J'en suis à la leçon quatorze de ma ma
tentative pour apprendre un peu d'arabe, et les paris sont encore
ouverts pour savoir jusqu'où je tiendrai. Pour l'instant, la langue
(ou peut-être devrais-je dire, la présentation qui m'en est faite) est
juste assez tordue pour attirer mon intérêt de geek sans être assez
difficile pour me faire abandonner. Disons que, par rapport au même
nombre de leçons en japonais, les questions de grammaire et
d'écriture[#] sont beaucoup plus
envahissantes : j'ai donc dû voir, pour l'instant, un vocabulaire de
trente mots environ, et les phrases (qui parlent toutes d'écrivains
qui écrivent un livre avec un stylo ou de filles qui sont sorties de
la maison et allées au nouveau marché) ne sont vraiment pas
passionnantes ; en plus, tous les verbes sont à l'accompli (= au
passé) et tous les mots sont au singulier. C'est amusant, mon père
avait lui aussi, dans le temps, essayé d'apprendre
l'arabe[#2] avec la méthode
Assimil : mais c'était l'ancienne édition (en deux volumes, dont tout
le texte arabe était écrit à la main), et l'approche
pédagogique était visiblement très différente, on vous plongeait tout
de suite dans un texte un peu compliqué (une annonce faite dans un
avion) déployant à peu près tout l'alphabet, alors que la nouvelle
édition commence par une leçon d'une seule phrase, longue de deux mots
et utilisant cinq lettres
différentes : كَتَبَ
الْكَاتِبُ
(l'écrivain a écrit
).
Phonétique
La prononciation de l'arabe semble un tantinet plus dure, pour un Français, que celle du japonais. L'argument naïf serait de dire que c'est parce qu'il y a plus de phonèmes, mais c'est un peu trompeur : je me suis livré à l'exercice stupide de compter le nombre de phonèmes dans quelques langues (compte tout à fait incertain vu que la notion de phonème est mal définie) : j'ai trouvé très approximativement :
Langue | Consonnes | Voyelles | Total phonèmes |
---|---|---|---|
Japonais | 16 | 5 + 5 longues | 26 |
Français | 21 | 11 + 4 nasales | 36 |
Arabe | 29 | 3 + 5 lg./dipht. | 37 |
Anglais US | 24 | 12 + 3 dipht. | 39 |
Allemand | 22 | 15 + 3 dipht. | 40 |
Anglais GB | 24 | 11 + 8 dipht. | 43 |
Hindi | 30 | 14 + 10 nasales | 54 |
Bref, si le japonais est bas, l'arabe n'est pas spécialement haut
non plus. L'anglais US est plus bas que
l'anglais GB notamment
parce que la prononciation du ‘r’ fait que beaucoup de
choses qui s'analysent en diphtongues
en en-GB deviennent voyelle+[ɹ] en
en-US : je ne suis pas sûr que ce soit
vraiment une différence profonde ; sinon je suis surpris de voir
l'allemand aussi haut, mais c'est vrai que quand on pense à la
différence de prononciation
entre bieten
, bitten
,
beten
, Betten
,
[wenn sie] bäten
, boten
,
Botten
, etc., il y a quand même des choses. Le
hindi est très haut notamment à cause de la double distinction
sonore/sourde et aspirée/non-aspirée sur les consonnes. Bref, ce
dénombrement est dénué de sens (je ne sais même pas comment on
compterait pour une langue à tons). Mais ce serait quand même
intéressant pour un esprit pervers d'inventer une langue qui ait les
consonnes de l'arabe multipliées par les grades du hindi, plus les
voyelles de l'anglais, et les tons du chinois cantonais : comme ça,
tout se dirait en une seule syllabe et personne ne se comprendrait au
téléphone.
Pour revenir à l'arabe, ce qui est difficile pour un
francophone/anglophone/germanophone/…, c'est l'utilisation du
pharynx, qui sert à
prononcer les quatre ou
cinq consonnes
dites emphatiques
(et qui sont, en fait, pharyngalisées),
la fricative
pharyngale sourde [ħ] (notée par la lettre
ḥaʾˌ : ح), et le
fameux ʿayn
(ع) qui est parfois décrit comme la variante sonore de cette
dernière, [ʕ], mais qui, si j'en crois le Manuel de
l'Association phonétique internationale (lequel a le bon goût
d'avoir un chapitre consacré à l'arabe), n'est en fait jamais prononcé
de la sorte mais plutôt comme un coup de glotte pharyngalisé
[ʔˤ] (et apparemment certaines prononciations de l'arabe
en font une
épilaryngale [ʢ]) [#3].
Alors, pour ma part, j'ai fait suffisamment de phonétique pour savoir
comment réaliser, disons, une fricative épilaryngale sonore, mais
malheureusement, prononcer une langue ce n'est pas juste prononcer une
par une des articulations pures, encore faut-il les
enchaîner[#4], et je ne sais pas
si ce que je fais pour l'arabe est très crédible.
Je suis aussi intrigué par l'habitude de noter l'arabe sans les
voyelles (ça ressemble à une décision qu'aurait pris quelqu'un qui
voulait s'assurer que personne n'aurait le droit de lire quoi que ce
soit sans avoir d'abord passé un temps fou à étudier la langue). Si
je comprends bien, ça a pour conséquence que, exactement au contraire
du français qui fait à l'écrit la distinction dans la
phrase tu est sorti[e]
selon que la personne à qui on parle est
un homme (auquel cas on écrit tu es sorti
) ou une femme (tu
es sortie
), l'arabe fait cette distinction à l'oral
uniquement, écrivant خرجت
pour prononcer [xaraʒta] ou [xaraʒti] selon qu'on
s'adresse à un homme ou une femme. Il ne doit pas y avoir beaucoup de
cas, en français, où on fait des distinctions à l'oral et pas à
l'écrit.
Grammaire
En revanche, pour la syntaxe et la structure grammaticale, on
retrouve beaucoup de choses étonnamment communes avec les langues
indo-européennes (ce qui donne une certaine crédibilité à la thèse
d'une origine commune des familles indo-européenne et sémitique). Par
exemple, la notion de verbe, de nom et d'adjectif, avec un
apparentement des adjectifs aux noms : tout ceci n'a rien de
naturel[#5], d'ailleurs en
japonais les adjectifs sont (au moins pour ceux en -い)
nettement plus apparentés aux verbes qu'aux
noms[#6], et d'autres langues ne
marquent pas nettement (ou pas du tout ?) ces catégories
grammaticales. Ou encore le fait de faire varier le verbe avec
son sujet (ce qui n'est pas plus logique qu'avec
son objet), et de différentier les cas nominatif et direct
(= accusatif) plutôt que, par exemple,
absolutif
et ergatif. Encore plus frappante comme ressemblance entre les
langues indo-européennes et les langues sémitiques est l'existence des
trois nombres : singulier, duel et pluriel ; le duel a
apparemment mieux survécu en arabe que dans la famille indo-européenne
où il a essentiellement disparu des langues modernes (à part pour les
pédants comme moi qui seraient capables de dire au cours d'un exposé
de maths and now, combine this lemma with the
previous two lemmate: the three lemmata, together, allow us to finish
the proof
), mais déjà la distinction singulier/pluriel n'a rien de
vraiment naturel et, de nouveau, elle n'existe pas en japonais. On
pourrait dire quelque chose de semblable du genre des mots.
Du coup, pour ce qui est du dépaysement sapirwhorfien, l'arabe n'est pas aussi bon que je l'espérais.
Informatique
Par contre, pour ce qui est de faire le kéké avec Unicode, l'arabe
est parfait. C'est un excellent test des polices vectorielles
parce que les lettres changent de forme selon les lettres voisines (et
font même quelques ligatures, quoique nettement moins que dans les
langues brahmiques) et qu'en plus si on écrit les voyelles ça fait
plein de caractères combinants qui doivent être correctement placés.
Il y a plusieurs polices vectorielles libres qui s'en sortent plus ou
moins bien, mais la seule qui a l'air de tout faire parfaitement
est la
police Scheherazade — elle ne fera pas de calligraphie
sophistiquée mais elle ressemble comme deux gouttes d'eau —
peut-être pas par hasard — à la police qui a servi à écrire
l'Assimil dans lequel j'apprends (en plus ça m'a permis d'entendre
parler des
excellentes polices
qu'offre le SIL
— sur une Debianoïde faire apt-cache search ttf-sil
et faire son choix).
L'écriture de la droite vers la gauche est perturbante sur un ordinateur : tout le monde est d'accord que la touche backspace doit effacer le caractère précédant le curseur (donc à droite si on écrit de droite à gauche) et delete le caractère suivant, mais que doivent faire les touches flèche gauche et flèche droite ? Parmi les logiciels que j'ai essayés, yudit (un éditeur pour texte Unicode pur, dont j'apprécie les méthodes d'entrée) a choisi, comme tout ce qui est basé sur GTK+, de faire que la flèche gauche aille effectivement vers la gauche et la flèche droite vers la droite — c'est plus simple à comprendre, mais ça veut dire que si on mélange des langues de directionalité contraire on va faire des sauts bizarres dans l'ordre logique du texte si on garde la flèche droite appuyée — alors qu'OpenOffice.org a choisi que la flèche vers la droite aille toujours en avant dans le texte, quitte à ce que le curseur fasse des bonds bizarres si on mélange des langues de directionalité contraire. Je suis curieux de savoir quels logiciels connus ont fait quels choix en la matière (et, d'ailleurs, lequel est le moins pénible à programmer). Il est aussi perturbant de voir le sens des parenthèses s'inverser (l'idée étant que les caractères ‘(’ et ‘)’ sont toujours des parenthèses ouvrante et fermante, mais dont l'apparence visuelle sera inversée dans un contexte droite-vers-gauche).
Notes
[#] La comparaison est faussée, cependant, du fait que l'Assimil japonais relègue l'apprentissage des kanji (= idéogrammes chinois) à un volume séparé dont l'étude est largement indépendante — l'idée étant de permettre à ceux qui le souhaitent d'apprendre le japonais uniquement parlé. Ça n'a sans doute pas beaucoup de sens de dire que, pour le débutant, le-japonais-avec-des-kana-au-dessus-de-chaque-kanji est apparemment plus facile que l'arabe-avec-toutes-les-voyelles-écrites, mézenfin, c'est l'impression que j'ai.
[#2] Ma mère n'a cesse de se moquer de lui à ce sujet parce qu'un jour, il y a fort longtemps en Algérie, mon père a essayé de commander en arabe deux thés à la menthe sans sucre, le serveur a eu l'air estomaqué, a fait répéter, et a finalement apporté… deux cafés sucrés.
[#3] Si ces termes vous
semblent chinois (ou arabes…), voyez notamment
la page sur l'alphabet
phonétique que j'avais commencée — et jamais finie —
il y a assez longtemps. Les pharyngales s'articulent en
rapprochant l'arrière de la langue de la cavité du pharynx, soit comme
point d'articulation primaire (pour une pharyngale proprement dite)
soit comme point d'articulation secondaire (pour une pharyngalisée) ;
ce n'est pas très difficile à réaliser si on s'efforce d'utiliser la
base de la langue pour obstruer partiellement le passage de
l'air sans s'approcher du palais (on doit pouvoir voir la
luette dans un miroir) : la position de la langue est à peu près celle
de la voyelle [ɑ] (du français pâte
, correctement
prononcé, ou de l'anglais britannique laugh
).
Les épilaryngales, elles, s'articulent en rapprochant
le pli
aryépiglottique de l'épiglotte : ça c'est plus difficile à
expliquer (déjà,
voyez cette
image
et ce
manuel pour l'emplacement des différentes parties du pharynx) ; il
faut essayer d'obstruer partiellement le passage de l'air sans
utiliser la langue et sans non plus donner un coup de glotte.
(Moi je trouve que ça ressemble un peu à un râle d'agonisant, alors
que les pharyngales font plutôt vomissement — désolé pour la
poésie.) Il paraît que
la langue
aghul, parlée au sud du Daghestan, a l'idée complètement saugrenue
de faire une distinction phonémique entre pharyngales et
épilaryngales : donc, rappelez-moi de ne jamais essayer
d'apprendre l'aghul. Enfin, les laryngales, c'est beaucoup plus
facile ; d'ailleurs, si vous savez prononcer l'allemand, il y a un
coup de glotte (c'est-à-dire une occlusive laryngale, [ʔ]) au
début de chaque mot commençant par une voyelle
(prononcez Deutschland ʔüber ʔalles
et vous vous en rendrez bien compte), et en anglais comme dans
beaucoup de langues il y a une fricative laryngale [h].
[#4] Pour dire le
chat
(أَلْقِطُّ
),
[alqitˤtˤu] il faut enchaîner une occlusive uvulaire
sourde [q] et une occlusive dentale pharyngalisée et géminée
[tˤtˤ] : ce n'est pas parce que je sais ce qu'il faut
faire que j'y arrive (pour un francophone, c'est très
casse-gueule).
[#5] Du point de vue
sémantique, il est évident qu'il y aura des mots d'une langue qui
désigneront une action (qui prendront éventuellement des
compléments indiquant l'agent et le subissant de l'action) et d'autres
une chose concrète (qui prennent typiquement moins de
compléments), mais il n'y a pas de raison que cette distinction se
traduise par une différentiation de catégories grammaticales (pas plus
qu'on n'a besoin de catégories grammaticales distinctes pour
distinguer les mots désignant des choses concrètes et ceux
désignant des concepts abstraits). D'ailleurs, la
distinction verbe/nom ne recouvre même pas cette distinction
sémantique : si je dis brillante victoire des Romains sur les
Carthaginois
, le contenu sémantique du mot victoire
est le
même que ont vaincu
dans les Romains ont brillamment vaincu
les Carthaginois
(pareil, forte pluie sur la campagne
par
rapport à il pleut fort sur la campagne
), et le mode nominal ou
verbal a plutôt pour fonction de déterminer l'aspect de l'énoncé
(positif/déclaratif ou absolu/infinitif) que pour faire varier le sens
du noyau de l'énoncé en question. Tout ça pour dire que la
distinction verbe/nom n'a rien d'obligatoire (parmi mes nombreux
projets inachevés, il y
a celui de créer une
langue qui éviterait complètement cette distinction tout en ayant
une grammaire extrêmement régulière).
[#6] En japonais, pour
mettre au passé une phrase comme l'arbre est grand
(quelque
chose
comme 木は高いです
),
on met au passé l'adjectif grand
(高い
→高かった
).
Pour un cours très geek-friendly (i.e., qui en souligne la logique) de
la grammaire japonaise, je
recommande le résumé de Tae
Kim.