David Madore's WebLog: Un peu de métaphysique (principe anthropique, fine-tuning, cerveaux de Boltzmann, simulations, et pourquoi nous sommes là)

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(jeudi)

Un peu de métaphysique (principe anthropique, fine-tuning, cerveaux de Boltzmann, simulations, et pourquoi nous sommes là)

À chaque fois que je me mets à parler, sur ce blog, de philosophie de la physique (tendant vers la métaphysique) ou de philosophie de la mathématique (tendant vers la métamathématique), je raconte un peu la même chose : dans un cas, pourquoi l'Univers est-il tel qu'il est ? et dans l'autre, les objets mathématiques sont-ils réels ? — ce sont certainement les questions qui me fascinent le plus. Ce n'est pas juste que je radote (même si, oui, je radote ; d'ailleurs, je radote — je vous ai déjà dit que je radotais ?), c'est aussi que j'ai l'illusion récurrente que cette fois-ci je vais réussir à exprimer les choses de façon particulièrement lumineuse, et je retombe essentiellement sur les mêmes traces de pas dans le sable de mon esprit qui me font tourner en boucle. Peut-être qu'il est impossible de faire des progrès en métaphysique : peut-être que même l'idée de mieux poser les questions, à défaut de les résoudre, et de circonscrire notre ignorance (de préparer ce que nous voudrions demander à l'Absolu Esprit Infini Oraculaire Ultime si nous avions accès à lui) est-elle déjà illusoire. Ou peut-être — ce n'est pas exclu — est-ce juste moi qui suis nul et qui n'ai pas compris qu'il faut arrêter de réfléchir à ce genre de choses (au rayon radotage, je vais éviter de vous citer une fois de plus la si emblématique dernière phrase du Tractatus). • Néanmoins, les questions philosophiques sur lesquelles je reviens toujours touchent de près certaines questions indiscutablement scientifiques, et qui sont, à défaut d'être résoluble, au moins logiquement bien-posées et dotées d'une valeur de vérité incontestable, ce qui n'est peut-être pas le cas des questions philosophiques citées ci-dessus, donc je suis inexorablement attiré par leur chant. Refaisons un tour de manège et voyons s'il résulte un peu de clarté de ces idées N fois remâchées. Au moins, cette fois-ci, j'ai un plan (même si j'avoue que ce plan a été écrit après le texte, en cherchant quelles sections je pouvais y marquer).

Table des matières

La question métaphysique ultime

La question métaphysique ultime, trêve de blagues auxquelles la réponse serait 42 c'est, à mon avis, plus ou moins de se demander pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien — donc, pour être un petit peu plus près de la physique, pourquoi l'Univers existe — ou plutôt, pour être un petit peu plus modeste, pourquoi cet Univers existe, ou du moins, pourquoi nous observons cet Univers, par opposition à tout autre univers imaginable, — et si on peut en tirer des enseignements. (Éclaircissement : Je ne prétends pas que toutes ces questions soient équivalentes — je ne prétends même pas qu'elles soient si fortement apparentées — je ne prétends pas non plus qu'elles aient toutes un sens, et à la limite la méta-question de si elles en ont un est également une question profonde ; je mentionne toutes ces questions surtout parce qu'il s'agit d'un cheminement mental, mais aussi, en fait, parce que je risque de glisser, parfois par accident, de l'une à l'autre, donc je veux les mettre dès le départ sur la table.)

Il y a une variante de la question dont je ne sais pas si elle a un sens, c'est, même en admettant que l'Univers soit parfaitement défini en tant qu'objet mathématique (par exemple, une solution de certaines équations aux dérivées partielles avec certaines conditions initiales, ou quelque chose comme ça — peu importent les détails), pourquoi nous le ressentons. Je vais appeler ça le problème transcendantal (peu importe si c'est un contresens par rapport à la notion kantienne). • Cette question est intrigante, parce que par certains côtés il n'y a rien à expliquer (de la description de l'Univers comme objet mathématique, on peut imaginer faire les calculs qui montreraient qu'il contient des êtres vivants qu'on pourrait appeler humains et qui se poseraient la question de pourquoi ils sont là : fin de l'explication) ; mais par d'autres côtés, on est passé complètement à côté de la plaque qui est de se demander pourquoi au juste nous ressentons cet objet mathématique (alors qu'il est probable que les décimales de π contiennent quelque part une description complète de toute ma vie et de toutes mes conversations, mais pour autant, je ne ressens pas les décimales de π), ou, si on préfère, pourquoi parmi toutes les structures mathématiques dans lesquelles apparaît quelque chose qui pourrait se décrire comme une conscience qui se demande pourquoi elle est là, nous ressentons cette structure particulière comme la « réalité physique », pourquoi nous vivons dedans. C'est une chose de penser que le monde physique, et David Madore dedans, est régi par des lois (peut-être ou peut-être pas déterministes) qui ne laissent pas place pour une volition magiquement externe à l'Univers physique : pour autant, il est difficile pour moi de comprendre pourquoi je ressens les pensées et sensations de ce David Madore physique comme ma réalité, i.e., pourquoi je suis lui — mais il n'y a que moi pour qui cette question présente un certain mystère. Je vais un peu revenir sur ces idées et ce problème transcendantal, notamment à propos du « platonisme radical » et du « totipsisme » (cf. ci-dessous), mais pour l'instant, laissons-les de côté.

La question de pourquoi l'Univers est tel qu'il est a plusieurs facettes selon ce à quel référent imaginaire on le compare : à différents niveaux, on peut se demander, par exemple, pourquoi l'Univers obéit à des lois mathématiques, et même des lois mathématiques vaguement compréhensibles, ce qui est tout de même hautement énigmatique (ou pourquoi il obéit à des lois mathématiques qui utilisent tel ou tel genre de mathématiques, j'ai déjà écrit des choses à ce sujet) ; on peut se demander pourquoi il obéit précisément à l'arrangement de lois et de particules que nous croyons avoir découvertes (comme I. Rabi s'est exclamé à propos de la découverte du muon : who ordered that?) ; ou pourquoi les constantes qui interviennent dans ces lois ont précisément la valeur, parfois assez fantaisiste, qu'elles ont (voir ce que j'écrivais ici dans une entrée passée à ce sujet) ; ou pourquoi, parmi les univers possibles décrit par exactement les mêmes lois de la physique que nous, nous observons précisément celui-ci (et plus précisément : pourquoi l'entropie au moment du Big Bang est-elle si faible ? — je vais y revenir). Certaines de ces questions sont peut-être encore plus dénuées de sens que d'autres ; à l'inverse, certaines admettent peut-être une réponse plus facile ou en tout cas plus scientifique.

L'exigence de simplicité logique

Pour citer Einstein : Was mich eigentlich interessiert, ist, ob Gott die Welt hätte anders machen können; das heißt, ob die Forderung der logischen Einfachheit überhaupt eine Freiheit lässt (Ce qui m'intéresse à vrai dire, c'est de savoir si Dieu aurait pu faire le monde autrement ; c'est-à-dire, si l'exigence de simplicité logique laisse la moindre liberté). Cette exigence de simplicité logique, variante du principe de parcimonie, demande que le monde soit « aussi simple que possible » dans sa description fondamentale : c'est un bon point de départ pour espérer dire quoi que ce soit sur la question, et, de fait, les lois de la physique sont certainement au moins raisonnablement simples, puisqu'on a réussi à les comprendre en partie, ou à en comprendre au moins une approximation : on pouvait très bien imaginer un univers dont les lois soient dénuées d'élégance ou de symétrie, changeant de lieu en lieu ou d'instant en instant, et ultimement incompréhensibles.

Au contraire, la relativité générale découverte par Einstein est un bijou de simplicité et d'élégance mathématiques : en un certain sens, et même si ce n'est sans doute pas évident pour un non-mathématicien, la gravitation selon Einstein (ou selon Einstein & Hilbert) est même encore plus simple que selon Newton, parce qu'il n'y a pas d'histoire de force ou d'action à distance, même pas de structure préexistante sur l'espace-temps ; et — comme dans la théorie de Newton mais à la différence du Modèle standard de la théorie quantique des champs — il n'y a aucune constante sans dimension, la seule constante étant celle de Newton, et on peut considérer qu'elle définit l'unité de masse. Ceci étant, cet exemple illustre le fait qu'il y a une certaine subtilité à définir ce que simple signifie : je ne prétends pas que la relativité générale soit facile, ou plus facile que la mécanique newtonienne ou aristotélicienne, à raconter à des enfants, mais elle est plus simple d'un certain point de vue mathématique, et il faut croire que l'Univers est du côté des mathématiciens, parce qu'il a choisi d'obéir à la relativité générale plus qu'à la mécanique d'Aristote.

Le principe de simplicité logique peut être très glissant à appliquer, cependant. Par exemple, je dois évoquer l'idée de l'« univers mathématique » ou « platonisme radical », que le cosmologiste Max Tegmark a rendu populaire, une variante très forte du multivers (cf. ci-dessous), à savoir l'hypothèse selon laquelle la réalité physique est l'ensemble de toutes les structures mathématiques possibles, parmi lequel ensemble nous nous trouvons vivre dans la structure correspondant aux lois de la physique que nous connaissons. (Là aussi, il existe différentes variations autour de cette idée. J'y reviendrai sans doute une autre fois.) Si on croit à cette idée, on peut dire que l'Univers, ou plutôt le multivers, est très bien compris : ou en tout cas, il est ramené à de pures mathématiques, ce qui est après tout le but des théories du tout en physique ; et en quelque sorte, il s'agit aussi de la théorie physique logiquement la plus simple possible : tout ce qui est mathématiquement possible est. Mais quelle que soit la valeur de vérité qu'on puisse attacher à cette idée, si tant est qu'elle en ait une, on ne peut pas dire qu'elle soit furieusement prédictive. Il existe d'autres variantes du principe de plénitude : par exemple, dans le cadre des lois de la physique que nous comprenons, on peut postuler l'idée que l'Univers est infini et contient chaque configuration physiquement possible — ce qui est peut-être logiquement simple à formuler, mais pose toutes sortes de problèmes (notamment, avec un tel postulat, la question de savoir pourquoi nous ne sommes pas des cerveaux de Boltzmann, terme que je vais expliquer plus bas, est d'autant plus aiguë).

Le principe anthropique (et le multivers ?)

Un autre principe qui peut guider notre compréhension de l'Univers est le principe anthropique : sous sa forme la plus neutre, il exprime l'idée que l'Univers que nous observons doit être tel qu'il permette l'existence d'observateurs. L'Univers doit permettre l'apparition de la vie intelligente (et, a fortiori, il doit exister !), sinon nous ne serions pas là pour nous poser la question. Formulé de la sorte, c'est une tautologie plus qu'une explication. Mais il existe différentes variantes du principe anthropique, plus ou moins hasardeuses, dont certaines peuvent être considérées comme explicatives. Si on admet, par exemple, qu'il « existe » (en un certain sens à préciser) différents univers avec des lois de la physique relativement proches des nôtres mais définies par un certain nombre de paramètres réglables, certains de ces univers permettant l'apparition de la vie et d'autres non, le principe anthropique peut rendre moins surprenant le fait qu'on soit « justement » dans le domaine des paramètres où l'apparition de la vie est possible : on doit considérer ce « fine-tuning » des paramètres comme aussi peu surprenant que le fait que la Terre soit juste à la bonne distance du Soleil pour qu'il y ait de l'eau liquide à sa surface.

D'autres variantes — plus ou moins fumeuses, pour être honnête — suggèrent que l'Univers aurait pour finalité l'apparition de la vie (ce qui peut, mais pas nécessairement, suggérer l'existence d'un Créateur), ou que l'existence de la conscience est nécessaire à l'existence de l'Univers. Je peux aussi évoquer le principe anthropique darwinien, je ne sais pas d'où je le tire : dans les univers dans lesquels la vie intelligente se développe, la vie intelligente trouve le moyen de créer de nouveaux univers qui ressemblent à celui dont elle est partie (que ce soient des simulations ou de vrais univers ou encore quelque chose d'autre), et du coup ces univers se multiplient et finissent par dominer tous les autres.

Le principe anthropique ne fait pas nécessairement référence à un multivers, mais ses variantes les plus en vogue le font. Une des difficultés avec la notion de « multivers » est qu'il en existe quantité de variantes (cette vidéo est assez bien faite pour présenter de façon simple différentes notions qu'on met sous ce mot). Selon qu'on parle de façon très vague de l'idée qu'il pourrait exister toutes sortes de lois de la physique différentes (i.e., qu'elles « existent » dans une sorte de monde platonique des possibilités, dans un « ensemble des mondes », dans un espace de paramètres au sens mathématique, qu'on peut qualifier de multivers), ou qu'on adhère à des théories hautement spéculatives mais pas complètement cinglées qui donnent à des univers une existence physique assez claire, on obtient des idées différentes du multivers. (Par exemple, des variantes de la théorie de l'inflation « éternelle » suggèrent qu'il existe un ensemble rempli d'un « faux vide » dans lequel nucléent un nombre inimaginable de bulles de « vrai vide » un peu comme dans un liquide qui bout, ces bulles étant chacune un univers à la FLRW, et certaines autres théories — comme des variantes de la théorie des cordes — permettent d'imaginer que chacune de ces bulles ait des lois de la physique effectives différentes.) On peut d'ailleurs mélanger les extrêmes : j'ai mentionné ci-dessus l'hypothèse de l'« univers mathématique » ou « platonisme radical », selon laquelle la réalité physique est l'ensemble de toutes les structures mathématiques possibles, parmi lequel ensemble nous nous trouvons vivre dans la structure correspondant aux lois de la physique que nous connaissons. • Néanmoins, je ne suis pas persuadé que le principe anthropique ait vraiment besoin d'un multivers pour « fonctionner » comme plus qu'une tautologie, ou alors une notion très faible de multivers : je ne crois pas qu'on ait besoin d'insister sur le fait que ces autres univers et ces autres lois de la physique aient une « réalité physique » (je ne trouve même pas que ça ait vraiment un sens) pour pouvoir appliquer l'argument. En un sens, le multivers ne fait que transformer la question pourquoi l'Univers est-il tel qu'il est ? en pourquoi sommes-nous ici (dans le multivers) ? — je ne trouve pas que ça change fondamentalement quoi que ce soit. (Quant au problème « transcendantal » que j'évoquais plus haut, il est simplement coloré différemment, sans être vraiment déplacé.)

La question du fine-tuning

Mais par ailleurs, le principe anthropique explique-t-il quelque chose ? La méta-question préalable est de savoir s'il y a quelque chose à expliquer, au moins pour ce qui est de l'apparition de la vie : les lois de la physique que nous connaissons, et qui permettent à la vie d'apparaître, sont-elles remarquables en cela, ou n'y a-t-il là rien de vraiment surprenant ? Cette (méta-)question s'appelle celle du fine-tuning (ajustement fin ?) de l'Univers : elle est un peu chargée parce que certains veulent invoquer une réponse positive comme indication de l'existence d'un Créateur. Une des difficultés est que nous ne savons pas définir ce que c'est que la vie : rien n'exclut de façon certaine qu'il existe des arrangements de nuages dans l'atmosphère de Jupiter, ou des configurations cristallines à la surface des étoiles à neutron, qui possèdent toutes les caractéristiques par lesquelles nous voudrions définir la vie.

Jacques Monod, dans le Le Hasard et la Nécessité, propose les trois propriétés suivantes pour définir la vie : la téléonomie — c'est-à-dire l'organisation suivant l'apparence d'un projet ou d'un but comme caractéristique émergente —, la morphogenèse autonome que constitue la création de structures internes, et l'invariance reproductive sur laquelle peut se construire le mécanisme darwinien d'évolution par mutations aléatoires et sélection des plus aptes. On voit que ces caractéristiques sont extrêmement générales, et il va être très difficile de partir de considérations sur les lois de la physique pour pouvoir dire avec certitude que telles ou telles lois ne permettent pas l'émergence d'une forme de vie selon ces critères. Il y a cependant certaines conditions dans lesquelles on peut dire de façon assez convaincante qu'il ne se développera aucune forme de structure complexe, et a fortiori rien qui puisse ressembler à la vie. Mais bien sûr, rien ne dit qu'une apparition de structures complexes suffise à permettre l'apparition de la vie, encore moins de la vie intelligente (qui, pour le principe anthropique, est définie comme capable de formuler et de comprendre le principe anthropique). Une difficulté supplémentaire est qu'on ne sait pas dans quel espace (surtout si on doit imaginer un espace probabilisé) on peut faire varier les lois de la physique.

Ce qu'on peut se demander de façon un peu moins spéculative, et qui peut au moins apporter un certain éclairage sur notre Univers, c'est à quel point les constantes fondamentales sans dimension de la physique sont « finement ajustées » pour permettre l'apparition de la vie telle que nous pouvons l'imaginer. Même à ce sujet, les avis divergent : le physicien américain Victor Stenger, par exemple, a écrit un livre pour expliquer pourquoi notre Univers n'est pas, selon lui, fine-tuné. Livre auquel cet article (The Fine-Tuning of the Universe for Intelligent Life) de l'astrophysicien australien Luke Barnes apporte une réponse assez cinglante : en fait, je suis tenté de dire qu'il démolit complètement le livre de Stenger, et je recommande chaudement la lecture de l'article en question (il n'est pas nécessaire de lire le livre avant), parce que je trouve qu'il est très bien écrit — il expose bien le problème, et défend la thèse du fine-tuning de façon à mon avis très convaincante.

(Comme je le disais plus haut, la question est assez connotée : certains religieux veulent croire au fine-tuning parce que ça peut être considéré comme allant dans le sens de l'existence d'un Créateur — et c'est sans doute par réaction que des militants athées comme Stenger ont été amenés à vouloir réfuter cette idée. Je pense que c'est assez idiot, d'abord parce qu'on ne doit pas faire de la science en fonction de ce qu'on veut, et de toute façon il y a plein d'autres étapes logiques entre le fine-tuning et l'existence d'un Créateur, et généralement encore beaucoup d'autres étapes logiques entre l'existence d'un Créateur et celle du Dieu auquel telle ou telle religion veut croire, étapes qui sont beaucoup plus attaquables que le fine-tuning lui-même. Même si on ne veut pas croire à l'existence d'un multivers ou au pouvoir explicatif d'un principe anthropique modérément fort, on peut très bien adhérer au postulat, par exemple, que les lois de la physique permettent nécessairement l'apparition de structures complexes aux frontières de l'ordre et du chaos, et de telles structures complexes finissent toujours par développer la vie, qui explique raisonnablement le fine-tuning observé, sans aller chercher un Créateur pour justifier ce postulat.)

Il n'est bien sûr pas interdit de croire au fine-tuning et penser par ailleurs qu'il n'y a rien à expliquer : on peut dire que l'Univers est tel qu'il est, point final. (Variante : le but de la physique est de décrire le monde et de prédire des phénomènes naturels, pas d'expliquer les lois de la nature.) J'ai tendance à trouver que cette réponse est assez nulle : si on s'était contenté de « c'est comme ça », on serait passé à côté de quantité de découvertes scientifiques qui sont parties de l'idée qu'il y a peut-être moyen d'expliquer pourquoi c'est comme ça (au pif, la découverte des quarks en cherchant à expliquer l'organisation du spectre des hadrons) ; mais il faut admettre que le phénomène du fine-tuning est un peu différent de celui d'une symétrie ou d'une coïncidence numérique remarquable qui peut déboucher sur une théorie fondamentale plus profonde. Et il faut bien admettre qu'en mathématiques, par exemple, on se contente bien de la réponse c'est comme ça, parce qu'on ne peut pas concevoir un monde où les mathématiques seraient différentes. (Du coup, la question de savoir pourquoi certaines choses sont comme elles sont en mathématiques est particulièrement frustrante.)

Totipsisme

Il y a une autre chose qu'il faut à mon avis garder à l'esprit, et qui amène à voir le principe anthropique sous un angle différent, c'est que la question de pourquoi nous sommes là et l'argument anthropique peuvent se répéter à une échelle individuelle : pourquoi suis-je moi ? J'ai dit ci-dessus que, dans le principe anthropique (variante faible : il doit exister une forme de vie intelligente dans l'Univers ; variante intentionnelle : le but de l'Univers est l'émergence d'une forme de vie intelligente), on doit comprendre la notion de forme de vie intelligente comme une forme de vie capable de comprendre et d'appliquer le principe anthropique. On peut alors jouer au même jeu que la fameuse blague du Chat qui regarde une carte sur laquelle est écrit vous êtes ici et qui s'étonne : les nouvelles circulent vite !

C'est ainsi que j'ai baptisé totipsisme l'idée plus ou moins humoristique suivante, qui mêle le solipsisme et le principe anthropique : je dois exister, parce qu'il doit exister une personne dans l'Univers qui invente l'idée du totipsisme ; et peut-être même le but de l'Univers est l'apparition de l'idée du totipsisme. En fait, le totipsisme ne s'applique pas juste à une personne, mais à une personne à un instant donné (après tout, moi-maintenant est une personne différente de moi-dans-un-jour ou moi-il-y-a-un-jour pour les besoins de la métaphysique : le fait que ces personnes aient des souvenirs en commun et une certaine générosité l'une pour l'autre n'est pas vraiment pertinent). Donc le totipsisme se réduit à l'idée suivante : je suis en ce moment en train de penser au totipsisme (et c'était peut-être bien le but de l'Univers) ; j'écris je, mais je pourrais aussi bien écrire vous, puisque le totipsisme est encore plus que solipsiste, il est l'idée qu'il n'y a qu'une seule idée dans l'Univers, c'est l'idée du totipsisme (d'ailleurs en ce moment nous sommes en train de penser au totipsisme). Je trouve que cette idée auto-référente a un côté délicieusement, fût-ce humoristiquement, zen. (Pour ceux qui veulent une explication plus longue, le texte — en anglais, et assez ancien — dans lequel je décrivais l'idée initialement est ici.) • Quoi qu'on pense de cette idée, reductio ad absurdum, blague, ou Illumination, elle doit nous faire réfléchir sur ce qui sous-tend le principe anthropique : si la question est légitime ou simplement sensée de savoir pourquoi nous observons cet univers parmi tous les univers possible et pourquoi nous vivons sur cette planète parmi toutes les planètes existantes, il est sans doute légitime ou sensé pour moi de me demander pourquoi je vis cette vie parmi toutes les vies vécues, et cet instant précis parmi tous ceux de cette vie.

Sans aller jusqu'au totipsisme, je peux au moins être tenté de penser que je devrais être relativement « typique » dans l'humanité de la même manière que notre planète et notre Univers devraient être relativement « typiques » parmi ceux qui peuvent supporter la vie. Ceci est la base de l'argument de l'apocalypse dont je trouve amusant de voir à quel point il dérange (notons que je préfère le formuler en écartant toute notion de probabilité : l'affirmation le nombre de personnes qui va vivre après moi n'est pas 20 fois supérieur au nombre de personnes qui ont déjà vécu est vraie pour 95% de l'Humanité, ceci est un fait difficilement contestable et qui ne fait intervenir aucune sorte de probabilité). • Maintenant, la question de la « typicité » ne se pose pas qu'en termes de temps : il est par exemple vraisemblable que je fasse partie, et possiblement la quasi-totalité du lectorat de ce blog, des 5% voire 1% les plus riches de la planète (selon essentiellement n'importe quelle mesure de richesse), et certainement selon toutes sortes d'autres mesures sociales ou économiques d'atypicité (e.g., niveau d'éducation). C'est une question qui me préoccupe philosophiquement et émotionnellement (je veux dire, au-delà de juste trouver révoltant le niveau d'inégalités sur la planète) : et notamment, la réponse analogue au principe anthropique, à savoir je suis dans cette minorité parce que la grande majorité de la population humaine ne s'intéresse pas au principe anthropique ou au totipsisme, me dérange profondément, entre autres parce que je n'arrive pas à décider si c'est une réponse sérieuse (ni même s'il y a une question à laquelle il faut répondre) ou si c'est une sorte de blague.

Retour sur l'exigence de simplicité et le principe anthropique

Passons. Si on combine le principe anthropique et le exigence de simplicité logique, on arrive à l'idée selon laquelle l'Univers devrait être à peu près aussi simple que possible parmi ceux qui rendent possible l'apparition d'une forme de vie intelligente, et à peu près typique parmi ceux-ci (i.e., typique parmi ceux qui sont simples et permettent la vie intelligente). Sur certains plans, on peut dire que cette combinaison de principes a un relatif succès « postdictif ». Par exemple, parmi les forces de la nature (la gravitation, l'électromagnétisme, la force nucléaire forte, la force nucléaire faible, et l'interaction avec le Higgs), à tout le moins, aucune n'est manifestement superflue à l'existence de la vie telle que nous la comprenons — au sens où supprimer cette force ne changerait rien à notre existence ; même des particules comme la troisième génération de quarks et de leptons (qui, en apparence, « ne servent à rien » pour permettre que nous existions) semblent jouer un rôle pour expliquer l'asymétrie entre matière et antimatière dans l'Univers (voir ici et ici pour les explications techniques). Les constantes de la physique ne semblent pas non plus être dans un domaine de contraintes beaucoup plus étroit que ce qui permettrait l'apparition de la vie — à l'exception cependant de la constante cosmologique (beaucoup plus petite que ce qui est nécessaire pour permettre l'émergence de la vie) ou de la taille caractéristique de l'Univers (beaucoup plus grand que nécessaire : ce qui est peut-être, mais peut-être pas, un déguisement différent du même problème). Il reste, en revanche, un problème épineux avec les cerveaux de Boltzmann, dont il faut que je reparle (cf. plus bas, donc).

Maintenant, les modestes conclusions qu'on peut tirer des principes ci-dessus (principe anthropique et exigence de simplicité logique) peuvent s'expliquer par un biais de sélection dans un multivers (i.e., il existe un nombre essentiellement infini de mondes possibles — mais d'autant plus « rares » ou « improbables » qu'ils sont compliqués — et nous observons ceux qui permettent l'existence d'observateurs) ; mais on peut dire qu'elles peuvent aussi s'expliquer par l'existence d'un Créateur parcimonieux, animé de l'intention de créer la vie intelligente mais qui veut faire le moins possible d'efforts pour cela. Peut-être même qu'un Créateur explique mieux que le principe anthropique pourquoi nous ne serions pas des cerveaux de Boltzmann : après tout, c'est plus intéressant de tout point de vue de créer des vraies formes de vie que des fluctuations aléatoires. • L'ennui, cependant, avec un Créateur en tant que théorie physique ou métaphysique, c'est que si on commence à spéculer sur ses intentions, on est, justement, en train de spéculer complètement. Peut-être que le Créateur ne tenait pas spécialement à créer la vie mais juste à faire des étoiles ou des structures complexes (essentiellement tous les arguments sur le fine-tuning de l'Univers pour la vie intelligente montrent aussi qu'il est fine-tuné pour toutes sortes d'autres choses). On peut imaginer que notre Univers soit une expérience scientifique menée par un Créateur étudiant auquel le prof a donné comme instructions essaie de fabriquer les structures les plus complexes possibles à partir des lois de la physique les plus simples possibles — ça ressemblerait bigrement à ce que nous observons. Mais le fait qu'essentiellement personne ne croit en un Dieu qui ne donnerait pas une place particulière à l'Humanité ou au moins à la vie intelligente en général me laisse penser que, de toute façon, personne ne croit en Dieu pour des raisons de ce genre.

(Dit autrement : les grandes religions monothéistes font en principe de leur Dieu le Créateur de l'Univers, mais je ne crois pas que les croyants pensent réellement à sa figure en ces termes — car ces religions mettent surtout en avant l'aspect moral de leur enseignement et la figure d'un Dieu guide moral et spirituel, pas l'idée d'un Grand Architecte qui serait surtout un mathématicien. Digression : j'ai d'ailleurs tendance à trouver qu'il est possible de franchir complètement le pas et d'être de religion juive, chrétienne ou musulmane en admettant que Dieu est non pas une entité transcendant l'Univers mais une idée émergent de l'Humanité ou consubstantielle à elle, comme l'idée de Liberté ou de Beauté — il me semble que rien d'essentiel n'est perdu en abandonnant complètement le terrain métaphysique « dur », mais j'ai déjà exprimé cette idée. Voir aussi cet exposé du philosophe Tim Maudlin pour une élaboration de ces thèmes.)

Je dois aussi évoquer la suggestion selon laquelle on pourrait déduire l'exigence de simplicité logique (ou au moins une forme de l'exigence de simplicité logique) du principe anthropique : celle-ci se base sur le raisonnement suivant : si les lois de la physique étaient arbitraires, rien ne serait prévisible dans l'Univers, même pas à un niveau empirique (comme le fait qu'une pierre tombe : les lois pourraient très bien décider qu'elles tombent les jours pairs et pas les jours impairs), et soit la vie serait impossible (parce qu'elle a besoin d'un peu de prévisibilité pour fonctionner) soit l'intelligence ne se développerait pas parce qu'il serait tout simplement impossible de s'en servir pour tirer un avantage évolutif. Je trouve que cet argument est intéressant, mais il est confus et mélange plusieurs idées de ce que peuvent être des lois de la physique arbitraires (une loi mathématiquement compliquée peut être phénoménologiquement assez simple, et l'inverse est encore plus sûr), et comme je suis tout à fait prêt à prendre l'exigence de simplicité comme un axiome sans justification — après tout c'est une variante du principe de parcimonie ou du rasoir d'Ockham — je ne cherche pas plus loin. (Si on n'accepte pas le principe de parcimonie, on n'a pas de raison de chercher à limiter le nombre de principes qu'on accepte, et du coup on n'a pas de raison de ne pas accepter le principe de parcimonie ! ☺️) Éventuellement, des formes réduites de cet argument peuvent cependant être intéressantes, par exemple pour expliquer que l'espace-temps ait 3+1 dimensions sur la base du principe anthropique (voir la section 4.9 de l'article de Luke Barnes référencé ci-dessus).

Cerveaux de Boltzmann

Qu'est-ce qu'un cerveau de Boltzmann ?

Mais je reviens au problème des cerveaux de Boltzmann. (J'en ai déjà parlé, avant même d'apprendre le nom, mais de toute façon, comme je le signale en introduction, j'ai déjà parlé d'essentiellement tout ce que je dis dans cette entrée.) Un cerveau de Boltzmann, c'est l'idée qu'à partir d'un chaos de particules se déplaçant essentiellement aléatoirement (où, pour parler dans des termes un peu moins imagés, à partir d'un univers en équilibre thermodynamique, i.e., en principe « mort », où il ne se passe rien), parfois, mais très très rarement, par hasard, des structures quelconques apparaissent simplement par fluctuation aléatoire entre toutes les possibilités d'arrangement de ces particules ; des structures, qui peuvent être un être humain, une planète, une galaxie, voire des milliards de galaxies. (En un certain sens, l'idée remonte même à Lucrèce que tout ce que nous voyons soit dû au hasard d'atomes qui se seraient entrechoqués.) Maintenant, ce qu'il faut souligner avec cette apparition de structures ordonnées par hasard dans le chaos de l'équilibre thermodynamique, c'est qu'elles sont d'autant plus rares, et exponentiellement ce, qu'elles sont grandes : une galaxie a donc incommensurablement moins de chances d'apparaître par hasard qu'une planète, et elle-même moins qu'un être humain, et lui-même moins qu'un cerveau d'être humain. Spécifiquement, un cerveau de Boltzmann est la structure la plus petite — donc la plus probable — possible qui soit consciente ou intelligente (selon n'importe quelle définition du terme) et qui apparaisse par de telles fluctuations aléatoires.

Le paradoxe du cerveau de Boltzmann, et le caractère spécial du Big Bang

Le paradoxe du cerveau de Boltzmann, ou plutôt, les paradoxes du cerveau de Boltzmann, parce qu'il y en a plein de variantes reliées les unes aux autres, c'est la question de savoir pourquoi (ou si !) nous ne sommes pas de telles fluctuations dans une mer de chaos. Bien sûr, un cerveau qui apparaît par fluctuation aléatoire dans le chaos est extraordinairement improbable, on a plutôt envie de croire qu'il n'est pas apparu comme ça mais qu'il est apparu dans un être humain expliqué par évolution par sélection naturelle sur une planète qui, etc. : mais le problème est que même si ces explications sont sympathiques, il faut quand même expliquer la planète, et pour expliquer la planète il faut remonter dans le temps, et plus on remonte dans le temps, plus les explications font appel à des choses grandes et, du point de vue physique, d'entropie plus basse (notre notion même du sens du passage du temps vient de la direction dans laquelle l'entropie augmente), et on remonte ainsi jusqu'au Big Bang et on se rend compte qu'on a concentré là, en la faisant remonter dans le passé, toute l'invraisemblance de toutes ces choses qu'on ne voulait pas expliquer par fluctuations statistiques. Autrement dit, l'état dans lequel devait être notre Univers au moment du Big Bang était très spécial et atypique : très très très très spécial, à ce point qu'il est, du point de vue de la physique statistique, incommensurablement plus probable de supposer que notre cerveau est apparu par hasard au milieu du chaos que de supposer l'état que nous reconstituons pour le Big Bang !

(Voici une comparaison qui aidera peut-être à comprendre les choses : si je fais quelques opérations de mélange sur un jeu de cartes, que je tire quatre cartes au hasard et que je constate que ce sont le 5, le 6, le 7 et le 8 de pique dans cet ordre, je vais sans doute conclure que le jeu était trié pour commencer, et que je ne l'ai pas totalement mélangé ; mais fondamentalement, l'hypothèse que le jeu complet était trié est une hypothèse beaucoup plus spéciale que le fait que les seules quatre cartes que j'ai tirées soient triées : dans le cas d'un jeu de cartes, on peut trouver une raison pour laquelle le jeu entier était trié, par exemple le fait que quelqu'un soit passé par là et ait fait le tri, ce qui rend cette hypothèse tout à fait raisonnable, mais dans le cas de l'Univers, l'état spécial au moment du Big Bang est, à mon avis, le mystère le plus profond de la physique. • Voici une autre comparaison : si j'ai un singe qui tape vraiment au hasard sur une machine à écrire, et que je le vois taper la phrase And thus the native hue of resolution / Is sicklied o'er with the pale cast of thought, / And enterprises of great pith and moment / With this regard their currents turn awry, / And lose the name of action. — même si le je vois taper toute cette phrase, il est quand même considérablement plus probable que ce qui précède immédiatement était juste une suite de signes dénuées de sens plutôt que tout le début du monologue de Hamlet, ou encore moins tout le début de toute l'œuvre de Shakespeare : ce serait idiot d'avancer l'explication oui, le singe a tapé cette phrase parce qu'il tape du Shakespeare sauf si on a une explication au fait qu'il tape du Shakespeare !)

De façon plus succincte : une citation célèbre de Carl Sagan affirme que si on veut faire une tarte aux pommes à partir de rien, il faut commencer par créer l'Univers. Mais Boltzmann affirme que c'est beaucoup plus économique, malgré les apparences, de supposer l'existence ex nihilo d'une tarte aux pommes, que celle de tout un Univers qui donnera, au final, une tarte aux pommes. Et le cerveau de Boltzmann est la même chose que la tarte aux pommes de Boltzmann avec un cerveau conscient à la place d'une tarte aux pommes.

A fortiori, on devrait aboutir à la conclusion suivante : malgré tous les souvenirs que je crois avoir et tout ce que je crois observer du monde qui m'entoure, il est presque infiniment plus probable que je sois juste un cerveau apparu, et pour une durée très courte, par fluctuation aléatoire avec les (faux) souvenirs en question. Mais on ne croit pas ça sérieusement (ne serait-ce que parce que cette croyance se détruit elle-même : les raisons de croire qu'on serait un cerveau de Boltzmann sont basées sur les lois de la physique telles que nous les comprenons — mais si on croit vraiment être un cerveau de Boltzmann, toutes les expériences qui ont servi à valider ces lois de la physique sont des faux souvenirs et n'ont jamais eu lieu, donc on n'a plus aucune raison de croire à ces lois !). L'idée même que le temps a un sens (la flèche du temps) est une conséquence du fait que l'état du Big Bang est si particulier — permettant à l'entropie d'augmenter depuis ce moment. Croire que nous serions des cerveaux de Boltzmann, c'est essentiellement croire que le temps n'existe pas.

 Pour ceux qui trouvent mes explications obscures, peut-être que ces transparents de Sean Carroll (explication grand public ; avec plein de jolies images — mais du coup le PDF est un peu gros) seront plus clairs. Je vois d'ailleurs avec amusement qu'il est tombé sur la même référence à Lucrèce et la même phrase de Carl Sagan que moi. Les transparents peuvent se lire tout seuls, mais si on veut l'exposé lui-même, ou du moins un exposé extrêmement proche, il est par exemple ici (suite ) : je l'ai déjà dit, mais Sean Carroll est un vulgarisateur extraordinairement doué.

Peut-on résoudre le paradoxe ?

Il faut que j'insiste là-dessus : le principe anthropique ne nous sauve pas de ce paradoxe — il ne peut pas expliquer l'état si remarquable et spécial du Big Bang. Le principe anthropique exige simplement que l'Univers permette une forme d'intelligence consciente, ou quelque chose comme ça (choisissez la variante que vous voulez, ce n'est pas important) : Boltzmann affirme qu'il est plus économique de supposer le strict minimum pour répondre à ce critère — donc, a priori, juste un cerveau. Ou si on veut, le principe anthropique explique une partie incommensurablement petite de toute la « spécialité » de l'état du Big Bang.

Alors comment se sortir du problème ? On peut penser qu'il faut réinterpréter la thermodynamique. (Par exemple, comme je l'ai dit dans mon entrée récente sur la cosmologie, la question de la définition de l'entropie de l'Univers est très délicate, parce que la gravitation a l'effet opposé de ce qu'on observe normalement en physique statistique : normalement, quand l'entropie est haute, i.e., quand on est proche de l'équilibre thermodynamique, le système apparaît comme homogène, par exemple des variations de température localisées vont avoir tendance à s'égaliser quand le temps passe, i.e., quand l'entropie augmente, mais dans le cas de la gravitation, c'est le contraire, l'état de l'Univers est très spécial, i.e., son entropie est très basse, justement parce qu'il est très homogène !, et quand les systèmes gravitationnels évoluent, ils tendent à se condenser en trous noirs qui concentrent le maximum d'entropie possible. Cette observation pourrait contenir une graine de résolution du problème, parce que postuler que le Big Bang soit un état très homogène, même si cela signifie que son entropie est basse et donc que l'état est très spécial, est une hypothèse intellectuellement moins bizarre que si on devait supposer un état de basse entropie dans un système non-gravitationnel.) Néanmoins, le problème est enraciné dans des principes extrêmement fondamentaux de la physique, et en un certain sens on n'a absolument pas progressé sur cette question depuis Boltzmann : la mécanique quantique et la relativité rendent le problème plus subtil à comprendre mais ne le changent pas fondamentalement, et il est fort peu vraisemblable que plus de lumière soit apportée par des nouvelles découvertes en physique. On peut, comme je le disais plus haut, postuler l'existence d'un Créateur (c'est un argument de type God of the gaps, mais en tant qu'athée je dois dire que ce gap précis est au moins celui qui a la forme la plus appropriée parmi tous ceux où on peut chercher à invoquer cet argument), même si ça n'explique pas vraiment pourquoi le Créateur voulait partir d'un état si particulier (bien plus particulier que celui nécessaire pour faire apparaître la Terre, ou la vie dans l'Univers, ou quoi que ce soit qu'on sache identifier). On peut postuler une loi de la physique qui affirme précisément que le Big Bang se fait dans un état d'entropie très basse (c'est à peu près aussi ad hoc que de postuler un Créateur — d'ailleurs, c'est une forme de Créateur, simplement un créateur impersonnel). On peut chercher une raison pour un tel fait, mais c'est assez délicat.

Peut-être qu'une solution au moins partielle du problème (des cerveaux de Boltzmann — i.e., de pourquoi nous n'en sommes pas) est apportée par certaines conceptions du multivers autour de l'idée d'inflation éternelle ou de ses variantes. Je n'ai pas regardé ces théories assez en détail pour me prononcer vraiment, mais l'idée, pour parler très grossièrement et pour autant que je la comprends, est qu'on peut imaginer un univers parent, qui est en équilibre thermodynamique, ou qui est au moins dans un état stationnaire sous une forme ou une autre (peut-être qu'il n'arrive pas à atteindre l'équilibre thermodynamique). Univers parent dont des fluctuations forment des univers « bulles », le processus d'apparition desquels fait que nécessairement leurs conditions initiales sont très lisses, i.e., d'entropie faible (ce qui leur donne une flèche du temps). Ceci expliquerait la situation spéciale du Big Bang sans pour autant violer la thermodynamique dans l'univers parent. Ceci peut aussi résoudre le problème des cerveaux de Boltzmann dans le temps (i.e., dans sa variante : notre Univers, ou tout univers qui lui ressemble, va donner naissance à un nombre infini de cerveaux de Boltzmann dans son avenir très lointain, donc logiquement il devrait être infiniment plus probable que nous soyons de ces cerveaux-là que des très rares cerveaux qui évoluent « naturellement » au commencement de l'histoire) : la réponse de ce genre de multivers est que le nombre d'univers jeunes qui apparaissent par unité de temps est suffisamment grand pour que même si dans un univers donné les cerveaux de Boltzmann dépassent en nombre les cerveaux « naturels », dans le multivers tout entier, à n'importe quel moment, c'est le contraire.

Malheureusement, cette résolution du problème des cerveaux de Boltzmann a elle-même un problème : si on oublie les détails, ce que fait le multivers (en produisant énormément d'univers jeunes à tout instant), c'est de déplacer monstrueusement la probabilité a priori d'exister à un moment donné pour la décaler vers le début de l'univers. Mais on arrive alors à un nouveau problème : c'est que du coup, nous devrions exister au premier moment possible où existe la vie intelligente. (Essentiellement parce que si dans les univers vaguement comme le nôtre la vie peut apparaître au bout de N années, alors la création d'univers jeunes par le multivers est tellement prolifique que presque toutes les formes de vie intelligente sont dans des univers vieux de précisément N années.) On peut se déclarer satisfait parce que ce déplacement des statistiques prédit que nous sommes la première civilisation à émerger dans notre Univers, et « explique » donc que nous ne recevions pas de contacts extra-terrestres, mais en vérité il est très difficile de croire que c'était absolument impossible que la vie intelligente apparaisse dans notre Univers avant qu'elle apparaisse sur Terre (si tel était le cas, on s'attendrait à vivre autour d'une étoile beaucoup plus ancienne, pour commencer, pas une étoile de troisième génération) ; et à l'échelle individuelle, je devrais conclure que je suis le premier être intelligent de l'humanité, et mes chevilles ne sont pas tout à fait assez enflées pour me laisser prendre cette conclusion au sérieux (en plus de ça, je devrais même conclure que je suis au premier instant de ma vie où je suis intelligent, conscient, ou peut-être, capable de penser cet argument : empiriquement, ce n'est pas le cas). Ce nouveau problème s'appelle le youngness paradox. • Bon, alors, on peut aussi croire que la création d'univers dans le multivers se fait juste au rythme qu'il faut pour être supérieur à la création de cerveaux de Boltzmann dans un univers donné mais suffisamment petite pour ne pas rendre le youngness paradox trop aigu : cela laisse tout de même une bonne latitude. (Un ordre de grandeur évident est de dire que le temps typique d'apparition dans le multivers d'un univers capable de donner naissance à la vie devrait être compris entre le temps qu'il a fallu pour qu'apparaisse la vie sur Terre et le temps pour qu'apparaisse le premier cerveau de Boltzmann, donc quelque chose entre 1010 et 101040 années ; je tire ce dernier chiffre de mon chapeau, mais il y a des réflexions beaucoup plus poussées dans ce papier, notamment sa section V, que je n'ai fait que survoler très très en diagonale, ou celui-ci, que je n'ai même pas survolé.) Même si ça laisse une bonne latitude, il y a quand même quelque chose d'extrêmement désagréable à ce que le multivers soit à son tour sujet à une forme de fine-tuning (et je ne parle là que du temps d'apparition de nouveaux univers : si on commence à entrer dans le mécanisme d'inflation et de sa fonction de potentiel, c'est vraiment affreux).

Au bout d'un moment il faut admettre que les spéculations sur les univers parallèles (à part pour nous donner toutes sortes de prétextes à expliquer nos erreurs dans la vie courante), elles sont un peu trop spéculatives pour mériter la qualification de science. D'autant que les problèmes que j'évoque sont peut-être trop profonds pour être résolus par du « bricolage » sur les lois de la physique (mais on se demande un peu quelle genre de réponse ils seraient susceptibles d'admettre !) : au bout du compte, la physique ne sait pas résoudre ces questions, et la métaphysique ne sait qu'en poser de nouvelles. Et à force qu'on tire sur les probabilités dans tous les sens (comme en faisant des statistiques bayesiennes sans avoir la moindre idée de ce que devrait être la distribution a priori), les probabilités finissent par se fâcher.

Spéculations spéculativement spéculatives

L'hypothèse de simulation

Mais si on n'a pas peur de spéculer, on peut bien sûr aller plus loin. Une hypothèse métaphysique célèbre est l'hypothèse de la réalité simulée (voir aussi cet autre article très proche), selon laquelle nous vivrions dans (i.e., notre Univers serait) une simulation informatique menée par une civilisation plus avancée. (Il y a même un certain Nick Bostrom qui a créé un site Web consacré à la diffusion de cette idée.) Telle quelle, cette hypothèse ne me semble pas très intéressante, même si je vais dire qu'il y a des variantes que je trouve beaucoup plus séduisantes. Outre les objections présentées dans l'article Wikipédia (notamment si on suppose que le monde simulant est relativement semblable au monde simulé, ce qu'on n'a pas vraiment de raison de faire mais sinon on ne sait pas trop sur quoi raisonner, il y a la problème de la puissance de calcul), il y a une subtilité rarement mentionnée, et apparentée au problème « transcendantal » mentionné plus haut, qui me semble assez prégnante lorsqu'on considère l'hypothèse de simulation. Voici : si on considère que notre Univers est une simulation, a-t-on vraiment fait progresser la question » de pourquoi il se présente à nous comme la réalité, de pourquoi nous le ressentons comme tel ?

Pour éclaircir les choses, il faut distinguer deux variantes de l'hypothèse de la simulation. (1) Soit nous sommes en fait, en un certain sens, des habitants du monde simulant, qui ne ressentons le monde simulé que par une interface avec lui ou un mécanisme d'observation : pensez au monde du film Matrix — sauf qu'ici, manifestement, même nos pensées sont entièrement apparues dans le cerveau du monde simulé, donc peut-être qu'il faudrait plutôt faire l'analogie avec des spectateurs d'un film, tellement plongés dans celui-ci qu'ils en oublient qu'ils existent autrement que par les actions et pensées des personnages qu'on leur présente. (2) Soit nous sommes entièrement dans le monde simulé, le monde simulant servant juste à faire tourner la simulation mais pas à « rendre réel » pour nous le monde simulé. • Le problème avec (1) est qu'outre la difficulté à comprendre cette interface simulant-simulé, on a juste fait remonter d'un niveau la question de pourquoi nous ressentons la réalité (maintenant posée sur le monde simulant). Et le problème avec (2) est que, du coup, le monde simulant ne « sert » plus à rien dans l'histoire. Si notre monde est défini par un certain nombre de lois mathématiques implémentées sur un supercalculateur dans le monde simulant, ces lois définissent un objet mathématique qui a un sens en lui-même, qu'a-t-on besoin d'une implémentation de cet objet dans un univers plus grand ? (Le nombre 42 n'a pas besoin d'être représenté dans un ordinateur pour exister.) Si les habitants du monde simulant s'amusent à modifier les lois de la simulation, qu'est-ce qui nous fait penser que nous suivrions ces lois modifiées plutôt que continuer à suivre les lois originales qui définissent l'Univers (en tant qu'objet mathématique) dans lequel nous existions jusqu'alors.

La Théorie de la Totalité Transfinie de Turing

Il faut que je finisse par évoquer une variation sur l'hypothèse de simulation qui me semble intéressante, ou en tout cas, amusante : je l'ai déjà évoquée dans cette entrée qui se présente comme une discussion fictive, et je compte développer cette idée beaucoup plus en détails plus tard, mais je peux en parler rapidement ici. Je ne sais pas si je dois qualifier cette idée de religion (ce qui est peut-être plus honnête en ce sens qu'il s'agit de postulats métaphysiques et eschatologiques non justifiés — et ce qui attire l'attention sur le fait que beaucoup de gens peuvent croire à des idées tout aussi précisément révélées) ou d'idée métaphysique (ce qui évite de laisser croire que l'idée en question ait une composante éthique, fasse appel à des divinités, ou implique un culte quelconque ; par ailleurs, il ne s'agit pas ici de faire la moindre affirmation qui contredise une théorie physique acceptée) : je ne sais donc pas comment l'appeler — j'avais imaginé le nom Church of Turing (une blague sur le nom d'Alonzo Church), mais finalement je crois que je préfère Théorie de la Totalité Transfinie de Turing. Ce nom allitératif doit aider à rappeler qu'on n'est pas obligé de prendre cette idée trop au sérieux, et que le but n'est pas spécialement d'y « croire » : j'ai tendance à me dire qu'à partir du moment où la métaphysique s'écarte assez du domaine de la science, son but n'est plus tant de tendre à la « vérité » (qui n'a peut-être pas de sens) que simplement aux idées intéressantes parce qu'elles remettent en question notre façon de voir le monde. • Après, on peut aussi considérer qu'il s'agit d'une construction artistique (après tout, j'ai commencé par écrire un fragment littéraire gratuit sur la question, et créer une religion peut être une forme d'art — cf. cet autre fragment) ; ou encore, une façon de relever le défi d'imaginer comment une vie éternelle pourrait ne pas être infiniment ennuyeuse. Disons, donc, qu'il s'agit d'une fantaisie métaphysique qui me semble appropriée pour conclure cette entrée.

La Théorie de la Totalité Transfinie de Turing, donc, se rapproche de l'hypothèse de la simulation en ce qu'elle postule que l'Univers matériel que nous percevons, ou monde 0, fait partie d'un monde plus vaste, ou monde 1 (on peut l'imaginer comme une simulation ou comme un processus physique, ce n'est pas vraiment important) : et la raison pour laquelle ce monde 0 « nous » apparaît réel est que « nous » faisons partie du monde 1, depuis lequel nous observons le monde 0, observer signifiant ici que nous nous y sommes plongés de la façon la plus complète (nous faisons de notre réalité celle du monde 0, jusqu'à nos pensées, nos souvenirs, notre conscience, etc. ; l'« observation » est donc censée répondre essentiellement à ce que j'ai appelé le problème transcendantal plus haut). • Je souligne que le monde 0 est régi par des lois de la physique précises, et le monde 1 ne peut en aucune manière « intervenir » pour les modifier, les suspendre ou les contourner : tout au plus faut-il croire que le monde 1 a choisi les lois de la physique en question, et l'état initial du monde 0 (ou quelque chose du genre). Maintenant, ceci ne fait que repousser le problème d'un cran, et c'est parfaitement voulu : la même chose est vraie pour le monde 1, et ainsi de suite dans une régression infinie assumée : le monde 0 est créé depuis le monde 1, qui est créé depuis le monde 2, qui est créé depuis le monde 3, etc.

(Quant aux raisons pour lesquelles le monde 1 donne naissance au monde 0 ou pour lesquelles ses habitants s'y plongent, elles ne sont pas précisées, et on peut en imaginer plein : que ce soit un processus physique fondamental, une nécessité biologique ou le fondement même de la « vie » ou de la pensée dans le monde 1, ou une raison plus précise — une œuvre d'art, une forme de fiction, une quête de Sens, une pratique cathartique ou spirituelle, une façon d'être ensemble et de communiquer, une communauté de vie, un jeu, un rêve, un test, une épreuve, une punition, une forme de drogue, une expérience, ou une tentative pour répondre à une question scientifique — ou encore quantité d'autres choses, ou un mélange de plusieurs de ces choses, ou encore des raisons qui nous sont incompréhensibles. Contrairement à des religions qui doivent réconcilier un Créateur censément omnipotent, parfait et bienveillant avec un monde qui ne semble pas coller avec ces hypothèses, ici on ne suppose rien de tel.)

Mais on se doute bien que je ne vais pas m'arrêter là : les mondes 0, 1, 2, 3, etc., sont créés depuis le monde ω (en fait, ils ne sont pas créés simultanément mais dynamiquement, et à tout instant seulement jusqu'à une hauteur finie : c'est une subtilité que je ne détaillerai pas aujourd'hui), et le monde ω l'est lui-même depuis le monde ω+1, « et ainsi de suite ». Cette hiérarchie de mondes est étiquetée par les ordinaux (non pas « tous » les ordinaux — ça n'aurait même pas vraiment de sens, d'ailleurs, les ordinaux étant par nature toujours inachevés — mais les ordinaux jusqu'à un ordinal qui s'appelle ωL, ou, de façon plus longue, le premier ordinal indénombrable dans l'univers constructible L de Gödel).

Pourquoi précisément cette structure ? L'idée essentiel est que le monde 1, précisément à cause de sa capacité à créer et modéliser jusqu'à l'infini des mondes intérieurs comme celui que nous ressentons, est capable de mener des opérations de calcul qui sont impossibles dans notre monde 0 : dans notre monde 0, une saveur de la thèse de Church-Turing affirme que les calculs physiquement menables (en principe !, i.e., avec suffisamment de temps et d'énergie) sont ceux qui sont faisables sur un ordinateur idéalisé qu'est une machine de Turing, mais si on ajoute à cet ordinateur la capacité d'examiner jusqu'à l'infini certaines propriétés des fonctions calculables par une machine de Turing (par exemple, est-ce que ce calcul finit par terminer (en temps fini) ?), on obtient quelque chose de strictement plus puissant, et ce serait là le modèle de calcul pour le monde 1. Plus généralement, cette opération de « permettre d'aller voir jusqu'à l'infini » (description très informelle, bien sûr) s'appelle le saut de Turing, et l'idée centrale de la théorie que je présente est d'imaginer une infinité de mondes emboîtés, chacun permettant un certain niveau de calculabilité, ces niveaux étant décrits par l'itération transfinie du saut de Turing (l'ordinal ωL étant justement jusqu'où on peut pousser cette opération). La structure mathématique est bien comprise (et intimement liée à l'univers constructible de Gödel) : l'idée que je présente ici, qu'on peut aussi voir comme une variante du « platonisme radical » de Tegmark (cf. ci-dessus) est que cette structure n'est pas qu'une abstraction mathématique — l'univers constructible de Gödel (au moins jusqu'à ωL, mais je vous épargne les détails) est la Réalité.

Pourquoi proposer une idée aussi saugrenue ? Je ne sais pas si j'arriverais à communiquer mon sens de l'esthétique de mathématicien selon lequel elle est évidemment belle (l'univers constructible de Gödel est un des objets mathématiques les plus beaux que je connaisse, l'idée de vivre dedans est certainement séduisante à mes yeux), donc je ne vais pas essayer. Mais pour ce qui est du problème de la régression infinie (j'invoque un monde 1 pour « expliquer » le monde 0, puis un monde 2 pour « expliquer » le 1, et ainsi de suite), je peux au moins dire ceci : il arrive, au moins en mathématiques, qu'on résolve un problème en le repoussant à l'infini, ou « au-delà de l'infini », on peut même plus ou moins dire que c'est à ça que les ordinaux servent et pourquoi ils ont été inventés. L'idée est que le monde 0 est expliqué par le monde 1, le 1 par le 2, le 2 par le 3, et tous ces mondes emboîtés sont expliqués par le monde ω, lui-même par le ω+1, et au final il ne reste rien d'inexpliqué puisque toute suite de questions qui peut être posée dans n'importe quel monde admet une réponse quelque part. (Et pour ce qui est de l'exigence de simplicité logique, on peut défendre l'idée « radicalement platonicienne » que toute cette structure — qui est des pures mathématiques — est plus simple que le seul monde 0 avec ses conditions initiales au Big Bang si particulières et qui n'admettent d'explication nulle part.)

Mais mon idée n'est certainement pas de convaincre que cette Théorie de la Totalité Transfinie de Turing est « vraie » (comme je le disais, je ne sais même pas si ça a un sens) : en revanche, il me semble qu'elle offre une perspective sur la Vie, l'Univers, et le Reste, qui est au moins intéressante par sa vastesse et peut-être un brin d'originalité. (Je ne vois aucune autre façon de croire à une forme ou une autre vie éternelle, notamment, qui ne nous fasse pas craindre l'ennui quand un grand nombre d'années serait passé. Ici, si on imagine que chaque durée de vie dans un monde de niveau 0 est essentiellement un instant vue d'un monde de niveau 1, que l'on vit dans un monde de niveau 1 un grand nombre de tels instants qui constitue essentiellement un instant d'un monde de niveau 2, etc., chaque durée de vie dans un monde donné est finie et ne devient pas ennuyeuse car elle est justement à la mesure de la puissance de calcul et de diversité du monde en question.) Donc, si on veut, cette hypothèse n'est pas vraiment destinée à être crue, c'est plutôt la manière dont un mathématicien peut imaginer le paradis (donc une forme d'art mathématico-métaphysique).

Déjà le monde 1, en fait, dépasse tout ce que nous pouvons imaginer : essentiellement tous les problèmes mathématiques que nous nous posons dans ce monde 0, notamment, deviennent totalement triviaux dans le monde 1, grâce à la possibilité de mener des calculs sur les entiers jusqu'à l'infini. (Ce qui ne veut pas dire que nous ne puissions pas dire des choses sur ce monde ou les suivants. Par exemple, construire exprès des problèmes qui restent insolubles dans le monde 1.) Et les nombres (entiers, finis) les plus colossaux que nous arrivions à décrire dans ce monde 0 (je pense aux premières valeurs de la fonction du castor affairé, donc tous ceux définis dans la première partie de cette entrée, ou celui défini ici) sont de taille modérée dans le monde 1. Ce qui ne veut pas dire que le monde 1 soit spécialement plus « mathématique » que le monde 0 que nous ressentons (et qui est, après tout, fondé sur des lois très précises et très mathématiques), mais les mathématiques sont le seul aspect dont on puisse en dire ne serait-ce que quelque chose. • Et le monde 2 est aussi incompréhensible depuis le monde 1 que le 1 l'est depuis le 0, et ainsi de suite. Mais il ne faut pas non plus s'imaginer que la structure des niveaux des mondes elle-même (les ordinaux jusqu'à ωL) est répétitive et sans intérêt : par exemple, pour le niveau appelé ωCK (l'ordinal de Church-Kleene, à ne pas confondre avec ωL qui est beaucoup plus grand), la simple structure des niveaux antérieurs est elle-même tellement riche et complexe qu'elle est impossible à comprendre dans n'importe quel monde antérieur à ce niveau ωCK lui-même !

Je ne veux pas m'appesantir plus sur cette Théorie de la Totalité Transfinie de Turing (je le ferai une autre fois : j'ai déjà écrit à son sujet bien plus que je ne pensais le faire) ; mon but était simplement de montrer un peu de diversité dans les hypothèses métaphysiques, et notamment exposer la stupidité de la dichotomie qui veut que les seules idées métaphysiques dépassant significativement la science établie (ou ses frontières, comme l'inflation éternelle) viennent des religions établies. À défaut d'autre chose, cette théorie prouve au moins qu'il est possible de penser que l'Univers physique a été consciemment créé sans croire à une sorte de Dieu (ou alors c'est nous qui sommes les dieux).

Wovon man nicht sprechen kann, darüber muß man Wortschwalle auf seinen Blog schreiben. 😉

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