David Madore's WebLog: Wikipédia et le problème des chieurs en démocratie

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(mercredi)

Wikipédia et le problème des chieurs en démocratie

Le problème n'est pas nouveau dans toute organisation du Pouvoir, que ce soit au niveau de l'État ou au niveau d'une toute petite organisation sans importance : les gens qui ont le plus envie d'avoir ou d'exercer le Pouvoir sont ceux qu'on ferait mieux d'écarter le plus loin possible du Pouvoir. (Ce genre de banalités doit déjà figurer dans la République de Platon, et devait déjà être des banalités à son époque.)

Sur Wikipédia ((je prends Wikipédia comme exemple, mais ce que je vais dire est assez général pour être transposé à un grand nombre de situations)), beaucoup de décisions sont prises sur la base d'un accord commun (qui ne prend pas tant la forme d'un vote que d'un consensus) entre les éditeurs, c'est-à-dire, entre n'importe qui voudra bien participer et contribuer à Wikipédia. Je trouve que c'est une mauvaise façon de faire.

Pourquoi ? Le problème avec ça, c'est qu'on confond l'intention souhaitable (viz., tout le monde participe aux décisions, qui reflèteraient donc une volonté générale des Wikipédiens) avec ce qui en résulte effectivement (viz., ce sont ceux qui participent au processus de décision qui ont le pouvoir). En clair, cela veut dire que ceux qui vont élaborer les règles sont ceux qui ont envie de s'investir dans les débats autour de l'élaboration de ces règles, autour de la gouvernance, et, globalement, qui ont le temps de suivre les appels aux nouvelles discussions, aux nouveaux votes. Et, pour dire les choses crûment : les gens qui ont plus de temps à perdre avec les discussions pour élaborer les règles de niveau méta autour de Wikipédia qu'avec le contenu des articles de Wikipédia eux-mêmes, et qui sont donc, généralement, des chieurs.

Évidemment, la qualification en bloc est injuste, mais le biais est certain : les éditeurs qui ont une approche pragmatique (je connais bien un domaine, j'améliore les articles concernant ce domaine, en me renseignant un petit peu au préalable sur les bonnes pratiques de l'édition mais sans passer des heures sur la forme au détriment du fond) ont moins le temps et l'envie de participer à l'élaboration des règles, et sont donc forcément sous-représentés par rapport à ceux qui ont un tempérament maniaque psychorigide et qui veulent imposer coûte que coûte leur façon de voir les choses aux autres. Les chieurs sont surreprésentés dans toute prise de décision, parce que le processus de prise de décision attire les chieurs.

Je pense que c'est comme ça, sur Wikipédia, qu'on se retrouve avec des règles (je ne parle pas des politiques générales, qui sont très raisonnables, mais des règles plus obscures — plus elles sont obscures, plus elles ont des chances d'être le résultat du dada d'un maniaque) interdisant les sections trivia, et des zélotes pour les appliquer à la scie ; avec des règles byzantines sur la notoriété des sujets traités, et plus d'énergie dépensée dans les discussions pour supprimer un article raisonnable mais sur un sujet insuffisamment notable que cet article n'en méritait ; avec des pratiques éditoriales qui changent selon la phase de la lune, par exemple pour décider s'il faut faire des liens vers les années dans les dates ; avec une frénésie d'Unicodisme qui fait que, par exemple, le pacte de Briand-Kellogg est renommé en pacte de Briand–Kellogg (notez la longueur du tiret) et autres maniaqueries typographiques qui ressemblent parfois à de l'enculage de mouches transformé en un art.

On pourrait dire : c'est une juste chose que les gens aient de l'influence dans les décisions à la mesure de ce qu'ils sont prêts à consacrer comme énergie à prendre ces décisions. Je ne sais pas pour la justice de la chose, mais je pense que c'est certainement indésirable : les gens ont une énergie ou un temps limités à consacrer à un projet donné, il est sans doute bon de ne pas les inciter à canaliser cette énergie ou ce temps là où ils sont moins utiles. Il faut certainement que des décisions éditoriales globales soient prises, mais on peut imaginer d'autres systèmes de gouvernance qui limitent les effets pervers. Le plus simple serait une démocratie plus indirecte : donner tous les pouvoirs de décision à un conseil élu à intervalles raisonnables, de sorte que tout le monde pourrait prendre le temps de s'intéresser à la gouvernance le temps d'élire ce conseil, et l'oublier le reste du temps. Sur un système comme Wikipédia, on pourrait imaginer d'autres systèmes plus amusants : par exemple, quand une décision éditoriale générale doit être prise, demander l'avis à quinze Wikipédiens choisis au hasard selon une distribution de probabilité proportionnelle à la taille de leurs contributions, et leur demander de faire l'effort de s'intéresser au problème concerné, et tirer le consensus de l'avis de ces personnes-là et pas de ceux qui auront été alléchés par la discussion. Bref, on peut trouver des systèmes alternatifs.

Malgré tout, en l'état actuel, il y a surtout une chose qui sauve généralement (mais seulement généralement) Wikipédia de l'excès de règles ineptes : c'est l'idée que c'est celui qui fait qui a raison (généralement). Le phénomène dont je parle est reconnu et, globalement, il est maintenu sous contrôle, au moins sur la Wikipédia en langue anglaise. La plupart des règles s'appliquent avant tout aux chieurs qui veulent les appliquer (par exemple, les règles de typographie : on peut sagement les ignorer, car c'est à celui qui veut jouer au maniaque de modifier les articles dans le sens de sa maniaquerie, et au final elles ne gênent globalement pas trop ; ce sont les règles interdisant certains contenus qui sont potentiellement plus problématiques, parce qu'il va vraiment y avoir des effacements d'articles ou de sections). Quant à la pratique du consensus au lieu de votes formels, je ne sais pas exactement quoi en penser. Il y a le risque que le fonctionnement par consensus privilégie les gens qui ont énormément d'énergie à consacrer à la décision par rapport à un simple vote, mais je pense quand même qu'il améliore plutôt les choses en poussant sur le caractère informel.

Mais l'équilibre est précaire. J'ai une dent contre la Wikipédia en français, même si je ne sais pas expliquer exactement pourquoi, mais outre le ton didactique-pontifiant inimitable[#] de ses articles (qui ressemblent volontiers à — et qui sont peut-être — le rejeton monstrueux d'un manuel d'instruction publique de la IIIe République et du devoir de classe d'un collégien) il y a le fait que j'ai l'impression que la bureaucratie y est beaucoup plus tatillonne que sur la Wikipédia en anglais. C'est par exemple cette décision-ci (pour moi l'exemple archétypique de la décision totalement inepte en pratique, et basée qui plus est sur un raisonnement juridique foireux[#2]) et la suppression conséquente de toutes les captures d'écran de jeux vidéos qui avaient été la goutte d'eau me décidant à cesser complètement de contribuer à Wikipédia en français. Je soupçonne qu'un phénomène en jeu est que les gens plus pragmatique ont tendance à aller simplement sur la Wikipédia en anglais, parce qu'elle est simplement meilleure et plus peuplée, tandis que le fait d'être un maniaque est probablement corrélé avec le fait de vouloir tenir obstinément le terrain. Mais il y a peut-être aussi un phénomène culturel : j'ai souvent eu l'impression diffuse que le ton des discussions sur des webforums et autres lieux de discussions Internet en français était plus agressif, plus condescendant, que sur des webforums en anglais. Je ne sais pas exactement comment traduire ça… disons que les gens « s'y croient ».

[#] Un exemple d'article au hasard : paralysie du sommeil. Le mélange des styles est assez comique (et j'ai rarement une telle impression sur la Wikipédia en langue anglaise) : on passe d'un ton neutre et relativement médical (La paralysie normale du sommeil est due à des mécanismes dans le tronc cérébral, en particulier les neurones réticulaires, vestibulaires, et oculomoteurs) à celui d'une explication un peu enfantine (Cela empêche que l'on vive physiquement les rêves, avec des mouvements induits qui pourraient s'avérer dangereux pour soi ou les autres), en passant par des listes non reliées au reste (hallucinations très courantes / courantes / assez courantes), des conseils du niveau d'une brochure de santé pratique (la section Apprendre à contrôler ses paralysies du sommeil), un cours de lycée (Les descriptions les plus claires d'états de paralysie du sommeil se trouvent dans les nouvelles Le Horla (1887) de Maupassant et Le bras flétri (1896) de Thomas Hardy.), un magazine de vulgarisation scientifique du niveau Science & Vie (Le point de vue scientifique actuel est que la paralysie du sommeil jouerait un rôle non négligeable dans la génération des témoignages d'enlèvements par les extraterrestres ainsi que d'autres événements en apparence paranormaux (visions de fantômes ou de démons par exemple)), et enfin le ton didactique-pontifiant qui m'horripile peut-être le plus (dans la section Ne pas confondre).

[#2] Cela m'énerve au plus haut point quand les gens disent que le fair use est un truc spécifique au droit anglo-saxon. Au pied de la lettre, c'est vrai, mais c'est un peu comme dire que le copyright n'existe pas en France, parce qu'il porte le nom de droit d'auteur. L'essentiel des exceptions importantes du fair use sont recouvertes en droit français par l'exception de courte citation et son interprétation par la jurisprudence. Et je passe sur la marotte pourquoi diable le droit français devrait-il s'appliquer à la Wikipédia en langue française, qui est hébergée, comme toutes les autres, en Floride ?

Ajout longtemps après () : On m'a signalé ce texte, qui n'est lui-même pas récent du tout au moment où j'écris, par le philosophe Patrice Maniglier, à propos de la démocratie dans le mouvement Nuit Debout, cette manifestation/discussion récurrente sur la place de la République à Paris à partir de mars 2016 (et dont la fin est impossible à dater, certains diront qu'il s'est essouflé en mai 2016, d'autres qu'il dure encore). Les problèmes qu'il y décrit sont très proches de ceux que j'évoquais ci-dessus.

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