David Madore's WebLog: Comment peut-on courber un espace galiléen ?

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(mercredi)

Comment peut-on courber un espace galiléen ?

La convergence entre le hasard de divagations mathématiques auxquelles je m'étais livré récemment (et qui passaient notamment par le concept de géometrie de Cartan) et du fait qu'on me propose de faire un exposé de vulgarisation sur la relativité (j'en parlerai une autre fois) m'a conduit à d'autres divagations entre la physique et les maths, et à me poser la question parfaitement idiote — et assez technique — suivante, que je vais néanmoins tâcher de raconter : comment peut-on courber un espace galiléen ?

Grossièrement, l'idée est de faire à la « relativité galiléenne » (c'est-à-dire la cinématique de la physique classique, telle qu'elle existait avant Einstein) la même chose qu'on fait pour passer de la relativité restreinte à la relativité générale : courber l'espace-temps.

L'espace-temps galiléen (« plat ») correspond à l'idée naïve qu'on est censé se faire de l'espace et du temps, ou l'idée qu'on s'en faisait avant le passage de MM. Lorentz, Poincaré, Einstein et Minkowski (et le terme d'espace-temps n'était pas utilisé parce qu'il n'est pas particulièrement utile, dans le cadre galiléen, de mettre les deux ensemble : un point de l'espace-temps est juste la donnée d'un point de l'espace à un moment précis). À savoir : le temps est le même pour tous les observateurs ; et les lois de la physique sont invariantes par les transformations suivantes : (0) une translation dans l'espace ou dans le temps, (1) une rotation (constante) de l'espace, et (2) un changement de référentiel donné par un mouvement de déplacement uniforme (=à vitesse constante). Soit concrètement : le résultat d'une expérience physique ne doit pas changer lorsque (0) on la fait à un autre endroit ou un autre moment (à condition bien sûr de déplacer tout ce qui intervient dans l'expérience, y compris la Terre si elle intervient !), (1) on oriente différemment ce sur quoi on mène l'expérience (même remarque), ou (2) on effectue l'expérience dans un laboratoire se déplaçant à vitesse constante ; le point (2) est le moins évident, il constitue le génie de Galilée qui a (au moins selon la légende) effectué des expériences dans des bateaux pour le prouver (du genre : une balle lâchée du haut du mât touche le sol au pied du mât — au moins en l'absence de frottement de l'air — et pas un peu derrière comme on pourrait le penser). Remarquons qu'une conséquence du point (2) est que dire que deux points de l'espace-temps sont « au même endroit » n'a aucun sens à moins qu'ils soient aussi au même moment (j'ai peut-être l'impression d'être assis au même endroit qu'hier, mais la Terre, pendant ce temps, a parcouru quelque chose comme 2.5 millions de kilomètres par rapport au système solaire qui lui-même, etc.). Les transformations de l'espace-temps (translations, rotations, changements de vitesse uniforme) décrites ci-dessus engendrent un groupe appelé groupe de Galilée (ou en fait, deux groupes : le groupe de Galilée homogène, de dimension 6, engendré par (1) et (2), qu'on peut imaginer comme opérant sur les vitesses, et qui est d'ailleurs isomorphe au groupe des déplacements d'un espace euclidien de dimension 3 ; et le groupe de Galilée inhomogène, ou complet, de dimension 10, engendré par (0)–(2), qu'on peut imaginer comme opérant sur les points de l'espace-temps).

L'espace-temps de la relativité restreinte, ou espace-temps de Minkowski, est construit selon des principes analogues à ceci près que maintenant le temps n'est plus absolu, c'est la vitesse de la lumière qui l'est (i.e., quelle que soit la vitesse à laquelle je cours derrière un rayon de lumière, il avancera toujours aussi vite par rapport à moi), et ce simple principe, avec les invariances par translation, rotations et changement de référentiel, correctement interprétées, suffit à fonder toute la cinématique relativiste. Si on a la vision de Felix Klein dans son célèbre programme d'Erlangen, ce qui importe vraiment est le groupe des transformations sur l'espace-temps, et en relativité restreinte les analogues du groupe de Galilée sont le groupe de Lorentz (de dimension 6, analogue du groupe de Galilée homogène) et le groupe de Poincaré (la variante inhomogène, c'est-à-dire incluant aussi les translations, il est de dimension 10).

La relativité générale part du principe que l'espace-temps est un espace courbe (et sans torsion ; cf. une entrée précédente sur le sens de ces deux mots) qui « ressemble localement » à l'espace-temps de Minkowski, et que les objets en chute libre suivent des géodésiques (c'est-à-dire des courbes « aussi droites que possible ») dans un espace-temps courbe. Normalement, il n'y a pas grand-chose à dire, en plus de ça, pour arriver à la relativité générale (il faut cependant bien dire quelque chose de plus car, comme j'aime bien le rappeler, sinon la théorie de Nordström convient aussi). La question que je me suis ingénument posée est : que donnerait une théorie physique fictionnelle partant du principe que l'espace-temps est courbe (et sans torsion) mais ressemble localement à l'espace-temps galiléen (toujours avec le principe que les objets en chute libre suivent des géodésiques). Il est assez facile de se convaincre que cette théorie fictionnelle contient au moins la gravitation à la Newton, mais elle contient plus, parce que l'espace lui-même peut être courbe, parce qu'il y a une sorte de champ « gravitomagnétique », et par ailleurs, comme la relativité générale, elle permet de décrire des changements quelconques de coordonnées et de référentiels (y compris accélérés, en rotation, etc.).

Pour les matheux qui me lisent, voici une version mathématiquement précise du cadre que je considère. J'appelle structure presque galiléenne sur une variété M la donnée d'une structure galiléenne sur les espaces tangents (i.e., une réduction du groupe de structure sur le fibré tangent de M au groupe de Galilée) : cela revient à se donner une 1-forme qui ne s'annule pas (le « temps local ») et une forme bilinéaire sur le noyau de cette 1-forme (la « métrique d'espace »). J'appelle structure galiléenne sur M la donnée d'une telle structure presque galiléenne et d'une connexion compatible avec elle (au sens où le transport parallèle est galiléen) ; et je dis que cette structure est sans torsion lorsque la connexion l'est : c'est cette donnée-là qui m'intéresse. On prendra garde au fait que la connexion sans torsion n'est pas unique, contrairement au cas pseudo-Riemannien (connexion de Christoffel-Levi-Civita) : il faut donc bien considérer que cette connexion fait partie de la donnée galiléenne. Il est assez facile de voir que M est, au moins localement, munie d'une fonction « temps » (la structure pré-galiléenne contient la donnée d'une 1-forme « temps » puisque le groupe de Galilée préserve une forme linéaire, et cette 1-forme est fermée parce que sa dérivée covariante est nulle par rapport à une connexion sans torsion) : en fait, la structure que j'ai définie est tout bêtement une métrique riemannienne sur les fibres de cette fonction plus un transport parallèle « le long du temps ».

Bref, il s'agit de faire de la physique(-fiction !) dans un monde galiléen — donc ayant un temps universel et bien défini — mais dont l'espace peut être courbe (et d'une courbure qui varie avec le temps), et muni de deux champs, un champ d'accélération (« champ de gravité ») et un champ de rotation (« champ de Coriolis », parce qu'il correspond, localement, à des forces de Coriolis causées par une rotation du référentiel, ou encore « champ gravitomagnétique »). Exactement comme en relativité générale, on a un principe d'équivalence : on peut annuler localement le champ de gravité (y compris le champ de Coriolis) en se plaçant dans un référentiel en chute libre (et gyroscopiquement stabilisé).

La physique du seul champ d'accélération est simple : c'est la théorie newtonienne de la gravitation. Et la loi de Newton sous forme de théorie des champs (à savoir que la divergence du champ de gravité vaut, au signe près, 4π fois la densité de matière ρ) relie à la densité de matière la composante dans le temps du tenseur de Ricci de mon « espace galiléen courbe ». Le champ de Coriolis lui, ressemble beaucoup à l'analogue d'un champ magnétique si le champ de gravité est comparé à un champ électrique ; son rotationnel est lié (comme dans l'équation de Maxwell-Faraday) à une sorte de courant (la partie temps-espace du tenseur de Ricci) que je vais appeler le « pseudoflux », mais ce n'est pas tant un courant de matière qu'un courant de la courbure de l'espace. Enfin, la courbure de l'espace proprement dite a aussi des effets sur le mouvement (s'il n'y a que cette composante-là, une particule en mouvement uniforme suit des géodésiques dans l'espace).

La géométrie proprement dite est claire. Ce qui n'est pas clair, c'est ce que pourrait être le contenu physique d'un tel espace-temps galiléen courbe, et spécifiquement, ce que devrait être l'équation de champ analogue à l'équation d'Einstein qui relie la géométrie de l'espace-temps (et spécifiquement, le tenseur de Ricci, qui se définit sans problème dans le cadre que je décris ici) avec les sources de courbure, et ce que devraient être les sources de courbure. (Si on fait simplement la limite de la relativité générale quand la vitesse de la lumière tend vers l'infini, il n'y a pas de courbure de l'espace, seulement la gravitation newtonienne ayant pour source la densité de matière.)

En relativité générale, il y a essentiellement deux sources de courbure : la densité de masse-énergie ρ et la densité de pression 𝓅 [ce caractère est censé être un ‘p’ cursif], laquelle est essentiellement la densité d'énergie cinétique. De façon très grossière, la densité de matière et la pression courbent le temps de la même manière (c'est-à-dire de manière que les géodésiques se rapprochent dans l'espace, puisque la gravitation est attractive), et courbent l'espace de manière opposée (la matière tendant à le rendre elliptique et la pression à le rendre hyperbolique). En fait, il y aurait une discussion assez subtile à avoir sur la question de savoir si oui ou non en relativité générale la pression a des effets gravitationnels autonomes (et pas juste, comme la densité d'énergie qu'elle est aussi) — la réponse est je pense « oui ou non, selon ce qu'on choisit au juste de considérer comme fixé ».

Mais en tout cas, si la vitesse de la lumière c tend vers l'infini (ou si les vitesses considérées deviennent très petites devant elle), seule la densité de matière survit comme source de courbure, car la pression est divisée par un rapport c² par rapport à elle : c'est donc ρ le seul terme de source clairement identifiable dans mon cadre « galiléen courbe » (et la comparaison avec le cas newtonien prédit que la composante temps R00 du tenseur de Ricci devrait être égal à 4π·ρ, au moins dans le bon référentiel). Les autres parties de la courbure de Ricci sont la courbure de l'espace et les composantes mixtes temps-espace, que je suis tenté de traiter respectivement comme une « pseudopression » (ou plus généralement, un tenseur des pseudostress) et un « pseudoflux » associé (si on change de référentiel, l'existence d'une pseudopression — i.e., la courbure de l'espace — donne naissance à un pseudoflux et à une variation de la quantité de matière observée, ce qui est difficile à interpréter physiquement).

La difficulté vient notamment de ce qu'on peut définir un tenseur de Ricci covariant en deux indices (i.e., une forme bilinéaire), mais en l'absence de métrique on ne peut pas « monter » ces indices, ou plutôt, on peut, mais cela tue les composantes de temps. Et les identités de Bianchi donnent bien la conservation d'un certain tenseur d'Einstein, mais la composante R00 du tenseur de Ricci n'y intervient pas du tout.

Normalement, si je comprenais bien la physique, je devrais pouvoir écrire l'équation du mouvement comme faisant partie d'un principe variationnel, et du coup, en vertu de la loi d'action-réaction, le bon point de vue sur ce qu'est la source de courbure et la manière dont elle se conserve.

En tout cas, il y a des effets amusants : par exemple si l'espace est de courbure positive constante, i.e., est une 3-sphère, si on se déplace à vitesse constante dessus, comme ce changement de référentiel est une rotation de la 3-sphère (centrée sur l'axe polaire à mon mouvement uniforme), on observe à la fois dans les régions lointaines (donc plus proches de l'axe de rotation) un effet centrifuge et un effet de Coriolis, qu'on interprète comme la présence d'une densité de matière et d'un pseudoflux. Autrement dit : dans un espace courbe, le mouvement uniforme n'est pas identique au repos, et la densité de matière observée change quand on fait ce changement de référentiel. (Tout ceci, avec les bonnes interprétations, vaut aussi en relativité générale, mais ç'y est assez naturel, alors que dans le cadre où je me suis placé c'est le signe que l'espace galiléen courbe décrit une physique-fiction assez surréaliste.)

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