David Madore's WebLog: Droit pénal comparé, quelques réflexions décousues

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(dimanche)

Droit pénal comparé, quelques réflexions décousues

Pour tenter de trouver une réponse à une question que je me posais récemment, je me suis acheté un livre de droit pénal comparé (avec ce titre, par Jean Pradel, chez Dalloz dans la collection des Précis, 3e édition 2008). J'ai ajouté à mon entrée passée quelques précisions sur la question précise que je m'y posais (celle du cumul des peines), même si je ne m'estime pas encore totalement Éclairé.

Je suis un peu déçu. D'abord par le peu de place accordé dans une librairie spécialisée en droit (en l'occurrence la librairie Dalloz de la rue Soufflot) au droit comparé (en fait, je n'ai pas du tout trouvé de rayon de droit comparé : le livre de droit pénal comparé était rangé sous droit pénal) ; peut-être parce que ça n'intéresse pas tant les juristes positifs (que j'aime ce terme…) mais seulement les philosophes du droit : seulement, en fait, cela devrait intéresser tout le monde, parce que le droit comparé devrait à mon avis être une question politique suprêmement importante (au vu de la diversité des droits existants sur la planète, quel est le meilleur, ou du moins, quel est celui dans le sens duquel nous voulons voir évoluer le droit de notre pays ?). Ensuite, par le fait que, justement, la question semble abordée avant tout du point de vue descriptif (tel pays fait gnagnagna, tel autre pays fait blablabla), sans qu'on se demande au juste pourquoi les choses sont ainsi et ce qui est préférable ou du moins quels sont les arguments utilisés pour défendre gnagnagna et ceux utilisés pour défendre blablabla, ou encore quelles sont les conséquences heureuses ou malheureuses observées de tel et tel système. Enfin, je suis déçu de voir que beaucoup de livres de droit comparé ont l'air vraiment mal maintenus à jour, et j'en ai vu un certain nombre qui continuent à parler (malgré une édition supposément récente) de droits des pays socialistes (sic : et je pense qu'ils ne faisaient pas seulement référence à la Chine et Cuba). Ceci étant, le livre que j'ai acheté n'est pas mauvais (même si l'auteur ne semble pas trop savoir s'il veut rester au niveau purement descriptif ou s'il a le droit de se livrer à quelques remarques d'ordre politique pour affirmer que tel système souffre de tel inconvénient), et il est en tout cas fort clairement écrit.

C'est quelque chose qui, mentalement, a tendance à m'énerver, que l'arbitraire des choix opérés par le droit d'un pays. On est censé croire, paraît-il, que dans une démocratie les lois émanent de la volonté des peuples, et en particulier que les systèmes juridiques sont des conséquences soit de décisions rationnelles soit au moins de la sensibilité diverse des peuples et de leur préférence pour tel ou tel mode de fonctionnement. Mais le croit-on vraiment ? Croit-on vraiment que la distinction entre common law et droit codifié correspond à une différence de sensibilité entre les peuples anglo-saxons et les peuples latins ou germaniques ? Ou que la dualité en droit français entre justice judiciaire et justice administrative émane de la volonté du peuple et pas juste d'un accident de l'histoire ? [#] On comprend qu'on n'ait ni l'envie ni la possibilité de changer ce que des siècles d'histoire ont accumulé comme tradition juridique, mais sur des questions plus étroites, on se demande s'il est pertinent que chaque législateur (notamment en Europe) fasse de son côté sa petite tambouille à inventer des solutions ad hoc au lieu de chercher à s'harmoniser sur des principes issus d'une réflexion internationale.

Je suis peut-être ingénument fouriériste en suggérant cela, mais j'ai tout de même l'impression qu'il serait utile que les spécialistes du droit comparé, éventuellement alliés dans le cadre d'un think tank à des personnalités plus politiques, publiassent des textes de droit idéal, c'est-à-dire des propositions in abstracto de ce que pourrait être le droit (constitutionnel, pénal, civil, etc.), décliné en différentes variantes, dans un pays idéalement respectueux des droits de l'homme ou de tous autres principes incarnés par le think tank en question. Ceci fournirait une référence claire pour le législateur qui, ensuite, voudrait appliquer ces principes dans son droit positif. Je ne sais pas si de tels recueils de droit idéal existent, mais si c'est le cas, ils sont pour le moins discrets.

Parmi les domaines où règne la plus grande confusion, si j'en crois mon livre, il y a celui de la définition précise du rôle et de l'action du ministère public. Dans certains pays le ministère public est seul à pouvoir mener une poursuite pénale, dans d'autres tout citoyen peut le faire, ou parfois seulement la victime d'une infraction ou certaines personnes ou associations plus ou moins visées ; dans certains cas et dans certains pays la victime peut obliger le ministère public à poursuivre, ou au contraire le lui interdire… Dans certains pays, le ministère public est tenu de poursuivre les infractions dont il a connaissance, dans d'autres il a le pouvoir discrétionnaire de classer sans suite, mais il bien sûr des exceptions et des exceptions aux exceptions. Parfois le ministère public a des pouvoirs spéciaux, parfois il est une partie au procès comme une autre. On a l'impression que personne ne sait très bien à quoi doit servir au juste le ministère public, et s'il doit être une sorte de juge-avant-le-juge, autorité indépendante, ou d'avocat de l'État (mais non, les avocats qui défendent l'État dans les pays où on peut l'attaquer en justice ne sont pas les mêmes que ceux qui représentent au pénal le ministère public), ou de représentant de la collectivité… on ne sait pas non plus bien s'ils doivent forcément accuser, ou s'ils doivent rechercher la vérité et d'éventuelles preuves à décharge, ou quoi. (En France, il arrive bien que le ministère public plaide la relaxe si l'action judiciaire est menée par une partie civile. Mais en fonction de quoi un parquetier décide-t-il cela ?) Doivent-ils diriger l'enquête de police ou la surveiller, ou encore représenter l'accusation face à la défense comme parties égales devant un magistrat enquêteur indépendant ? On ne sait même pas si les agents du ministère public doivent être indépendants, ou doivent obéir aux ordres de leur hiérarchie, et dans ce cas quel doit être le sommet de cette hiérarchie (si c'est le ministère de la Justice et si seul le ministère public a le pouvoir de lancer des poursuites, on a un évident problème quand il s'agit de poursuivre le ministre de la Justice ou un autre membre du gouvernement). Et évidemment il y a la question houleuse de savoir si ces gens doivent être élus. Bref, comme je le disais, il y a une immense confusion : à peu près tout le monde semble d'accord sur le fait qu'il faut un ministère public (pour que puissent avoir lieu des débats contradictoires devant un juge impartial, il faut forcément une accusation), mais le consensus s'arrête là, même si on se place à l'intérieur d'un système plus étroit (par exemple : procédure accusatoire ou inquisitoire). Une fois constatée cette grande diversité dans le rôle ou la compréhension du rôle du ministère public, il faut peut-être se demander : qu'est-ce qui fonctionne le mieux ? et quels sont les avantages de tel ou tel système ? ne devrait-on pas chercher une convergence ou une synthèse entre des pays dont les systèmes ne sont pas a priori trop incompatibles pour commencer ? Malheureusement, je reste totalement ignorant là-dessus.

Je pourrais raconter quelque chose de semblable sur la façon dont fonctionne les voies de recours contre une décision de justice (en France, essentiellement, l'appel et la cassation, plus éventuellement la révision d'un procès). Même sans aller chercher dans le détail des noms des cours, le fonctionnement le plus basique du système de recours (ou d'ailleurs la simple prémisse qu'on peut interjeter appel après un procès criminel) sont sujets à d'innombrables variations qui semblent plus traduire des imaginations ayant vagabondé au hasard des accidents de l'histoire qu'une réflexion sensée sur la façon dont on veut fabriquer un système juste avec aussi peu d'arbitraire que possible.

Bon, cette entrée de blog devient aussi bordélique et décousue que le chaos que je prétends dénoncer, donc je devrais la terminer ici. Je termine quand même par un lien qui n'a que très peu de rapport avec ce que je disais, mais sur lequel je suis tombé en cherchant des informations sur des sujets connexes : un article de Lord Mance sur la « Constitution » du Royaume-Uni qui évoque des questions intéressantes de droit constitutionnel et de hiérarchie des normes, et leur application au droit judiciaire.

Et aussi une question naïve qui me vient à l'esprit : si aux États-Unis un prévenu reconnaît sa culpabilité (parce que les charges contre lui sont complètement évidentes) mais souhaite bâtir toute sa défense autour de circonstances atténuantes, comment le système fonctionne-t-il ? Toutes les descriptions que je lis des différents systèmes judiciaires américains semblent indiquer qu'on doit soit plaider non-coupable (ce qui semble incohérent si on admet sa culpabilité) soit plaider coupable (ce qui implique de négocier la sentence avec le procureur et de ne pas pouvoir ensuite faire appel, ce qui n'est pas admissible si on souhaite justement faire valoir une circonstance atténuante que le procureur ne reconnaît pas forcément, ou faire appel si on n'est pas d'accord avec ce que le procureur propose).

[#] À ce sujet, j'aimerais voir le résultat de l'expérience suivante : devant des jurys de citoyens de différents pays du monde, d'éminents juristes et spécialistes de tous les pays viendraient débattre pour exposer de façon simple, puis défendre ou critiquer, les différents grands choix qui existent entre les systèmes juridiques ; puis le jury de citoyens de chaque pays devrait voter (de façon éclairée par le débat venant d'avoir lieu) sur ce qui lui semblent les meilleurs principes de droit, et on pourrait mesurer si oui ou non cela correspond aux choix que le pays en question a effectivement pris, et en renouvelant l'expérience suffisamment de fois (pour estomper les accidents dus aux hasards du débat) on pourrait mesurer si oui ou non la démocratie fonctionne vraiment : après tout, c'est quelque chose d'amenable à l'expérience. (Et pas seulement dans le domaine du droit, d'ailleurs, je ne prends ça que comme exemple.) Mais là je touche à un autre sujet sur lequel je me suis promis de ranter un autre jour, à savoir l'arbitraire et la non-reproductibilité des choix collectifs, donc je ne m'étends pas plus.

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