Un de mes amis (que je ne dénoncerai pas — appelons-le
mystérieusement R…
— mais que tous ceux qui le
connaissent auront reconnu), qui est au moins autant que moi passionné
par Unicode et par les langages bizarres ou confidentiels, s'est
pointé avant-hier soir (lors de la petite soirée où nous célébrions le
nouvel an) avec une grammaire du slavon liturgique. Le
slavon est la langue d'où le russe moderne dérive ; il a été fixé par
écrit (ainsi que les alphabets cyrillique et glagolitique à cet effet
— on ne sait pas quel est le rapport précis entre eux) dans la
traduction de la bible des fameux moines (frères) Cyrille et Méthode
qui ont évangélisé la Russie à la fin du IXe siècle. Du « vieux »
slavon est dérivé à la fois le slavon liturgique de l'église orthodoxe
et le russe moderne ainsi que, essentiellement, les autres langues
slaves.
Le russe moderne est déjà une langue fort difficile (pour les non-Russes) à cause de la complexité de son système morphologique (par exemple, des huit cas de l'indo-européen primitif, six sont en usage vivant : nominatif, accusatif, génitif, datif, instrumental et locatif — seuls l'ablatif et le vocatif ont été perdus). Le slavon, il est à craindre, est encore plus compliqué (mais pas démesurément non plus : à titre d'exemple, il n'y a qu'un cas de plus qu'en russe moderne, le vocatif, qui n'est pas terriblement dur à former ; la conjugaison des verbes, cependant, est plus délicate car il existe de vrais temps du passé alors que le russe moderne n'a gardé qu'une sorte de participe utilisé comme passé ; et l'existence en slavon d'un duel à côté du singulier et du pluriel complique aussi la morphologie). Cependant, il n'est pas complètement incompréhensible par quelqu'un qui connaît le russe (à titre d'exemple, de même qu'avec mes vagues rudiments d'italien et ce que je sais de latin j'arrive à déchiffrer quelques mots de Dante, de même, en ayant fait un peu de russe et en ayant des notions de grec ancien — notamment de quoi lire l'original du nouveau testament — je repère bien des formes claires dans le texte slavon de la bible). Et on peut espérer qu'en retrouvant l'origine étymologique de certaines bizarreries du russe le langage apparaîtra comme plus clair et pas moins. Quoi qu'il en soit, si j'ai le temps, je regarderai d'un peu plus près à quoi tout cela ressemble. Il existe un cours de vieux slavon en ligne.
Une chose qui frappe en premier abord, en tout cas, est la
multiplicité des signes. L'alphabet cyrillique moderne a trente-trois
lettres (si on distingue le ‘Ё’ du
‘Е’, comme je tiens à le faire, même si quasiment
tous les textes russes imprimés ou manuscrits de nos jours omettent
les deux points sur la lettre quand elle est prononcée
‘o’[#]) ; avant la réforme
d'orthographe de 1917, il en avait quelques-unes de plus,
notamment ‘І’ (remplacé partout par
‘И’ — causant notamment la fusion[#2] des mots міръ
, le monde
, et миръ
, la paix
, ceci
dit ces mots sont de toute façon de même origine) et
‘Ѣ’ (remplacé partout par ‘Е’
— causant notamment la fusion des mots ѣсть
, manger
, et есть
, il y a
), et il
y avait nettement plus de ‘Ъ’ (signes durs)
que maintenant. Cet alphabet russe provenait lui-même d'une réforme
(ou, en fait, plusieurs réformes successives) effectuée(s) par Pierre
le Grand pour transformer l'alphabet du slavon liturgique en un
véritable alphabet à usage civil. Car le slavon a un nombre assez
considérable de lettres : R et moi n'avons pas réussi à en savoir le
nombre précis car les grammaires se contredisent assez quant à la
question de savoir ce qui est ou n'est pas la même lettre, et
d'ailleurs la langue elle-même est parfois un peu floue (même si
l'orthographe en slavon liturgique est rigoureusement fixée, il n'est
pas toujours clair ce qui est une lettre différente et ce qui est une
simple variante de position, et il n'est pas non plus clair ce qui est
une ligature entre deux lettres et ce qui est une lettre à part
entière), et il y a eu des changements au passage entre le vieux
slavon (écrit en glagolitique ou dans la forme la plus ancienne de
l'alphabet cyrillique) et le slavon liturgique figé (disons, vers le
XVIIe siècle). Toute cette histoire est racontée de façon très claire
(au moins autant que possible vue la complexité de l'affaire) et très
intéressante dans ce
texte sur l'encodage de l'ancien alphabet cyrillique en TeX et en
Unicode. Les relations entre les lettres (surtout les voyelles)
sont très compliquées. Par exemple, le ‘Я’
du russe moderne dérive, à l'époque de Pierre, à la fois du
petit yus (‘Ѧ’, qui lui a à peu près donné sa
forme) et du a yodifié (environ ‘ІА’)
ligaturé (malheureusement
non codé séparément dans Unicode) — et même du petit yus
yodifié (‘Ѩ’) ligaturé — ces signes étant
distincts mais très fortement liés dans l'écriture du slavon. De
même, le nombre de lettres du slavon prononcées approximativement
‘(i)é’, entre le ‘Є’ (à ne pas confondre
avec le ‘Э’ récent, qui est une invention de
l'époque de Pierre), le ‘Е’ (en slavon liturgique
— peut-être une simple variante d'écriture de la lettre
précédente, mais peut-être pas), le ‘Ѥ’ (version
yodifiée-ligaturée de ‘Є’), le ‘Ѣ’
(qui a survécu jusqu'en 1917) et même le ‘Ь’ (qui
est maintenant un signe mou, mais qui à l'époque du vieux
slavon était une véritable voyelle), cela fait beaucoup. J'aimerais
bien arriver à me faire une idée un peu plus précise de toutes ces
évolutions (notamment concernant les yus petit et grand, les
yer dur et doux, et le yat, qui sont vraiment les
signes distinctifs du cyrillique).
Je me demande si, dans le catalogue des objets inutiles et bizarres
que je possède, je ne vais pas rajouter une édition de la bible en
slavon. En attendant, pour ceux qui veulent voir à quoi ça ressemble,
voici un
échantillon (la première ligne, par exemple, accents omis, donne :
И вѣ всѧ
зємлѧ
ѹстнѣ
єдинѣ, и
гласъ
єдинъ
всѣмъ.
).
[#] Cela donne des
choses assez cocasses. Par exemple, le dirigeant de
l'URSS de 1953 à 1964,
(Никита
Сергеевич)
Хрущёв, est appelé
Khrouchtchev
en français (Khrushchev
en anglais) et la
manière dont on lit ce nom n'a à peu près aucun rapport avec la
prononciation russe d'origine, à commencer par le fait que la voyelle
finale, transcrite en ‘e’, est un ‘o’ (et il
porte l'accent tonique alors que les Anglais le mettent sur la
première syllabe).
[#2] Autre chose
cocasse : il paraît que le titre d'un célèbre roman de Tolstoï s'écrit
Война и
Міръ, c'est-à-dire La Guerre et le
Monde
et pas Guerre et Paix
comme ce serait si ça
s'écrivait avec un ‘И’, même si, évidemment, le jeu
de mot est volontaire. Rectification (2005-05-20) :
c'est probablement faux.