David Madore's WebLog: Fragment littéraire gratuit #119 (le songe de Labrunie)

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(samedi)

Fragment littéraire gratuit #119 (le songe de Labrunie)

La nuit est avancée : l'Auteur est las. La voilà qui approche, cette heure où l'inspiration va frapper, impitoyable ; où les mots s'arracheront de sa plume en lui volant son âme. Les livres attendent leur tour : le moment où la synesthésie passagère de l'écrivain leur prêtera une voix, une odeur de sang et de sueur, et la faculté d'invoquer les spectres. Sur une feuille accrochée au mur, un sceau de Salomon, au centre duquel figure le mot liminaire du dernier évangile selon Jean : λόγος. Que signifie ce mot ? L'esprit ? La force ? Non, il est écrit : au commencement était l'action. Au moment où l'Auteur murmure cela, le premier fantôme paraît — c'est le caliphe Hakem, qui emprunte les traits de de Quincey et le costume des Turcs ; il fume un houka d'où se dégage une fumée verte, rouge, jaune, bleue et blanche. Les volutes perdent leur couleur et se transforment en une mer de nuages, noyant le fumeur. Sur une montagne dominant ce brouillard, l'Auteur voit soudain la figure de Lord Byron, tenant ouvert le Paradis perdu de Milton ; apercevant l'Auteur, il lit à haute voix : Il vaut mieux régner en Enfer que servir au Paradis. Ici, au moins, nous serons libres ! Lorsqu'il prononce ces mots en disparaissant, les pages du livre s'envolent, et sept d'entre elles prennent des formes d'hommes : l'Auteur sait aussitôt qu'ils sont Homère, Virgile, Ossian, Wolfram von Eschenbach, Dante, le Tasse et Edmund Spenser. Un chariot et des chevaux de feu apparaissent et les emportent dans une tempête. Le visage d'Albrecht Dürer, riant, gigantesque, se matérialise un instant. Puis une femme à l'apparence maladive : il s'agit de Mignon, qui chante doucement le pays où les citronniers fleurissent. Enfin, l'Auteur voit son propre reflet devant lui, mais il sait qu'il s'agit là de Prospero, qu'il entend faire ses adieux à la magie et implorer l'indulgence du spectateur.

Les visions se dissipent. L'Auteur peut enfin lire les vers que sa main a tracés ; il a écrit :

Je suis le ténébreux, — le veuf, — l'inconsolé…

Je dois présenter mes excuses à ceux qui trouveront que c'est inutilement savant ; mais comme il s'agit d'une sorte de glose sur un poème (et un de mes poèmes préférés, d'ailleurs) qui est lui-même passablement hermétique et dont l'auteur n'avait plus toute sa lucidité, il n'est pas surprenant que quand j'essaie d'imaginer quelles visions ont pu en créer l'inspiration, ce soit un peu tortueux. (Je dis bien imaginer car je ne prétends même pas être vraisemblable : j'ai très bien pu commettre des anachronismes[#] ridicules.) Même si c'est parfaitement déplacé de commenter ses propres textes, j'essaierai peut-être d'expliquer plus tard quelques uns des choix que j'ai faits. En tout cas, il m'arrive de ressentir l'inspiration un peu comme ce que je viens de décrire (mais de façon moins graphique, évidemment : je ne prends pas de drogues), c'est-à-dire comme une cohorte d'auteurs, de personnages ou d'idées qui se pressent dans mon esprit pour me persuader d'écrire ceci ou cela.

Mise à jour : une tentative d'explication est ici.

[#] J'ai hésité — mais finalement renoncé — à en commettre un exprès : car je regrette profondément que Nerval soit mort juste un chouïa trop tôt pour avoir pu connaître les Rubáiyát d'Omar Khayyám telles que traduits — ou faudrait-il plutôt dire, composés — par Edward FitzGerald. Je suis sûr qu'il les aurait immensément aimés.

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