Je prends comme exemple d'utilisation de Google images en sémiotique une des citations sans doute les plus célèbres de Nietzsche (fort appréciée des signatures sur Internet et, disent certains, appropriée dans la guerre contre le terrorisme) :
Wer mit Ungeheuern kämpft, mag zusehn, daß er nicht dabei zum
Ungeheuer wird. Und wenn du lange in einen Abgrund blickst, blickt
der Abgrund auch in dich hinein.
(Jenseits von Gut und Böse, Aph. 146)
La traduction qu'on donne d'habitude en anglais (je ne sais pas
pour le français, je la vois surtout passer en anglais)
traduit Ungeheuer
par monster
et Abgrund
par abyss
: He who fights with
monsters should look to it that he himself does not become a monster.
And when you gaze long into an abyss the abyss also gazes into
you.
Le sens, tel que je le comprends, est quelque chose comme : il faut
faire attention à ne pas devenir tel que ce que l'on combat ; à force
de s'obséder sur quelque chose, on finit par y ressembler. Mais
surtout, cette image de regarder profondément dans l'abîme, qui
regarde en retour, est incroyablement forte (on imagine presque
la porte de
l'enfer sous forme d'une tête monstrueuse, avec laquelle on croise
fixement le regard), et je pense que c'est la raison pour laquelle
cette citation a du succès. Mais si je
traduis Abgrund
par abyss
en
anglais et par abîme
en français, ou si je
traduis Ungeheuer
par monster
et monstre
, est-ce que je suis
fidèle ? On peut évidemment discuter du sens fin du mot selon les
dictionnaires, et de savoir quelle est la distinction entre un abîme,
un précipice et un gouffre, en fait ce genre d'aphorisme fonctionne
surtout parce que les mots évoquent quelque chose en nous plus que par
leur sens exact. Or à ce moment-là, je ne suis pas convaincu : si
j'en crois le verdict de Google
images, Ungeheuer
évoque bien à peu près la même chose
que monster
,
mais Abgrund
n'a pas la connotation aquatique ou sombre
de abyss
(même abstraction faite des affiches de films) ou même
de abîme
en français (pour la partie sombre, pas la partie aquatique qui serait
celle
de abysse
).
Apparemment, Abgrund
évoque le vertige
plus que les ténèbres de l'enfer. Était-ce le cas pour Nietzsche ?
Je ne sais pas. Je sais cependant qu'ailleurs
(dans Zarathustra), il compare l'homme
à ein Seil über einem Abgrunde, geknüpft zwischen
Tier und Übermensch
(une corde au-dessus d'un abîme, tendue
entre l'animal et le surhomme
), ce qui fait effectivement plus
appel à l'idée de vertige qu'à celle de ténèbre.
Autre question : Nietzsche pensait-il au psaume 42 (ou 41 selon la
numérotation) ? Je fais référence à cette
phrase : תְּהוֹם
אֶל
תְּהוֹם
, que les
Septante
traduisent ἄβυσσος
ἄβυσσον
ἐπικαλεῖται
,
et la Vulgate abyssus abyssum invocat
? Le sens
d'origine n'est pas extrêmement clair (la traduction œcuménique
de la Bible donne, pour le verset entier : Les flots de l'abîme
s'appellent l'un l'autre, au fracas de tes cataractes. En se brisant
et en roulant, toutes tes vagues ont passé sur moi.
), mais
l'interprétation qu'on en fait généralement quand on cite la phrase,
par déformation ou contresens, est quelque chose comme : un mal
appelle un autre mal
; et à la fois ce sens et l'utilisation du
mot ἄβυσσος
par les Septante et la Vulgate font qu'il est tentant de relier ce
psaume à l'aphorisme de Nietzsche dans sa traduction anglaise. Je
pense que c'est une coïncidence ou une connexion faite plus tard,
parce que Luther utilise le mot Tiefe
(pas Abgrund
), qui
évoque plus les profondeurs marines (comme les termes d'origine),
et il reformule la phrase (daß hie eine Tiefe und da
eine Tiefe brausen
) en perdant l'idée qu'une
profondeur/abîme/abysse en appelle une autre et certainement
d'une manière qui exclut le contresens que je viens d'évoquer.