David Madore's WebLog: Un chouïa de linguistique

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(dimanche)

Un chouïa de linguistique

J'en suis à la leçon quatorze de ma ma tentative pour apprendre un peu d'arabe, et les paris sont encore ouverts pour savoir jusqu'où je tiendrai. Pour l'instant, la langue (ou peut-être devrais-je dire, la présentation qui m'en est faite) est juste assez tordue pour attirer mon intérêt de geek sans être assez difficile pour me faire abandonner. Disons que, par rapport au même nombre de leçons en japonais, les questions de grammaire et d'écriture[#] sont beaucoup plus envahissantes : j'ai donc dû voir, pour l'instant, un vocabulaire de trente mots environ, et les phrases (qui parlent toutes d'écrivains qui écrivent un livre avec un stylo ou de filles qui sont sorties de la maison et allées au nouveau marché) ne sont vraiment pas passionnantes ; en plus, tous les verbes sont à l'accompli (= au passé) et tous les mots sont au singulier. C'est amusant, mon père avait lui aussi, dans le temps, essayé d'apprendre l'arabe[#2] avec la méthode Assimil : mais c'était l'ancienne édition (en deux volumes, dont tout le texte arabe était écrit à la main), et l'approche pédagogique était visiblement très différente, on vous plongeait tout de suite dans un texte un peu compliqué (une annonce faite dans un avion) déployant à peu près tout l'alphabet, alors que la nouvelle édition commence par une leçon d'une seule phrase, longue de deux mots et utilisant cinq lettres différentes : كَتَبَ الْكَاتِبُ (l'écrivain a écrit).

Phonétique

La prononciation de l'arabe semble un tantinet plus dure, pour un Français, que celle du japonais. L'argument naïf serait de dire que c'est parce qu'il y a plus de phonèmes, mais c'est un peu trompeur : je me suis livré à l'exercice stupide de compter le nombre de phonèmes dans quelques langues (compte tout à fait incertain vu que la notion de phonème est mal définie) : j'ai trouvé très approximativement :

LangueConsonnesVoyellesTotal phonèmes
Japonais165 + 5 longues26
Français2111 + 4 nasales36
Arabe293 + 5 lg./dipht.37
Anglais US2412 + 3 dipht.39
Allemand2215 + 3 dipht.40
Anglais GB2411 + 8 dipht.43
Hindi3014 + 10 nasales54

Bref, si le japonais est bas, l'arabe n'est pas spécialement haut non plus. L'anglais US est plus bas que l'anglais GB notamment parce que la prononciation du ‘r’ fait que beaucoup de choses qui s'analysent en diphtongues en en-GB deviennent voyelle+[ɹ] en en-US : je ne suis pas sûr que ce soit vraiment une différence profonde ; sinon je suis surpris de voir l'allemand aussi haut, mais c'est vrai que quand on pense à la différence de prononciation entre bieten, bitten, beten, Betten, [wenn sie] bäten, boten, Botten, etc., il y a quand même des choses. Le hindi est très haut notamment à cause de la double distinction sonore/sourde et aspirée/non-aspirée sur les consonnes. Bref, ce dénombrement est dénué de sens (je ne sais même pas comment on compterait pour une langue à tons). Mais ce serait quand même intéressant pour un esprit pervers d'inventer une langue qui ait les consonnes de l'arabe multipliées par les grades du hindi, plus les voyelles de l'anglais, et les tons du chinois cantonais : comme ça, tout se dirait en une seule syllabe et personne ne se comprendrait au téléphone.

Pour revenir à l'arabe, ce qui est difficile pour un francophone/anglophone/germanophone/…, c'est l'utilisation du pharynx, qui sert à prononcer les quatre ou cinq consonnes dites emphatiques (et qui sont, en fait, pharyngalisées), la fricative pharyngale sourde [ħ] (notée par la lettre ḥaʾˌ : ح), et le fameux ʿayn (ع) qui est parfois décrit comme la variante sonore de cette dernière, [ʕ], mais qui, si j'en crois le Manuel de l'Association phonétique internationale (lequel a le bon goût d'avoir un chapitre consacré à l'arabe), n'est en fait jamais prononcé de la sorte mais plutôt comme un coup de glotte pharyngalisé [ʔˤ] (et apparemment certaines prononciations de l'arabe en font une épilaryngale [ʢ]) [#3]. Alors, pour ma part, j'ai fait suffisamment de phonétique pour savoir comment réaliser, disons, une fricative épilaryngale sonore, mais malheureusement, prononcer une langue ce n'est pas juste prononcer une par une des articulations pures, encore faut-il les enchaîner[#4], et je ne sais pas si ce que je fais pour l'arabe est très crédible.

Je suis aussi intrigué par l'habitude de noter l'arabe sans les voyelles (ça ressemble à une décision qu'aurait pris quelqu'un qui voulait s'assurer que personne n'aurait le droit de lire quoi que ce soit sans avoir d'abord passé un temps fou à étudier la langue). Si je comprends bien, ça a pour conséquence que, exactement au contraire du français qui fait à l'écrit la distinction dans la phrase tu est sorti[e] selon que la personne à qui on parle est un homme (auquel cas on écrit tu es sorti) ou une femme (tu es sortie), l'arabe fait cette distinction à l'oral uniquement, écrivant خرجت pour prononcer [xaraʒta] ou [xaraʒti] selon qu'on s'adresse à un homme ou une femme. Il ne doit pas y avoir beaucoup de cas, en français, où on fait des distinctions à l'oral et pas à l'écrit.

Grammaire

En revanche, pour la syntaxe et la structure grammaticale, on retrouve beaucoup de choses étonnamment communes avec les langues indo-européennes (ce qui donne une certaine crédibilité à la thèse d'une origine commune des familles indo-européenne et sémitique). Par exemple, la notion de verbe, de nom et d'adjectif, avec un apparentement des adjectifs aux noms : tout ceci n'a rien de naturel[#5], d'ailleurs en japonais les adjectifs sont (au moins pour ceux en -い) nettement plus apparentés aux verbes qu'aux noms[#6], et d'autres langues ne marquent pas nettement (ou pas du tout ?) ces catégories grammaticales. Ou encore le fait de faire varier le verbe avec son sujet (ce qui n'est pas plus logique qu'avec son objet), et de différentier les cas nominatif et direct (= accusatif) plutôt que, par exemple, absolutif et ergatif. Encore plus frappante comme ressemblance entre les langues indo-européennes et les langues sémitiques est l'existence des trois nombres : singulier, duel et pluriel ; le duel a apparemment mieux survécu en arabe que dans la famille indo-européenne où il a essentiellement disparu des langues modernes (à part pour les pédants comme moi qui seraient capables de dire au cours d'un exposé de maths and now, combine this lemma with the previous two lemmate: the three lemmata, together, allow us to finish the proof), mais déjà la distinction singulier/pluriel n'a rien de vraiment naturel et, de nouveau, elle n'existe pas en japonais. On pourrait dire quelque chose de semblable du genre des mots.

Du coup, pour ce qui est du dépaysement sapirwhorfien, l'arabe n'est pas aussi bon que je l'espérais.

Informatique

Par contre, pour ce qui est de faire le kéké avec Unicode, l'arabe est parfait. C'est un excellent test des polices vectorielles parce que les lettres changent de forme selon les lettres voisines (et font même quelques ligatures, quoique nettement moins que dans les langues brahmiques) et qu'en plus si on écrit les voyelles ça fait plein de caractères combinants qui doivent être correctement placés. Il y a plusieurs polices vectorielles libres qui s'en sortent plus ou moins bien, mais la seule qui a l'air de tout faire parfaitement est la police Scheherazade — elle ne fera pas de calligraphie sophistiquée mais elle ressemble comme deux gouttes d'eau — peut-être pas par hasard — à la police qui a servi à écrire l'Assimil dans lequel j'apprends (en plus ça m'a permis d'entendre parler des excellentes polices qu'offre le SIL — sur une Debianoïde faire apt-cache search ttf-sil et faire son choix).

L'écriture de la droite vers la gauche est perturbante sur un ordinateur : tout le monde est d'accord que la touche backspace doit effacer le caractère précédant le curseur (donc à droite si on écrit de droite à gauche) et delete le caractère suivant, mais que doivent faire les touches flèche gauche et flèche droite ? Parmi les logiciels que j'ai essayés, yudit (un éditeur pour texte Unicode pur, dont j'apprécie les méthodes d'entrée) a choisi, comme tout ce qui est basé sur GTK+, de faire que la flèche gauche aille effectivement vers la gauche et la flèche droite vers la droite — c'est plus simple à comprendre, mais ça veut dire que si on mélange des langues de directionalité contraire on va faire des sauts bizarres dans l'ordre logique du texte si on garde la flèche droite appuyée — alors qu'OpenOffice.org a choisi que la flèche vers la droite aille toujours en avant dans le texte, quitte à ce que le curseur fasse des bonds bizarres si on mélange des langues de directionalité contraire. Je suis curieux de savoir quels logiciels connus ont fait quels choix en la matière (et, d'ailleurs, lequel est le moins pénible à programmer). Il est aussi perturbant de voir le sens des parenthèses s'inverser (l'idée étant que les caractères ‘(’ et ‘)’ sont toujours des parenthèses ouvrante et fermante, mais dont l'apparence visuelle sera inversée dans un contexte droite-vers-gauche).


Notes

[#] La comparaison est faussée, cependant, du fait que l'Assimil japonais relègue l'apprentissage des kanji (= idéogrammes chinois) à un volume séparé dont l'étude est largement indépendante — l'idée étant de permettre à ceux qui le souhaitent d'apprendre le japonais uniquement parlé. Ça n'a sans doute pas beaucoup de sens de dire que, pour le débutant, le-japonais-avec-des-kana-au-dessus-de-chaque-kanji est apparemment plus facile que l'arabe-avec-toutes-les-voyelles-écrites, mézenfin, c'est l'impression que j'ai. ☺️

[#2] Ma mère n'a cesse de se moquer de lui à ce sujet parce qu'un jour, il y a fort longtemps en Algérie, mon père a essayé de commander en arabe deux thés à la menthe sans sucre, le serveur a eu l'air estomaqué, a fait répéter, et a finalement apporté… deux cafés sucrés.

[#3] Si ces termes vous semblent chinois (ou arabes…), voyez notamment la page sur l'alphabet phonétique que j'avais commencée — et jamais finie — il y a assez longtemps. Les pharyngales s'articulent en rapprochant l'arrière de la langue de la cavité du pharynx, soit comme point d'articulation primaire (pour une pharyngale proprement dite) soit comme point d'articulation secondaire (pour une pharyngalisée) ; ce n'est pas très difficile à réaliser si on s'efforce d'utiliser la base de la langue pour obstruer partiellement le passage de l'air sans s'approcher du palais (on doit pouvoir voir la luette dans un miroir) : la position de la langue est à peu près celle de la voyelle [ɑ] (du français pâte, correctement prononcé, ou de l'anglais britannique laugh). Les épilaryngales, elles, s'articulent en rapprochant le pli aryépiglottique de l'épiglotte : ça c'est plus difficile à expliquer (déjà, voyez cette image et ce manuel pour l'emplacement des différentes parties du pharynx) ; il faut essayer d'obstruer partiellement le passage de l'air sans utiliser la langue et sans non plus donner un coup de glotte. (Moi je trouve que ça ressemble un peu à un râle d'agonisant, alors que les pharyngales font plutôt vomissement — désolé pour la poésie.) Il paraît que la langue aghul, parlée au sud du Daghestan, a l'idée complètement saugrenue de faire une distinction phonémique entre pharyngales et épilaryngales : donc, rappelez-moi de ne jamais essayer d'apprendre l'aghul. Enfin, les laryngales, c'est beaucoup plus facile ; d'ailleurs, si vous savez prononcer l'allemand, il y a un coup de glotte (c'est-à-dire une occlusive laryngale, [ʔ]) au début de chaque mot commençant par une voyelle (prononcez Deutschland ʔüber ʔalles et vous vous en rendrez bien compte), et en anglais comme dans beaucoup de langues il y a une fricative laryngale [h].

[#4] Pour dire le chat (أَلْقِطُّ), [alqitˤtˤu] il faut enchaîner une occlusive uvulaire sourde [q] et une occlusive dentale pharyngalisée et géminée [tˤtˤ] : ce n'est pas parce que je sais ce qu'il faut faire que j'y arrive (pour un francophone, c'est très casse-gueule).

[#5] Du point de vue sémantique, il est évident qu'il y aura des mots d'une langue qui désigneront une action (qui prendront éventuellement des compléments indiquant l'agent et le subissant de l'action) et d'autres une chose concrète (qui prennent typiquement moins de compléments), mais il n'y a pas de raison que cette distinction se traduise par une différentiation de catégories grammaticales (pas plus qu'on n'a besoin de catégories grammaticales distinctes pour distinguer les mots désignant des choses concrètes et ceux désignant des concepts abstraits). D'ailleurs, la distinction verbe/nom ne recouvre même pas cette distinction sémantique : si je dis brillante victoire des Romains sur les Carthaginois, le contenu sémantique du mot victoire est le même que ont vaincu dans les Romains ont brillamment vaincu les Carthaginois (pareil, forte pluie sur la campagne par rapport à il pleut fort sur la campagne), et le mode nominal ou verbal a plutôt pour fonction de déterminer l'aspect de l'énoncé (positif/déclaratif ou absolu/infinitif) que pour faire varier le sens du noyau de l'énoncé en question. Tout ça pour dire que la distinction verbe/nom n'a rien d'obligatoire (parmi mes nombreux projets inachevés, il y a celui de créer une langue qui éviterait complètement cette distinction tout en ayant une grammaire extrêmement régulière).

[#6] En japonais, pour mettre au passé une phrase comme l'arbre est grand (quelque chose comme 木は高いです), on met au passé l'adjectif grand (高い高かった). Pour un cours très geek-friendly (i.e., qui en souligne la logique) de la grammaire japonaise, je recommande le résumé de Tae Kim.

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