On n'a pas, quand on est locuteur natif d'une langue, une bonne apréciation de la complexité de celle-ci : il est nécessaire pour se rendre bien compte de certains phénomènes grammaticaux, de les enseigner à un étranger, ou d'essayer de programmer un ordinateur, ou de codifier très précisément ce que sont les règles. (Désolé pour l'enfonçage de portes ouvertes en matière d'introduction.) J'ai commencé à prendre conscience de la complexité du système de pronoms français quand j'étais petit et que j'avais essayé de programmer (en Turbo Pascal…) un petit générateur de phrases aléatoires — c'était essentiellement un petit jeu oulipien, mais je voulais quand même qu'il soit un minimum sophistiqué et qu'il reprenne correctement par le bon pronom les personnes ou objets déjà évoqués. J'ai vite compris mon malheur. Et plus tard, j'ai eu plusieurs occasions de découvrir de nouvelles bizarreries que je n'avais pas encore remarquées.
Dans un certain nombre d'autres langues que je connais, les pronoms ne sont pas trop compliqués : leur forme est définie par des paramètres tels que la personne (1re, 2de, 3e) et/ou le type (personnel, démonstratif, relatif, interrogatif…), le nombre (singulier, pluriel, éventuellement duel), le genre (masculin, féminin, neutre), et la fonction dans la phrase ou le cas (sujet=nominatif, objet=accusatif, ce genre de choses). Il y a des complications (par exemple des distinctions entre pronoms animés et inanimés même pour un genre donné), mais globalement, ce modèle marche pour plein de langues que je connais (ce qui est certainement un signe que je connais très peu de langues), et certainement pour plein de langues du sprachbund européen ou quelque chose comme ça.
Mais le français fait vraiment des bizarreries. Il suffit pour
s'en convaincre de regarder quelque chose d'aussi banal que moi, je
[fais quelque chose]
: pourquoi diable est-ce que moi
et je
, qui sont tous les deux des pronoms personnels de la
1re personne au singulier, diffèrent ainsi, alors qu'ils sont tous les
deux à ce qu'on appellerait classiquement un nominatif ? On peut
expliquer cette différence par le fait que je
est un pronom
« clitique » ou « conjoint » ou « faible » tandis que moi
est
un pronom « disjoint » ou « fort » : mais c'est une distinction qu'on
n'apprend pas à l'école ; le pronom clitique est forcément associé à
un verbe (on ne dit pas je
tout court, même en réponse à une
question comme qui est là ?
), et varie selon la fonction,
tandis que le pronom fort a une analyse syntaxique plus proche des
noms (par exemple ils peuvent prendre un adjectif : moi seul
alors qu'on ne dit jamais *je seul
; ils peuvent se
coordonner : toi et moi
, pas *tu et je
; et ainsi de
suite).
Déjà, cette distinction entre pronoms clitiques et forts est
compliquée et bizarre, mais surtout, les règles présidant au choix de
l'une ou de l'autre forme (ou à la place des pronoms clitiques, qui
est très rigide : contraster tu me le présentes
et tu le lui
présentes
— le pronom indirect a changé de place), sont
invraisemblablement complexes et ne semblent exister que sous forme
d'un défilé interminable de cas et de sous-cas. On peut par exemple
consulter le Bon Usage de Grevisse (§660–674 au moins)
pour se rendre compte de la cascade d'exemples qui partent dans tous
les sens et qui échappent à tout semblant de logique. Bien sûr,
toutes les langues ont leurs exceptions bizarres aux règles, mais là,
je ne sais même pas quelles sont les règles qui permettraient
vaguement de mettre de l'ordre dans cette myriade de cas qui semblent
échapper à toute cohérence d'ensemble.
Je donne juste un exemple de subtilité qui m'avait particulièrement frappé quand j'en ai pris conscience :
Je parle à ma mère
→Je lui parle
J'obéis à mon chef
→Je lui obéis
Je téléphone à mes amis
→Je leur téléphone
J'annonce la nouvelle à mes proches
→Je leur annonce la nouvelle
Je donne des pièces à un mendiant
→Je lui donne des pièces
Je prends son sac à mon voisin
→Je lui prends son sac
- Mais :
Je pense à ma mère
→Je pense à elle
(et pas *Je lui pense
)Je songe à mes enfants
→Je songe à eux
(et pas *Je leur songe
)Je renonce à mes amis
→Je renonce à eux
(et pas *Je leur renonce
)Je m'adresse à mon compagnon
→Je m'adresse à lui
(et pas *Je me lui adresse
)Je m'en remets aux dieux
→Je m'en remets à eux
(et pas *Je me leur en remets
(?))Je prends garde à mon ennemi
→Je prends garde à lui
(et pas *Je lui prends garde
(?))
Manifestement il y a des verbes à construction indirecte avec la
préposition à
qui admettent le pronom clitique indirect (la
première série d'exemples) et d'autres qui ne l'admettent pas
(Grevisse §662(b)3º). Pourquoi tant de haine ? Et ce n'est
même pas aussi simple que le choix du verbe : la comparaison
entre je lui prends son sac
et je prends garde à lui
montre que le verbe prendre
accepte le pronom clitique indirect
(comme, de façon générale, les verbes construits avec un « complément
d'objet second ») mais plus quand il fait partie de la locution
verbale prendre garde
(qui a été lexicalisée). Aussi, la
présence d'un pronom clitique objet
direct sauf le
, la
ou les
interdit la
présence du pronom clitique objet indirect (Grevisse §662(b)2º) : on
dit je te le présente
(le
est objet direct, te
est objet indirect) mais je me présente à toi
, pas *je te me
présente
(il est vrai que, dans l'autre sens, je le présente à
toi
ne choque en rien). Et ce n'est là qu'un minuscule fragment
des nombreuses difficultés liées à ce choix de pronoms.
Autre bizarrerie que je trouve frappante : l'impératif à la
forme positive (non-négative) impose une postposition du pronom
objet : ne le regarde pas
devient regarde-le
; et cette
postposition demande un pronom fort pour la 1re et 2de personne du
singulier (Grevisse §661(c), voir aussi §683) : donc ne me
regarde pas
devient regarde-moi
. Quelle combinaison
bizarre de conditions ! En fait, l'impératif positif a ses règles
tellement spécifiques et incompréhensibles que le français ne sait pas
vraiment retirer la négation de ne m'en donne pas
ou ne m'y
mène pas
: est-ce donne-m'en
ou donne-moi[s???]-en
ou donnes-en-moi
? mène-m'y
ou mène-moi[s???]-y
ou mènes-y-moi
? Je pourrais dire que je ne sais pas, mais en
fait, personne ne sait. (Les espèces-de-pronoms en
et y
sont des horreurs particulièrement absconses de la grammaire
française, et je renonce à y comprendre quoi que ce soit.
Par ailleurs, il faudrait faire une note sur cette bizarrerie des
impératifs qui prennent une ‘s’ inopinée quand ils sont suivis d'un de
ces pronoms, comme si c'était le but de faire croire que va
prend une ‘s’ vu qu'on dit vas-y
parce que ce serait
vraiment trop simple sinon, hein.)
Et il n'y a pas que les pronoms personnels avec leur distinction
byzantine entre clitiques et forts qui posent problème. Considérons
les interrogatifs et les relatifs : la distinction entre qui
et que
est une distinction sujet/objet s'agissant des relatifs
(bon, j'ai déjà écrit un roman sur
les relatives, je ne recommence pas) ; mais tout d'un coup, lorsqu'ils
sont interrogatifs, c'est une distinction entre personne et
non-personne(?). Et donc dans une tournure (fréquente) telle
que qui est-ce qui t'a touché ?
, le premier qui
, qui est
interrogatif, fonctionne selon la distinction personne/non-personne
(comparer qui est-ce qui t'a touché ?
et qu'est-ce qui t'a
touché ?
) tandis que le second qui
, qui est relatif,
fonctionne selon la distinction sujet/objet (comparer qui est-ce
qui t'a touché ?
et qui est-ce que tu as touché ?
). Mais
le plus amusant dans l'histoire, c'est qu'il manque plus ou moins un
pronom interrogatif sujet non-personne :
Qui est-ce que tu vois ?
→Qui vois-tu ?
[personne objet]Qu'est-ce que tu vois ?
→Que vois-tu ?
[non-personne objet]Qui est-ce qui t'a touché ?
→Qui t'a touché ?
[personne sujet]Qu'est-ce qui t'a touché ?
→ ??? [non-personne sujet]
Théoriquement on peut dire quoi t'a touché ?
ou même que
t'a touché ?
, mais les deux sonnent vraiment très bizarre.
Qu'est-ce que c'est que cette langue pourrie qui n'a même pas un
pronom interrogatif sujet pour les choses ?
Bien sûr, Grevisse (§731(a)) a toutes sortes
d'exemples d'écrivains qui peinent à s'en sortir avec quoi
et que
et de tournures qui sonnent quand même marcher :
• Avec quoi
: Quoi de neuf ?
— Quoi donc
t'étonne ?
[Flaubert, Madame Bovary] — Mais quoi
donc, alors, ou qui donc [...] secouera assez cette nation [...] ?
[Montherlant] — Quoi, dans la vie, lui donnait le droit de parler
ainsi ?
[Daniel-Rops] — Qui ou quoi vous a donné cette
idée ?
— Car quoi résiste au regard humain [...] ?
[Claudel] — Mais, à la fin, quoi vous autorise à croire...
[Crommelynck] • Avec que
(très rare hors expressions
figées) : Qu'est-ce ?
[Rostand, Cyrano II, 3]
— Que me vaut tant d'honneur ?
— Qu'avait bien pu pousser
papa à quitter brusquement sa tribu [...] ?
[Ragon]
Franchement, je ne voudrais pas enseigner le français. On peut
toujours essayer de répéter le mantra contentez-vous d'écouter, ça
viendra tout seul
, mais j'ai de sérieux doutes. Et l'ironie est
que les Français sont souvent persuadés que l'allemand est une langue
très compliquée parce qu'il y a des déclinaisons et tout et tout : je
crois bien que, si j'étais chinois, je préférerais mille fois
apprendre le système de déclinaisons et de pronoms de l'allemand que
les zillions de cas du système de pronoms français ! (Trouvez-moi un
Chinois qui a appris à la fois l'allemand et le français, si possible
simultanément et à un rythme comparable, jusqu'à les parler
couramment, pour confirmer ou infirmer ma conjecture.)