des faux
amis, sans même parler de wie
qui veut
dire qui
en néerlandais alors que le mot allemand identique
signifie comment
, j'ai déjà remarqué par exemple qu'en
néerlandais jawel
veut dire si
(c'est-à-dire oui-en-réponse-à-une-question-négative) alors qu'en
allemand jawohl
est simplement
emphatique ; klaar
en néerlandais
signifie prêt
, fini
, alors qu'en
allemand klar
signifie clair
; even
en néerlandais
signifie brièvement
alors que eben
en
allemand signifie il y a un instant
; et la limite entre les
verbes néerlandais mogen
(avoir la
permission
/ aimer
) et durven
(oser
) est différente de celle entre les verbes
allemands mögen
(se pouvoir
/ aimer
) et dürfen
(avoir la
permission
/ oser
). J'aimerais trouver une liste de faux
amis courants, ça m'aiderait beaucoup.
Ceci dit, en fait, au niveau complètement débutant où j'en suis, ce
qui me perturbe plus, c'est que mon cerveau avait déjà créé une petite
case pour une langue germanique que je connais un tout petit peu,
qui n'est pas l'allemand, qui a deux genres grammaticaux (un neutre
plus ou moins associé à la lettre ‘t’ et un non-neutre), et dont la
prononciation est plus irrégulière que l'allemand, mais où notamment
la lettre ‘u’ se prononce souvent à peu près [ʉ]
, et c'est le
suédois. Entre autres, j'ai régulièrement envie d'utiliser le pronom
suédois de la seconde presonne du singulier du
(qui s'écrit pareil qu'en allemand, mais qui se prononce plutôt /dʉː/,
à peu près comme le même mot se lirait en néerlandais), alors qu'en
néerlandais
c'est je
[#6].
[#] Je ne suis jamais allé au Japon, mais je n'ai pas dit que je ne cherchais à apprendre un minimum que des langues des pays où je mets les pieds.
[#2] Quand j'apprenais
l'allemand au lycée, je faisais des efforts très réduits pour le
vocabulaire, si bien que j'ai toujours une capacité d'expression assez
pourrie, par contre je prenais un plaisir infini à enchaîner les
propositions et les constructions alambiquées (quoi, vous avez
remarqué que j'aime faire des phrases longues et lourdes ?) et à
demander à mes professeurs dans quel ordre il faut mettre les mots à
la fin de Leute, denen hätte geholfen werden
sollen
(=Leute, denen man hätte helfen
sollen
). Et ce n'est rien à côté de ce que mes profs de latin ont
dû souffrir avec mes questions. (Par contre, mes profs de russe,
moins, parce que le russe se prête moins aux enculages de mouches
grammaticales : la réponse est presque toujours c'est comme ça, ce
n'est pas logique, et c'est tout
.)
[#3] Sur 100 (je crois que c'est une constante de la méthode Assimil que d'avoir 100 leçons) : on peut donc mesurer son progrès comme un pourcentage vers un hypothétique niveau j'ai-tout-fini (où ils vous encouragent à recommencer à zéro en cherchant à retenir plus activement), qui doit correspondre déjà à un niveau de maîtrise non ridicule pour la plupart des langues. Mais je ne compte pas aller jusque là pour le néerlandais. Je me suis arrêté à 13% pour le suédois, 13% aussi pour le japonais, quelque chose du même genre pour le hongrois, et 42% pour l'arabe (ce qui, soit dit en passant, veut dire que je parle considérablement mieux suédois qu'arabe, évidemment…).
[#4] Le
genre commun
voulant donc dire masculin-ou-féminin
, par
opposition au neutre
. Mais comme un de mes amis me l'a fait
remarquer, le terme évidemment correct pour désigner
masculin-ou-féminin, le non-neutre, dans les langues qui ont cette
distinction, ce devrait être le utre,
puisque neutre
, étymologiquement, c'est ne+utre,
c'est-à-dire ni l'un ni l'autre
(du
latin uter, l'un
ou l'autre
).
[#5] Et moins standardisée, pour ce qui est de la prononciation : autant il existe un standard à peu près clair de la prononciation de l'allemand (sans exclure de nombreuses variations géographiques, bien sûr, mais une sorte d'équivalent de la Received Pronunciation anglaise), autant le néerlandais a l'air de ne pas admettre de prééminence d'un accent sur les autres. Le ‘r’, par exemple, peut se prononcer « à l'espagnole » (comme une battue alvéolaire), « à la française » (comme une uvulaire) ou « à l'anglaise » (comme une spirante alvéolaire), et ce n'est pas la seule lettre qui varie ainsi (le ‘g’/‘ch’, le ‘w’, le ‘v’ et le ‘z’ admettent aussi des variations géographiques) ; les règles d'assimilation ont aussi l'air de varier d'un endroit à l'autre (j'entends dire que certains néerlandophones ne font même pas de distinction phonémique entre sourdes et sonores). D'ailleurs, même la grammaire semble moins « standardisée » que celle de l'allemand.
[#6] Ccomme
l'anglais you
, dont le nominatif correct est
d'ailleurs ye
, le néerlandais a repris un pronom
pluriel comme pronom singulier pour la seconde personne du pluriel ;
sauf que le néerlandais a aussi un pronom de
politesse u
, et il a aussi un pronom
pluriel, jullie
, construit sur le modèle
de y'all
ou you guys
utilisé
dans cette fonction dans certains coins des États-Unis ; comme en plus
le pronom singulier d'origine, gij
, l'analogue
du thou
anglais, a l'air de continuer à exister
dans certaines régions néerlandophones, tout ça fait beaucoup de
pronoms de la seconde personne pour une seule langue !