Je suis toujours excessivement agacé quand les
grammaires donnent des informations incomplètes, et particulièrement
quand il s'agit de morphologie. Quand il s'agit de syntaxe,
évidemment, on ne peut pas imaginer couvrir tous les cas possibles
imaginables, mais dans la morphologie, a priori, on peut, ils
sont explicitement énumérables, et je suis d'avis qu'une grammaire
devrait donner des règles complètement algorithmiques, ou des tableaux
complets, permettant avec certitude de déterminer n'importe quelle
forme de la conjugaison ou de la déclinaison. Je me souviens, quand
j'essayais d'apprendre le grec par moi-même quand j'étais au collège
(et que apprendre le grec
voulait dire, pour moi, me farcir la
totalité de tous les tableaux de conjugaison possibles imaginables
sans jamais me soucier de, disons, traduire un vrai texte d'un vrai
auteur grec), j'avais été excédé de constater que mes grammaires ne
donnaient pas de règle précise pour la formation du plus-que-parfait
de certains verbes (pour un verbe régulier typique, le parfait se
forme avec un redoublement de la première consonne, par
exemple λύω
→ λέλυκα
,
et le plus-que-parfait prend un augment ἐ,
donc ἐλελύκειν
;
mais il y a plein de phénomènes modifiant ce redoublement, même quand
le parfait reste plus ou moins régulier, et en particulier le parfait
peut commencer par une voyelle,
genre ἀγείρω
→ ἀγήγερκα
ou γνωρίζω
→ ἐγνώρικα
…
mais alors que faut-il faire pour le plus-que-parfait ? faut-il
omettre l'augment, le contracter avec la voyelle ou rallonger
celle-ci ? mes grammaires ne l'expliquaient pas, mon dictionnaire ne
donnait pas la forme du plus-que-parfait, et j'étais furieux de ce
manque de complétude). Bon, j'ai vite compris que la conjugaison
grecque, en fait, consistait surtout à ne pas chercher de règles (il y
a une apparence de règles dans la morphologie grecque, mais
quand on regarde dans le détail, parfois ε+ε se
contractent en ει et parfois en η, parfois un α
long devient un η et parfois non, et les grammaires glosent
vaguement sur les raisons de ces choses-là mais ne donnent pas des
règles suffisamment précises pour être prédictives) et à apprendre des
milliers de formes verbales par cœur…, et j'ai
abandonné : le latin est plus une langue de mathématiciens que le grec
classique, et il est surprenant que les Grecs anciens aient produit
plus de mathématiciens que les Romains.
Maintenant prenons le français : c'est aussi une langue à la
conjugaison assez redoutable, même s'il y a assurément moins de formes
au total qu'en grec ancien ou qu'en arabe. Il y a un petit livre
formidable qui les donne censément toutes, le Bescherelle
(et qui a un succès tel qu'il est devenu quasiment synonyme
de conjugaison
; il a tenté de capitaliser sur ce succès en
éditant également un Bescherelle de l'orthographe et
un Bescherelle de la grammaire, j'en ai des exemplaires
qui doivent être assez collector, mais ça n'a eu guère de succès, et
il faut dire qu'ils sont peu utiles ; le Bescherelle
s'est recentré sur la conjugaison — en revanche, ils ont fait
d'autres langues que le français, et j'ai par exemple ceux de
l'italien et de l'arabe — et la grammaire a été mise sous forme
d'un petit appendice sur l'emploi du verbe). A priori, si on a
le Bescherelle, on peut produire toutes les formes de
tous les verbes français sans avoir à réfléchir.
Mais je me suis rendu compte qu'il y avait une forme (au moins !)
que le Bescherelle avait oubliée dans ses tableaux : la
première personne du singulier à sujet inversé. En général,
l'inversion du sujet ne crée pas de forme de conjugaison nouvelle
(tu viens
→ viens-tu
), tout au plus insère-t-elle
un ‘t’ de liaison (il va
→ va-t-il
), ce
qui est moins déplaisant que les petits gags d'orthographe que
d'autres liaisons du même genre fournissent (va dehors
mais vas-y
). Mais la première personne du singulier pose, au
présent de l'indicatif et du subjonctif et dans une certaine mesure à
l'imparfait du subjonctif, des difficultés particulières.
On n'écrit pas aime-je
mais aimé-je
,
ou aimè-je
depuis une réforme de l'orthographe de 1990. Ce
‘é” ou ‘è’ (prononcé [ɛ] dans tous les
cas) a pour but de rendre prononçable la succession
consonne+“je” — du moins c'est ce qu'on prétend
parfois, mais c'est de la pure mauvaise foi puisque aime-je
n'a
aucune raison d'être moins prononçable que aimes-tu
ou aime-t-il
(visiblement aime-t-on la succession m+consonne
puisqu'on en rajoute une exprès !) et comme je vais le dire on invente
parfois ce [ɛ] à des endroits où il y n'y avait de toute façon
aucune consonne gênante. Très bien, mais quelle est la règle,
exactement ? Faut-il remplacer sans réfléchir tout ‘e’
final par un ‘é’ ou ‘è’ ? Non, par exemple on
inversera je pèse
en pesé-je
(ou pesè-je
) et
certainement pas pèsé-je
; de même, je jette
devient jeté-je
et pas jetté-je
; et il semble
que j'envoie
devient envoyé-je
(et là on se rend bien
compte de l'hypocrisie de cette histoire de rendre la forme
prononçable, puisque envoie-je
aurait été aussi prononçable que
le mot voyage
). Le principe du Bescherelle étant
qu'on puisse trouver toute forme sans avoir à réfléchir,
cette forme inversée aurait dû être donnée.
La règle, apparemment, est que pour les verbes du premier groupe,
on prend la deuxième personne du pluriel et qu'on remplace le
“-ez” final par “-é[-je]” ou
“-è[-je]”. Il doit être équivalent de prendre le
participe passé (du moins ne vois-je aucun exemple où ces règles se
contrediraient). Pour tous les autres verbes, on garde la forme
normale de la première personne du singulier, si ce n'est que pour
beaucoup de verbes l'inversion provoque une aversion telle qu'on
trouve une autre formulation : on dira
bien ai-je
, suis-je
, dois-je
, fais-je
, dis-je
, vois-je
et
éventuellement veux-je
, entends-je
, sens-je
, connais-je
et quelques autres ; pour pouvoir
, il y a une forme spéciale
(que je puis également utiliser sans inversion), puis-je
, et on
évitera peux-je
; il est vrai que des phrases comme vis-je
encore ?
, ne dors-je pas ?
, peut-être cours-je plus vite
que toi
, ne résous-je ton problème ?
, ainsi sors-je
dignement
, etc., ne sont pas très heureuses. (D'un autre côté, je
suis d'avis de ne pas tolérer que la langue ait des verbes défectifs,
et que toute forme manquante doit être fabriquée et imposée de force.
Et à ce titre, je préfère encore faire violence à l'euphonie en
suggérant mets-je
, veux-je
, cous-je
, écris-je
,
plutôt qu'à la logique en
adoptant metté-je
, voulé-je
, cousé-je
et écrivé-je
, comme Grevisse en relève quelques exemples quand
il discute du sujet dont je parle, cf. Le Bon Usage,
§794.)
Mais ceci n'est que pour l'indicatif. L'inversion se fait aussi au
subjonctif, avec une valeur optative, jussive ou conditionnelle : pour
le subjonctif
imparfait, eussé-je
, fussé-je
, dussé-je
sont d'un
emploi assez courant (tous ces accents aigus pouvant être graves
depuis 1990), et par l'intermédiaire des deux premiers tout verbe au
subjonctif plus-que-parfait ; comme le subjonctif imparfait
est toujours régulier (à partir de la forme du passé simple),
on peut en déduire que l'inversion se fera toujours sur ce modèle.
Pour le subjonctif présent, puissé-je
est aussi courant, mais
c'est un peu court pour en déduire une règle. Une chanson de Mylène
Farmer (admirez la référence) propose ainsi sois-je
(mais elle
prononce [ɛ̃.si.swa.ʒə] et pas
[ɛ̃.si.swaʒ]. Mais pour les autres verbes ?
Faut-il comme au présent de l'indicatif et à l'imparfait du subjonctif
changer un “-e” muet en “-é[-je]” ou
“-è[-je]” ? Faut-il par exemple imaginer
écrire vienné-je assez vite à ton secours quand tu
m'appelleras !
? Et pour le verbe voir
(dont la forme non
inversée est que je voie
), cela
deviendra-t-il voyé-je
?
Ah, naquissé-je seulement plus doué, que ne résolvé-je de mystères de la langue française !