David Madore's WebLog: Encore un peu de métaphysique : deux analogies sur la conscience

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(mercredi)

Encore un peu de métaphysique : deux analogies sur la conscience

☞ Hofstadter et les boucles étranges

J'ai déjà raconté (notamment dans ce bout de ce billet, et ultérieurement dans ce bout de celui-là) que la lecture des livres Gödel, Escher, Bach de Douglas Hofstadter (publié en 1979) et The Emperor's New Mind de Roger Penrose (publié en 1989, et qui est quelque sorte une réponse à Hofstadter, mais que j'ai lu avant) avait eu une influence énorme sur ma façon de penser le monde. Ces deux livres s'inscrivent dans un débat remontant au moins à Turing (et possiblement à Ada Lovelace) sur la question de savoir si une machine peut penser comme un humain et/ou être « consciente » comme un humain. (Disons plutôt qu'il y a plusieurs débats apparentés mais néanmoins distincts, quoique pas toujours présentés de manière très claire, d'autant moins que la méta-question de savoir si ces questions sont vraiment différentes fait elle-même débat.) Pour résumer de façon très sommaire, Hofstadter tient la position qu'il n'y a rien que le cerveau humain puisse faire (ou puisse être, comme par exemple conscient) qu'on ne puisse pas simuler par un ordinateur, tandis que Penrose tient la position contraire. Bien sûr, ceci est une simplification extrême de la position de l'un comme de l'autre, et même la question n'est pas très clairement posée (savoir si un ordinateur peut penser n'est pas la même chose que savoir s'il peut être conscient, deux termes qui sont chacun insupportablement vagues, et même définir ce qu'est un ordinateur n'est pas clair — cf. ce billet pour des considérations théoriques). Mais en tout cas on peut se demander si les progrès (ou disons, les ❝progrès❞) faits par l'IA depuis quelques années apporte un éclairage nouveau à ce sujet ou doivent nous obliger à y reréfléchir.

Ce qui m'amène à en reparler, c'est que j'ai récemment lu un autre livre de Hofstadter (qui n'est pas tout récent, mais tout de même beaucoup plus récent que Gödel, Escher, Bach), qui s'appelle I Am a Strange Loop (2007). Il faut expliquer que, de ce que je comprends, Hofstadter était (et est toujours) un peu agacé par cette œuvre de jeunesse qu'est Gödel, Escher, Bach, par la manière dont elle a été reçue et par la célébrité (voire le fan-club) qu'elle lui a apportée : c'est peu dire que Gödel, Escher, Bach se disperse — c'est un livre qui parle de tout (comme le titre peut le laisser comprendre !), y compris de lui-même. Donc d'un côté c'est très amusant et on apprend plein de choses, de l'autre on peut en ressortir avec une idée assez confuse de ce que l'auteur essayait de lire au juste. Hofstadter a donc voulu se reconcentrer sur sa thèse centrale, qui est en quelque sorte que la pensée humaine est constituée d'une multitude de boucles auto-référentes, et que c'est de cette autoréférence que naît la conscience comme phénomène émergent. De fait, I Am a Strange Loop m'a semblé beaucoup plus clair et plus structuré que Gödel, Escher, Bach… mais du même coup il est aussi beaucoup moins rigolo à lire, il n'a pas cette fraîcheur de jeunesse du jeune scientifique qui s'intéresse à tout[#]. Je partage largement le point de vue de Hofstadter sur la conscience (enfin, il serait peut-être plus correct de dire que je lui dois mon point de vue), mais peut-être avec plus d'incertitude. J'ai quand même trouvé qu'il n'a pas soulevé quelques points qui me semblent importants, et que je veux faire sous la forme de comparaisons[#2] ou expériences de pensée.

[#] Non, vous ne gagnez pas de points si vous avez deviné que je me reconnais en quelque sorte en Hofstadter ici. Et merci de ne pas signaler en commentaire que mon blog a perdu sa fraîcheur de jeunesse pour devenir très chiant quoique possiblement plus clair et plus structuré.

[#2] Je ne suis pas assez compétent en histoire de la philosophie, mais il me semble que l'usage la comparaison, de l'exemple et de l'expérience de pensée est quelque chose qui varie de façon étonnante d'un philosophe à l'autre. Hofstadter lui-même en fait un grand usage (peut-être trop, même), et à l'inverse il y a certains « grands » philosophes dont je me dis qu'ils auraient dû prendre des cours de pédagogie pour apprendre que pour s'exprimer de façon compréhensible il est souvent utile de donner des exemples et des comparaisons.

☞ Attention ! Je vais parler de métaphysique

Le but de ce billet est donc d'exposer quelques réflexions, pas forcément cohérentes entre elles (ni même avec elles-mêmes) ni très structurées sur la nature de la conscience et sur la « question vertigineuse » de pourquoi je ressens ce que je ressens. Je sais que je dis très souvent que mes billets de blog ne sont pas très structurées (malgré un plan en parties et sous-parties ponctuées par des intertitres), mais pour une fois ce n'est pas une excuse, c'est assumé : je n'essaie pas de prouver quelque chose, j'essaie juste de susciter des interrogations. Néanmoins, comme je sais d'expérience que ce genre d'interrogations peut provoquer un sentiment de rejet (tu n'as pas le bon point de vue ! ou tes comparaisons sont du grand n'importe quoi ! voire tout ça n'a aucun sens ! — je vais y revenir et je conviens que c'est une possibilité tout à fait plausible), je dois ajouter cet :

⚠︎ Avertissement : La suite de ce billet contient des morceaux de métaphysique. Il a été observé que la métaphysique pouvait provoquer des réactions allergiques chez certaines personnes. Il est donc recommandé de consommer avec modération.

(J'avais déjà fait un long billet sur la métaphysique sur ce blog. Je pense que l'intersection avec celui qui suit est, finalement, assez faible, mais ça vaut quand même la peine de le lier. En tout cas, les deux peuvent être lus de façon indépendante. Et peut-être qu'ils se contredisent, mais comme je ne suis pas un système de logique formelle j'ai le droit de me contredire.)

Plan

Définitions et présentation (qu'est-ce que la conscience ?)

☞ Différentes sortes de « conscience »

Avant d'en dire plus, il faut que j'essaie de préciser un peu les termes de la discussion. Le problème c'est que, justement, ce n'est pas très clair ce que signifie le mot conscience. D'abord, en français il existe un seul mot pour désigner ce qui se dit en anglais conscience (conscience éthique, sens du bien et du mal) et consciousness (conscience de soi, état alerte, connaissance de notre propre existence). Je parle ici du second. Même au sein de celui-ci, il y a encore plusieurs sens qui ne sont pas, ou peut-être pas, identiques[#3] : l'état de veille (par opposition à un état de sommeil ou état inconscient) est un phénomène médical qui n'est qu'imparfaitement identifiable à l'expérience (awareness) que nous avons de notre existence et de la réalité[#4]. C'est de ce dernier que je parle.

[#3] Encore une question qui vient se rattacher à toute cette problématique est la question éthique : est-ce que c'est le fait qu'une créature soit consciente qui pose un interdit moral à la tuer ? (Manifestement il ne suffit pas d'être vivant, parce que quasiment tout le monde convient que tuer une plante peut ne pas poser de problème éthique — pafois il y en a, par exemple si cette plante est rare ou que des gens y sont attachés, mais en général ce n'est pas comparable à tuer un animal, et certainement pas à tuer un humain. Et ce n'est probablement pas une question d'intelligence non plus, parce que tuer un humain n'est normalement pas considéré comme d'autant plus grave que cet humain est intelligent. Donc on a tendance à se rabattre sur la conscience. C'est par exemple ce que Hofstadter postule, sans vraiment le justifier clairement, dans I Am a Strange Loop. Ou peut-être sur la capacité à ressentir — au sens des qualia dont je parle ci-dessous — la peur de la mort, la douleur, ou quelque chose de ce genre. Certains utilisent le terme de sentience ici, qui est je crois quelque chose comme la capacité à ressentir des qualia, mais le rapport avec la conscience est pour le moins confus.) Mais même s'il n'y a pas de raison que ce soit du tout-ou-rien, et d'ailleurs ce ne l'est certainement pas, c'est un peu embêtant de faire dépendre un postulat moral assez fondamental — Tu Ne Tueras Point — d'une notion qu'on ne sait ni tester ni même définir proprement.

[#4] Certains sont aussi parfois tentés d'identifier cette notion à la notion chrétienne d'âme (surtout s'il s'agit d'en donner une explication qui sorte du cadre des lois de la physique). Je ne sais pas si ce n'est pas un contresens complet (ou peut-être que c'est un contresens historique mais que la théologie a évolué sur ce point) : en tout cas, il faut se méfier de ce terme et je ne me prononcerai pas dessus.

☞ Conscience « objective » et « subjective »

Et même au sein de ce phénomène de conscience de notre propre existence et de la réalité, on peut encore faire des distinctions. Notamment je veux faire celle entre une question « facile » que je pourrais qualifier d'objective (ou physique ou externe) et la question « difficile » de l'expérience subjective (ou métaphysique ou interne) de la conscience (y compris la question de savoir si cette dernière a même un sens).

Pour expliquer cette distinction, je veux dire que, par exemple, on peut imaginer une explication scientifique qui résolve plus ou moins la question « facile » / « objective ». Du style : la sélection naturelle a favorisé l'émergence d'une capacité d'introspection chez les humains parce que ça leur permet de mieux prévoir les réactions de leurs congénères (et donc de les comprendre ou de communiquer ou d'empathiser, ce qui est utile en groupe) ; ce phénomène fonctionne par tel ou tel mécanisme de rétroaction entre tel et tel groupe de neurones qui assurent un mécanisme de veille et surveillent les activités des autres partie du cerveau. (Je brode en inventant quelque chose de vaguement plausible, mais on voit le genre d'explication qu'on peut dresser ici, à la fois causale et fonctionnelle.)

Ceci peut théoriquement fournir une explication (scientifique, donc) plus ou moins complète de pourquoi les humains vont déclarer ressentir ce qu'on peut qualifier de conscience : le fait qu'un humain typique soit prêt à dire je suis conscient, j'ai un ressenti intérieur, j'ai la sensation d'être moi, etc., ce sont des faits objectifs (je veux dire, le fait qu'il le dise est un fait objectif) et susceptible d'une explication scientifique comme je viens de le proposer. Mais si ceci peut régler le sort de la question « facile » / « objective » a-t-on pour autant réglé la question subjective de pourquoi je la ressens ? Cette question a-t-elle même un sens ? C'est ça la question « difficile » / « subjective ».

Comme je vais le développer plus bas dans la seconde de mes comparaisons, la différence entre la question facile/objective et la question difficile/subjective peut être comparée à celle entre expliquer le monde réel par des équations de la physique et se demander pourquoi ces lois de la physique s'appliquent dans la réalité que nous observons.

☞ Qualia

Le terme de qualia a été utilisé pour donner un nom à la notion d'expérience subjective immédiate que nous avons de la réalité. C'est différent d'une connaissance académique de la réalité. (Par exemple, c'est quelque chose de différent de savoir ce que c'est que la couleur rouge — quelque chose comme l'effet sur l'œil humain d'une longueur d'onde comprise entre environ 600nm et 700nm — et de ressentir la couleur rouge, et c'est cette dernière qu'on qualifie de qualia[#5]. Une personne aveugle de naissance — ou incapable de voir la couleur — peut avoir une connaissance académique parfaite des couleurs, on peut dire qu'elle n'a pourtant pas connaissance des qualia associés, et c'est un argument utilisé pour défendre l'existence des qualia que d'argumenter que si une telle personne recouvrait une vue normale, elle reconnaîtrait sans doute avoir découvert quelque chose, ce que ça fait de voir les couleurs. Mais ceci conduit aussi à toutes sortes de débats assez oiseux pour savoir si les qualia ressentis par Alice en voyant la couleur rouge sont les mêmes que ceux ressentis par Bob ; ou de savoir quel effet ça fait d'être une chauve-souris.) Avec cette terminologie, on peut dire que la question de l'expérience subjective de la conscience est celle des qualia apportés par le phénomène objectif.

[#5] Le singulier est quale, mais personne ne l'utilise.

Ce n'est pas clair si les qualia sont autre chose que la conscience elle-même ; à vrai dire, rien n'est clair dans l'histoire et tout le monde semble avoir sa façon différente de formuler les choses, sans qu'aucune définition ne soit satisfaisante.

☞ L'expérience de pensée du téléporteur

Une expérience de pensée célèbre pour distinguer la version « objective » et la version « subjective » de la conscience et celle du téléporteur qui fonctionne en créant une copie parfaite, atome par atome, de la personne à téléporter, mais à un endroit différent, et détruit l'original[#6]. Je prends un tel téléporteur pour aller sur Mars, mais par malheur l'opération ne fonctionne pas correctement et le David Madore original n'est pas détruit si bien qu'il y en a maintenant deux exemplaires, un sur Mars (qui a l'impression que la téléportation s'est très bien passée, une seconde avant il était sur Terre et maintenant il est sur Mars) et un resté sur Terre (qui a l'impression qu'il ne s'est rien passé du tout). Du point de vue objectif, il n'y a rien de mystérieux ni rien à expliquer. Mais il est difficile de s'empêcher entièrement de se demander[#7] mais si moi je rentrais dans le téléporteur, comment savoir si je serais celui qui reste sur Terre[#8] ou celui qui apparaît sur Mars ? et est-ce que j'accepterais le principe d'un tel téléporteur si la copie sur Terre est détruite dans l'opération ? détruite avec quelques secondes de délai ?

[#6] L'idée est par exemple évoquée dans la toute première planche du webcomic Existential Comics (qui se pose ensuite la question évidente sur le rapport entre la mort et le sommeil, et finit par une réflexion assez semblable à mes Qriqrx). L'histoire de cette expérience de pensée est assez confuse : Derek Parfit semble être devenu célèbre pour l'avoir introduite en 1984 en parlant de téléportation vers mars, mais comme Hofstadter fait remarquer dans I Am a Strange Loop, après avoir reproduit la version de Parfit, exactement la même expérience de pensée apparaît dans l'introduction écrite par Dan Dennett du livre The Mind's I qu'ils [Hofstadter & Dennett] ont écrit ensemble et qui a été publié pour la première fois en 1981. (J'ai édité Wikipédia en conséquence, mais peut-être pas dans le bon style.) Quoi qu'il en soit, Wikipédia fait remarquer que Stalisław Lem a discuté ces questions bien avant, et ce n'est probablement pas le premier non plus.

[#7] Évidemment, tout ça est parfaitement compatible avec l'explication « objective » : nous avons évolué pour ressentir une identification avec notre « moi » passé et futur, et, placés dans une circonstance où cette identification n'est pas évidente, nous sommes dans l'embarras parce que cette identification est une construction mentale (le point de vue que je développe dans ce billet auquel je fais souvent référence).

[#8] Nous avons certainement spontanément plus tendance à nous identifier à la copie restée sur Terre, puisque c'est censé être l'original. (Si on me dit je vais faire une copie parfaite de toi sur Mars et la tuer une heure plus tard, ça me remue moins que si on me dit je vais faire une copie parfaite de toi sur Mars, et te tuer une heure plus tard.) Mais si on croit que le monde est réduit à sa réalité physique, la copie identique sur Mars doit être exactement aussi consciente que celle sur Terre. Ni l'idée que ce serait un « zombie philosophique » ni celle d'apparition d'une conscience ex nihilo ne sont très satisfaisantes.

☞ « Tout ça n'a pas de sens » (la position physicaliste)

Bien sûr, le point de vue le plus simple, et peut-être le seul qui tienne vraiment scientifiquement, consiste à dire que tout ça n'a aucun sens parce que ce n'est ni testable ni mesurable. (J'avais déjà raconté que mon père admirait Carnap pour avoir d'un seul coup résolu tous les problèmes de la métaphysique en les qualifiant de pseudo-problèmes.) Selon ce point de vue, la question « subjective » de la conscience n'a tout simplement pas des sens, la notion de qualia est au mieux mal définie et au pire totalement inexistante (ou est une façon confuse de décrire l'état mental provoqué par un stimulus — mais la question du ressenti de cet état mental est quelque chose qui ne veut rien dire). Il s'agit d'une illusion essentiellement soutenue par le mot que nous utilisons pour décrire nos processus mentaux. On peut imaginer une explication scientifique satisfaisante (j'ai proposé ci-dessus ce à quoi ça pourrait ressembler) du problème « facile » / « objectif » de pourquoi les humains disent ressentir cette sensation, mais la question du « ressenti interne » n'a pas de sens selon ce point de vue qu'on peut qualifier de physicaliste pur.

Certains se contentent très bien de ce point de vue. D'autres considèrent que ça passe complètement à côté de la question vertigineuse (en gros : pourquoi suis-je moi et pourquoi ressens-je la sensation d'être moi ?) que de la déclarer dénuée de sens[#9] et impossible à étudier scientifiquement (on peut même prétendre que c'est la seule chose dont je sois absolument sûr, d'être moi).

[#9] Disons que si on essaie de rassurer quelqu'un qui est sur le point de mourir en lui expliquant que la question qu'est-ce que je vais ressentir ? n'a juste pas de sens parce que son je n'existera plus, non seulement ce n'est pas franchement rassurant — ce qui évidemment n'est pas un argument épistémologique — mais en plus si on s'imagine dans la position du mourant on a un peu du mal à s'en satisfaire. Se demander ce que je vais devenir après ma mort n'a pas plus de sens que se demander ce que la Joconde deviendrait si le tableau était détruit dans un incendie du Louvre. (Pour mémoire, j'ai moi-même défendu la thèse selon laquelle la question ne peut avoir de réponse que par une convention sociale ou personnelle sur ce que je signifie.)

☞ Zombies philosophiques

La position physicaliste la notion de conscience subjective n'a pas de sens a néanmoins le mérite d'éviter le problème pénible et central à toutes ces questions qui est celui des zombies philosophiques.

Un zombie philosophique est quelqu'un qui se comporterait de façon complètement normal pour un humain (il pense normalement, il assure qu'il est conscient, bref, aucune expérience « objective » / « externe » ne peut l'identifier comme zombie), mais qui n'a aucun ressenti interne, pas de qualia, pas de conscience : bref, une imitation externe parfaite d'un être humain, mais qui ne ressent rien (malgré ses assurances du contraire), une marionnette[#10] qui donne l'illusion d'être conscient. Est-ce qu'une telle chose peut exister ? Est-ce qu'elle existe vraiment ? Les zombies philosophique sont-ils parmi nous ?

[#10] Je devrais évoquer ici le roman La invención de Morel d'Adolfo Bioy Casares. Sans divulgâcher, disons qu'un principe qui sous-tend l'intrigue est que même une marionnette humaine qui répéterait inlassablement les mêmes actions serait quand même consciente.

La position physicaliste pure est que la notion de zombie philosophique n'a simplement pas de sens, ou, pour être un peu plus provocateur, nous sommes tous des zombies philosophiques, persuadés d'être conscients (par exemple parce que c'était avantageux pour l'évolution naturelle de nous donner cette illusion, qui est simplement une façon de parler de nous-mêmes) mais que la notion n'existe même pas.

☞ « C'est émergent » (physicalisme modéré)

On peut tenter d'assouplir un peu cette position physicaliste pure, ou disons d'en arrondir les angles, tout en restant dans le cadre du physicalisme (c'est-à-dire sans introduire de notion extérieure aux lois de la physique comme un concept d'âme). C'est un peu ce que fait Hofstadter, qui décrit la conscience comme un processus émergent de la manière dont fonctionne la pensée et de ses capacités d'introspection (les boucles étranges du titre). Il ne distingue pas vraiment la question « objective » de la question « subjective », ou il a la politesse de qualifier la seconde de phénomène émergent plutôt que dénué de sens : dans la mesure où la conscience est une illusion, c'est, selon Hofstadter, une illusion fondamentalement et inévitablement liée à la manière dont nous pensons. Pour Hofstadter, les zombies philosophiques n'existent pas, pas tant parce que la notion n'a pas de sens, mais parce que la conscience est quelque chose qui vient automatiquement avec une intelligence suffisamment complexe ou suffisamment humaine[#11].

[#11] Hofstadter n'est pas entièrement clair là-dessus. Il est clair sur le fait qu'on ne peut pas (selon lui) penser comme un humain sans être conscient comme un humain, mais n'évoque pas vraiment la question de savoir s'il pourrait y avoir des façons différentes de penser qui aboutissent à un résultat différent. Cette question se pose fatalement maintenant que nous avons des IA qui font au moins un peu illusion en la matière (disons qu'on ne peut plus dire que ça ne veut rien dire du tout).

Pour sympathique que je sois avec cette position, je ne suis pas sûr qu'elle soit vraiment différente du physicalisme pur et dur : je répète que la distinction potentielle que je fais est qu'une position dit la notion de conscience “subjective” n'a pas de sens tandis que l'autre dit la notion de conscience “subjective” est un phénomène émergent, mais je ne sais pas si ceci ne décrit pas plutôt la conscience objective.

☞ « Je suis seul à être conscient » (solipsisme)

À l'extrême inverse de la position physicaliste pure, on a la position solipsiste : elle consiste à nier que qui que ce soit d'autre que moi ait une expérience subjective intérieure. Car après tout, la seule expérience subjective que je puisse confirmer est la mienne propre, car c'est la seule que je ressente : la seule chose qui existe pour moi est ce que je ressens du monde. Dans la position solipsiste, le monde n'est qu'un film projeté devant mes yeux, ou peut-être un jeu auquel je joue, en tout cas il n'y a que moi qui existe « vraiment », les autres sont des marionnettes placées là pour que je puisse interagir avec (elles sont peut-être intelligentes mais elles n'ont pas de conscience intérieure : je suis le seul à ne pas être un zombie philosophique).

On peut pousser encore plus loin et prétendre que même mon moi-passé et mon moi-à-venir sont des illusions, que le temps et l'espace sont des illusions, et que seul existe moi ici et maintenant car c'est la seule chose dont j'aie l'expérience : j'avais appelé cette position extrême le totipsisme il y a 25 ans.

Cette position n'est pas très satisfaisante (disons que je ne la trouve pas très satisfaisante, et si le solipsisme est correct, mon avis est justement le seul qui compte). Comme le résume une blague : c'est vraiment bizarre qu'il n'y ait pas plus de solipsistes !

☞ Quelques autres variantes et positions possibles

Évidemment, entre le physicalisme et le solipsisme on peut trouver toutes sortes de positions intermédiaires (ou juste différentes). Par exemple, il y a la position religieuse[#12] qui consiste à dire que les consciences sont créés par Dieu (et que c'est plus ou moins la même chose que l'âme), que l'explication ne peut pas être physique, mais que je ne suis pas non plus le seul à en avoir une.

[#12] Disons la position chrétienne, ou peut-être judéo-chrétienne, selon laquelle la conscience/âme est indestructible une fois créée (c'est bizarrement asymétrique, mais passons : c'est un fait que les gens s'inquiètent plus de ce qu'ils deviendront après leur mort que de ce qu'ils étaient avant leur naissance). D'autres religions pourraient au contraire tenir la position qu'il est souhaitable de se débarrasser de cette conscience : ceci ne prend pas vraiment position sur l'origine du phénomène, mais suggère fortement qu'il n'est pas purement physique.

Ces diverses positions se heurtent généralement à l'embarras de la question des zombies philosophiques : si la conscience ou les qualia s'expliquent par autre chose que la réalité physique, cet autre chose pourrait théoriquement manquer à un cerveau humain par ailleurs parfaitement normal, et on aurait alors affaire à un zombie philosophique. C'est embêtant : existent-ils vraiment ? Comment le savoir ?

On peut bien sûr imaginer que ces choses[#13] existent conceptuellement, voire existent vraiment, et que le monde qui nous entoure est comme un jeu vidéo dans lequel coexistent des personnages joueurs (les humains conscients) et des personnages non joueurs (les zombies philosophiques), mais sans parler des conséquences éthiques terrifiantes de cette distinction[#14], ce qui ne devrait certes pas avoir d'incidence sur le fait que nous y croyions, on peut quand même dire que le postulat de l'existence de deux catégories de gens qu'il n'y a aucun moyen de distinguer devrait périr sous le tranchant du rasoir d'Occam. Il reste la position acrobatique selon laquelle les zombies philosophiques peuvent conceptuellement exister mais n'existent pas en réalité, mais elle a l'air terriblement ad hoc si on n'est pas capable d'expliquer par quel mécanisme cette coïncidence[#15] entre la conscience objective et la conscience subjective se produirait.

[#13] Faut-il qualifier un zombie philosophique de chose ? Ou faut-il y penser comme une sorte de handicap ? J'ai du mal à ne pas trouver ces questions un peu ridicules, comme en fait le concept même de zombie philosophique — that's the whole point. Hofstadter ne s'en cache pas, d'ailleurs, et il se moque (gentiment) de David Chalmers (qui est d'ailleurs son étudiant…) qui semble prendre la notion de zombie philosophique au sérieux alors que, pour Hofstadter, c'est un reductio ad absurdum.

[#14] Notamment, est-il légitime de tuer les personnages non joueurs vu que cela ne met fin à aucune expérience subjective ? (Notez que même si on croit à la distinction, il n'en résulte pas forcément qu'on croie que la réponse à cette question soit oui, mais ça devient dangereux.) Y a-t-il moyen de détecter ces zombies philosophiques ? Les trouve-t-on plus fréquemment dans tel ou tel groupe de gens ? On voit le genre d'horreurs auxquelles cette ligne de pensée peut conduire. Et évidemment, il y a des merdeux pour s'en approcher.

[#15] Il n'y a d'ailleurs pas que le problème de la coïncidence entre les deux notions, il y a aussi le problème des sorites : la conscience objective est clairement un phénomène graduel (penser aux animaux sentients, aux personnes partiellement inconscientes ou simplement mal réveillées ou souffrant de divers problèmes cognitifs), chose qu'il est plus difficile d'imaginer de la conscience subjective.

Pour résumer mon résumé déjà très simpliste de questions très confuses, la position physicaliste pure n'est pas très satisfaisante parce qu'elle résout le problème en niant son existence[#16], la position physicaliste « émergente » revient finalement à dire la même chose de façon plus polie (au lieu de dire ça ne veut rien dire on dit c'est émergent, mais le mot émergent est un peu un coup de baguette magique), le solipsisme voire le totipsisme sont une façon encore plus flagrante de résoudre le problème en le niant simplement, et tout le reste se heurte au problème des zombies philosophiques et ressemble à du bricolage. Entre tous ces maux, j'ai personnellement tendance[#17] à préférer le physicalisme, à peu près sous la forme que Hofstadter défend, mais je ne m'en estime pas franchement satisfait, c'est juste que le reste me semble encore moins convaincant.

[#16] Si je vais prétendre que mon expérience subjective interne est une illusion, je peux aller un cran plus loin en disant qu'en fait toute la réalité est une illusion, que rien n'existe et qu'il n'y a rien à expliquer. (Je développerai le passage de l'un à l'autre dans la seconde comparaison qui fait l'objet de ce billet.) C'est très zen, comme point de vue, mais je ne sais pas si on peut considérer que c'est très satisfaisant. Disons qu'à un certain niveau, le fait d'accepter qu'il y ait une réalité du monde à expliquer impose de reconnaître qu'il y ait quelqu'un pour ressentir cette réalité. Je vais y revenir.

[#17] Et quand je dis tendance, c'est assez littéral : je n'ai pas vraiment un point de vue fixe ni même bien défini. La raison pour laquelle ce billet peut sembler changer sans arrêt d'avis est que c'est effectivement le cas.

Je ne vais donc pas vous apporter ici la réponse à la question vertigineuse — à la Vie, à l'Univers, et à Tout le Reste. (D'un autre côté, est-ce que vous voudriez vraiment connaître la Vérité ? En fait, peut-être que non.)

Mais je veux quand même apporter quelques éléments de réflexion supplémentaires, à travers deux comparaisons et quelques expériences de pensée qui vont avec. On va certainement m'expliquer que ces comparaisons sont tout à fait inappropriés parce que ceci ou cela, parce que les gens ont tendance à adopter tout de suite un point de vue contrarien très catégorique sur ce genre de questions, mais j'espère quand même arriver à susciter des réflexions intéressantes.

Première comparaison : l'Univers comme un roman

☞ L'argument de simulation

Une expérience de pensée qu'il faut forcément avoir à l'esprit, c'est l'argument de simulation (j'en avais parlé là, mais je prends ici un angle un peu différent) : c'est la question de savoir si les habitants d'un monde simulé peuvent être conscients (et/ou avoir des qualia), dans la mesure où on pense que ce mot n'est pas entièrement dénué de sens.

Quelques variantes de cette expérience de pensée : ① on simule[#18] sur un ordinateur[#19] un cerveau humain avec une précision si grande qu'il se comporte comme un vrai cerveau humain, avec l'intelligence qui va avec, est-ce que ce cerveau est conscient ? ② on simule non pas juste un cerveau humain mais tout un univers virtuel dans lequel vivent des humains virtuels aussi intelligents que nous mais entièrement simulés : sont-ils conscients ? (je n'entre pas dans la question de si nous pourrions être de la sorte, pour ça je renvoie au billet passé que je viens de lier) ; ③ cette simulation suit un algorithme parfaitement déterministe (disons, avec un générateur pseudo-aléatoire déterministe si on a besoin d'une source d'aléa), est-ce que c'est pareil ? ④ si on a répondu oui aux questions précédentes, est-il vraiment nécessaire que l'ordinateur calcule la simulation pour que les créatures simulées soient conscientes ? que se passe-t-il si on arrête la simulation ? si on la met en pause ? si deux ordinateurs la font en parallèle mais à des vitesses différentes ? (toujours en supposant qu'elle est déterministe donc qu'ils feront exactement les mêmes calculs avec les mêmes résultats).

[#18] Évidemment, une réponse possible consiste à dire ce n'est juste pas possible, mais il faut alors expliquer au moins un peu, sur la base de ce qu'on sait de la physique, pourquoi ce n'est pas possible. C'est plus ou moins la position de Penrose, qui prétend notamment que les microtubules dans les neurones humains ont un comportement intrinsèquement quantique qui les rend pratiquement impossibles à simuler sur un ordinateur classique (mais bon, comme il le sait forcément, même si c'est vrai, et je suis déjà assez sceptique, ceci est juste un argument de complexité, pas de calculabilité : l'ordinateur nécessaire pour faire les calculs sera vraiment monstrueux — ou alors il faut un ordinateur quantique et après tout pourquoi pas si on croit que le cerveau en est un — et il faudra un temps vraiment monstrueux, mais ce n'est pas conceptuellement impossible pour autant).

[#19] L'ordinateur pouvant lui-même être n'importe quelle réalisation de quelque chose équivalent à une machine de Turing. Peut-être, par exemple, que c'est un humain immortel enfermé dans une pièce qui manipule des symboles qu'il ne comprend pas (écrits en chinois).

Ces expériences de pensée illustrent, selon moi, un problème avec toute forme de physicalisme qui ne rejetterait pas complètement la notion de conscience/qualia comme dénuée de sens : c'est de tenir à la réalité physique alors que ce qui compte est le résultat logique d'un système dynamique, fût-il simulé. Si le cerveau simulé ou les humains de l'univers simulé ne sont pas conscients, on a fait réapparaître (dans nos univers simulés) les zombies philosophiques que le physicalisme était censé éviter. Et même insister que la simulation doit effectivement être calculée par un ordinateur physique ressemble à une forme de magie. (Imaginons par exemple que mon algorithme soit capable de calculer directement l'état de l'univers simulé 10 ans dans l'avenir du monde simulé et que je m'en serve pour court-circuiter 10 ans de simulation, qui dans le monde simulé sembleront quand même s'être déroulés normalement : faut-il vraiment prétendre que mes personnages simulés seront devenus des zombies philosophiques pendant 10 ans avant de retrouver la conscience — sans se rendre compte de rien[#20] ?)

[#20] Cf. aussi ce que j'avais écrit dans ce billet sur l'action du gadget que j'y avais appelé le fast-forwarder.

☞ Les personnages de roman sont-ils conscients ?

Nous n'avons certainement pas d'ordinateur capable de simuler un univers entier avec des lois de la physique parfaitement précises et déterministes. Mais est-ce vraiment nécessaire ? Voici ma question suivante : les personnages d'un roman sont-ils conscients ? (et/ou, ont-ils des qualia ?) Si oui[#21], est-ce le cas quand l'auteur écrit le roman ? Quand le lecteur le lit ? Est-ce le cas seulement des personnages décrits en détail dans le roman ? Ou même de ceux qui ne sont qu'évoqués ?

[#21] Ici comme ailleurs, je ne veux pas donner l'impression que la réponse aux questions X est-il conscient ? est forcément binaire, qu'on ne peut être que pleinement conscient ou pas du tout conscient, sans degré intermédiaire. Comme je l'ai déjà souligné plus haut, dans le monde réel c'est assurément faux. Néanmoins, au risque de me répéter, le fait que quelque chose soit un spectre ne signifie pas pour autant que la distinction n'ait pas de sens.

Ces questions me fascinent depuis que je suis petit, et ça m'agace un peu que les gens se contentent de rigoler quand je les pose. Je ne dis pas qu'il faut les prendre totalement au sérieux, mais je pense que c'est aussi une erreur de les considérer comme une blague ou une question stupide et sans intérêt. (Déjà, ce sont des questions intéressantes pour un auteur de roman, et pas juste le petit David Madore / Ruxor que j'ai été. Cf. par exemple ce compte-rendu de lecture. Mais il y a aussi la question éthique de la mesure dans laquelle un romancier a le droit de faire souffrir[#22] ses personnages.)

[#22] Les gens haussent généralement les épaules en disant évidemment oui. Je ne comprends pas pourquoi ceci ne semble pas trop avoir été proposé comme réponse (pourtant évidente) au problème du mal en théologie : si on admet que ce n'est ni mal ni moralement condamnable pour un romancier de faire souffrir les personnages de ses romans (sur lesquels il est omnipotent), et que ce n'est même pas spécialement compliqué à comprendre qu'il le fasse, il n'y a qu'un pas à sauter pour appliquer la même logique à Dieu. Mais je pense que l'idée que Dieu cherche à faire quelque chose comme raconter une belle histoire dérange plus qu'autre chose.

Je ne sais pas ce que je pense moi-même de ces questions. Probablement quelque chose comme plus ou moins. J'imagine vaguement que les personnages sont (au moins un peu) conscients dans l'esprit de l'auteur et conscients dans l'esprit de chaque lecteur, mais je ne sais pas s'il faut imaginer une conscience différente à chaque fois. Et j'avoue avoir du mal à prendre la question éthique trop sérieusement[#23]. Comme j'avoue que ma position sur les personnages des romans (où ils dépendent d'un observateur) n'est sans doute pas très cohérente avec celle sur les mondes simulés. Bref, comme je l'ai suggéré plusieurs fois, je n'ai que des questions à proposer, pas de réponses.

[#23] Après tout, le simple fait de finir le roman mettrait fin à la conscience des personnages ? (À moins de penser qu'ils continuent à être conscients, de façon plus vague, dans notre imagination ?)

Mais la comparaison avec le roman a au moins le mérite de nous forcer à repenser le problème des zombies philosophiques. Car dans le monde dépeint dans un roman typique, il y a probablement des milliards de personnes qui vivent sur Terre (si la Terre du monde du roman est censée ressembler à la nôtre), mais il n'y en a qu'un tout petit nombre qui se présentent vraiment[#24] sous la plume du romancier ou à l'esprit du lecteur.

[#24] L'opposé du zombie philosophique, dans le monde d'un roman, est donc le vampire de papier qui rejoint mon bestiaire de l'épouvante. J'emprunte cette image à Michel Tournier dans Le Vol du vampire [je n'ai pas le livre sous la main pour vérifier] : La fameuse tour d'ivoire de l'écrivain est en vérité une tour de lancement. On en revient toujours au lecteur, comme à l'indispensable collaborateur de l'écrivain. Un livre n'a pas un auteur, mais un nombre indéfini d'auteurs. Car à celui qui l'a écrit s'ajoutent de plein droit dans l'acte créateur l'ensemble de ceux qui l'ont lu, le lisent ou le liront. […] L'écrivain le sait, et lorsqu'il publie un livre, il lâche dans la foule anonyme des hommes et des femmes une nuée d'oiseaux de papier, des vampires secs, assoiffés de sang, qui se répandent au hasard en quête de lecteurs. À peine un livre s'est-il abattu sur un lecteur qu'il se gonfle de sa chaleur et de ses rêves. Il fleurit, s'épanouit, devient enfin ce qu'il est : un monde imaginaire foisonnant, où se mêlent indistinctement — comme sur le visage d'un enfant les traits de son père et de sa mère — les intentions de l'écrivain et les fantasmes du lecteur.

Je me suis dit à l'occasion que ce serait amusant d'écrire un roman dont le personnage principal souffre d'une sorte de psychose qui lui fait croire qu'il est un personnage de roman, et même le personnage principal. Toutes sortes de gens essaient de lui faire démordre de cette idée, lui expliquent qu'il n'a rien de spécial (pourquoi lui parmi des milliards serait-il le héros d'un roman ?), que c'est une idée folle (syndrome du personnage principal) ; ils insistent que le monde autour de lui est bien réel, etc.[#25] Le héros se met ensuite à avoir la terreur que le roman se finisse, et pense que cela mettra fin à sa conscience ; peu après, il se découvre une maladie grave, en conclut que sa mort sera la fin du roman ; et le roman se termine au moment où on lui annonce qu'il est miraculeusement guéri. Enfin, quelque chose comme ça. Doit-on dire que le personnage de ce roman avait globalement raison ?

[#25] Pour ajouter une boucle étrange chère à Hofstadter, j'imagine aussi que mon personnage, sur les conseils d'un psy, commence lui-même l'écriture d'un roman, dont le personnage principal serait un mathématicien homo appelé David Madore.

☞ Zombies philosophiques et vampires de papier

On peut poursuivre et développer un peu l'idée que en fait, les personnages de roman ne sont conscients que dans la mesure où l'auteur ou un lecteur leur “prête conscience” (faisant d'eux ce que j'appelle des vampires de papier).

Peut-être d'ailleurs que le jeu vidéo, ou, mieux encore, la pièce de théâtre[#26], sera une meilleure analogie dans ce cas. Si on croit à ça, on a affaire à un véritable dualisme (et donc un modèle montrant la cohérence de l'explication dualiste) : le phénomène de la conscience des personnages n'est pas explicable, n'est même pas détectable, dans le monde de l'œuvre de fiction, parce qu'elle vient de l'extérieur ; ce que le personnage dit, fait, et dans la mesure où on peut le savoir, pense, a lieu entièrement dans le monde de l'œuvre, et pourtant les qualia, la conscience, sont ceux du lecteur.

[#26] Je prends la pièce de théâtre et le jeu vidéo (ou de la lecture versus l'écriture d'un roman), et de dire des choses qui s'appliquent aux deux, pour essayer d'éviter de parler du problème du libre arbitre, dans lequel je ne veux pas trop entrer. Dans un cas, le siège de la conscience est purement passif devant le déroulement du monde qu'elle ressent, dans l'autre elle choisit ou même crée le contenu de ce monde. À la limite ce n'est pas la question ici, mais je l'évoque pour signaler que la discussion ne dépend pas trop de ce point.

Les deux n'interagissent d'ailleurs pas forcément beaucoup. Les personnages d'un roman ne peuvent pas savoir s'ils sont en train d'être lus, et même s'ils le postulent ils ne peuvent pas savoir grand-chose sur leur lecteur. (Notons que pas grand-chose n'est pas exactement rien. Par exemple, si quelqu'un voit beaucoup de meurtres se dérouler autour de lui, il peut en déduire que son lecteur, s'il existe, est probablement amateur de romans policiers.) Le personnage a beau avoir la conscience subjective du lecteur, il est à peu près incapable d'en tirer de l'information sur lui (ou plutôt, eux, cf. le paragraphe suivant). Néanmoins, les informations qu'il va donner sur les qualia ressentis sont globalement justes[#27] : si un personnage d'un roman d'épouvante dit j'ai peur, il donne vraisemblablement une information juste sur les qualia que le lecteur qui lui prête conscience ressent au même moment (idem pour certaines sensations si le lecteur est doté d'une imagination suffisante).

[#27] On peut trouver dans ces remarques une sorte d'écho de certaines théories dualistes (je crois que Leibniz proposait quelque chose comme ça) selon lesquelles l'esprit n'influence pas causalement le monde matériel mais simplement vit en harmonie avec. Ici, le lecteur est inaccessible pour le monde de l'œuvre, mais il existe pourtant une harmonie entre l'un et l'autre.

☞ Multiplicité des temps

Les deux n'opèrent d'ailleurs même pas dans le même temps : le récit de l'œuvre de fiction n'est pas forcément chronologique, c'est-à-dire que la conscience des personnages de fiction (si on l'assimile à celle du lecteur/auteur/acteur/joueur s'immergeant dans l'œuvre) ne ressent pas forcément[#28] les événements dans l'ordre dans lequel ils se déroulent dans le monde où ils se déroulent. Certains moments du monde de fiction ne sont jamais ressentis. La même œuvre peut être lue ou jouée de nombreuses fois, c'est-à-dire que le même personnage peut avoir plusieurs consciences, qui l'animent au même moment dans le temps-du-récit mais à des moments différents dans le temps de ces consciences. Même la notion de zombie philosophique doit être revue en conséquence : le même personnage qui n'est que vaguement nommé[#29] dans un roman peut devenir le sujet d'un roman ultérieur dans le même univers, ce qui le fait cesser d'être un zombie philosophique (pour devenir un vampire de papier, cf. plus haut), plus tard dans le monde extérieur mais au temps présent dans le monde de la fiction. Et comme il est loisible à n'importe qui de créer une fan-fiction sur n'importe quel personnage de fiction, en fait, les zombies philosophiques disparaissent plus ou moins, au sens où tout personnage est, sinon habité, du moins potentiellement habitable par la conscience d'un auteur-lecteur.

[#28] Comme celui du libre-arbitre, le problème du temps mériterait sa propre discussion dans laquelle je n'ai pourtant pas envie d'entrer maintenant. Mais évidemment, dans la mesure où on admet l'existence d'une conscience subjective, cela ouvre la porte à toutes sortes d'expériences de pensée : comment savoir si je ne revis pas en fait la même journée encore et encore, peut-être à l'identique, et en perdant à chaque fois la mémoire de la précédente ? ou peut-être la même vie ? Ou peut-être au contraire que je suis tous les humains sur Terre et que je vais vivre leurs vies une par une ? ou peut-être au contraire que nous sommes des milliards de consciences à vivre dans chaque être humain, chacune ressentant ce qu'il ressent et avec l'impression de prendre seule les décisions qu'il prend ? On peut évidemment disqualifier toutes ces considérations comme dénuées de sens en adoptant la position physicaliste pure la notion de conscience subjective n'existe pas et n'a pas de sens, mais la comparaison avec un roman permet au moins de fournir un cadre conceptuel pour y penser (et leur donner un sens).

[#29] Je crois avoir vu quelque part passer un webcomic sur un thème du genre des œuvres de fiction célèbres vues par un personnage très secondaire, avec, par exemple, l'aubergiste qui voit passer la compagnie de l'Anneau dans le Seigneur des Anneaux. Mais mon souvenir est flou.

☞ Sommes-nous des personnages de fiction ?

Tout ce que je viens de raconter sur les œuvres de fiction est, bien sûr, une façon un peu particulière de présenter les choses, mais je pense qu'on peut convenir que ce n'est pas déraisonnable comme façon de voir. Savoir si ces considérations peuvent s'appliquer mutatis mutandis au monde réel dans lequel nous vivons est, bien sûr, un pas énorme à franchir, que je ne propose pas forcément de franchir mais qu'il est au moins intellectuellement intéressant de contempler. Qu'est-ce que ça voudrait dire ?

La thèse serait donc la suivante : que nous avons un univers physique (que mon analogie identifie à l'œuvre de fiction) dans lequel s'expliquent nos pensées, nos émotions, notre mémoire, etc., bref, l'ensemble de nos processus cognitifs, y compris le fait de dire (ou de me dire) je sens bien que j'ai une expérience consciente subjective du monde ! ; mais le fait que nous ayons une expérience consciente subjective de ce monde s'explique, lui, « de l'extérieur », par le fait que des consciences observent[#30] ce monde : quand je dis je, c'est le personnage de ce monde physique qui le dit, mais c'est la conscience subjective qui le ressent.

[#30] Encore une fois, il y a là la question du libre-arbitre qui peut venir ajouter ses complications, donc je me contente de décrire la thèse minimale dans laquelle ces consciences observent le monde qui se déroule selon un script préécrit, pour ne pas avoir à postuler que les lois de la physique sont non-déterministes, ne pas avoir à invoquer quelque chose comme l'interprétation des mondes multiples de la mécanique quantique. (Mais notons qu'on peut s'en sortir autrement, même avec des lois de la physique classiques et déterministes, par exemple en postulant que « le monde » n'est pas un simple point dans l'espace des phases mais un petit domaine — un bouquet de positions initiales qui vont inévitablement diverger — qu'il est toujours loisible de raffiner ultérieurement. C'est-à-dire en gros faire du « multi-mondes » avec des mélanges probabilistes au lieu de superpositions quantiques.)

Tout ça tombe dans le mysticisme, mais ce mysticisme peut se défendre en disant qu'il ne fait que calquer exactement la description (pour le coup difficilement qualifiable de cinglée) des œuvres de fiction, donc l'idée ne peut pas être complètement cinglée, parce que pour un personnage de fiction ce que je viens de raconter est factuellement vrai (même si les autres personnages du roman peuvent essayer de lui expliquer que mais non, tu n'es pas un personnage de roman, c'est une sorte de psychose, ou c'est du mysticisme). Disons au moins qu'on a donné un sens, un modèle de fonctionnement, à la conscience subjective.

Ce qui est plus problématique à mes yeux, c'est cette sorte de double explication avec d'un côté la conscience objective (jusque dans le fait que nous soyons persuadés d'avoir une conscience subjective !) s'explique par des processus physiques dans le cerveau mais de l'autre la conscience subjective, elle, s'explique par quelque chose qui vit hors de notre monde et les deux sont bien en phase l'une avec l'autre (enfin, encore une fois, c'est le cas pour les personnages de roman, donc ça ne peut pas être complètement cinglé, mais c'est au minimum très perturbant). On peut expliquer ça par le fait que la conscience subjective va choisir un personnage doté de conscience objective pour l'habiter, ou qu'elle en a besoin pour commencer, de même que nous lisons rarement un roman écrit du point de vue d'une pierre parce qu'il est impossible de donner le point de vue d'une pierre sauf à la doter de pouvoirs magiques. Mais ça reste un appel à une sorte d'harmonie pré-établie[#31] fort déplaisant.

[#31] On peut chercher à pousser l'analogie du fait que les lecteurs cherchent des romans avec les personnages desquels ils puissent s'identifier un minimum, ou que les acteurs cherchent à ressentir ce que ressentent leurs personnages (et choisissent ceux qu'ils vont jouer), mais tout ça reste un peu acrobatique. Bien sûr, si on préfère prendre le point de vue de l'auteur d'un roman que celui du lecteur, les choses sont plus faciles, mais ceci semble supposer des choses sur le libre-arbitre qui est un sac de nœuds dans lequel j'ai dit que je n'avais pas envie de m'emmêler.

Et l'autre problème majeur que je vois avec ce point de vue, c'est que si dans le cas de l'œuvre de fiction nous expliquons que la conscience vient du lecteur qui habite le monde réel, et que nous voulons reproduire la même explication au niveau du monde réel, il faut imaginer un monde un cran au-dessus dans lequel vit l'observateur de ce monde-ci dont nous avons la conscience qui nous permet de percevoir le monde réel. Mais on n'a fait que repousser le problème d'un cran !

☞ La Théorie de la Totalité Transfinie de Turing

C'est sur la base de cette réflexion que j'avais proposé (dans ce passage de ce billet) une idée que j'ai appelée Théorie de la Totalité Transfinie de Turing[#32], pas franchement sérieuse mais que je trouve amusante à contempler[#33] : au lieu de se lamenter de la régression infinie, acceptons-la et poussons-la à l'infini ! Le monde physique, ou monde 0, est observé, et probablement simulé, depuis un monde 1 (dont je postule en outre qu'il a des capacités calculatoires bien plus élevées, précisément un saut de Turing plus haut pour ceux qui savent ce que ça veut dire, et ce, justement parce qu'il a la capacité de simuler des univers comme le nôtre jusqu'à l'infini), et la raison pour laquelle nous observons le monde 0 est que nous vivons aussi dans le monde 1 depuis lequel nous l'observons (mais bien sûr, le monde 1 ne peut pas plus communiquer en direction du monde 0 que le lecteur d'un roman ne peut influencer le déroulement de celui-ci). Et l'explication de pourquoi nous sommes conscients dans le monde 1 est exactement la même : c'est parce qu'il est observé et simulé depuis le monde 2, lequel est lui-même observé et simulé, et ainsi de suite. Et ainsi de suite parcourt non seulement les entiers naturels mais les ordinaux (au moins jusqu'à ω₁L mais peu importe) parce que, justement, il est possible d'itérer de façon transfinie le saut de Turing. Je ne détaille pas plus parce que j'en ai déjà parlé et que je devrais un jour consacrer un billet entier à exposer cette idée plus précisément.

[#32] Le pauvre Turing nie toute responsabilité dans mes délires métaphysiques semi-humoristiques. C'est juste qu'il a un nom qui fait marcher l'allitération, et que le concept mathématique avec lequel je propose de modéliser les mondes imbriqués s'appelle un saut de Turing.

[#33] Le point était surtout, en fait, d'essayer d'imaginer à quoi pourrait ressembler une forme de vie éternelle qui ne soit pas infiniment chiante (i.e., si je devais inventer une religion promettant la vie éternelle, à quoi ressemblerait-elle ?). Ce qui est intéressant est que nous ne sommes immortels dans aucun de ces mondes, mais la mort dans chacun représente la fin d'un roman lu depuis le niveau supérieur, et l'accès à plus de vérités du monde mathématique (ça c'est un fait mathématique démontrable, que les sauts de Turing successifs apportent toujours plus d'accès à la réalité de l'arithmétique [du second ordre, s'agissant de l'itération transfinie]).

Deuxième comparaison : question individuelle vs. question cosmologique

Mais bon, assez parlé des personnages de roman. L'autre comparaison que je veux évoquer est de nature un peu différente : ce n'est pas tant une analogie entre situations qu'un parallélisme d'arguments.

☞ Deux « questions vertigineuses »

Deux des réponses possibles à la question vertigineuse de pourquoi suis-je moi et pourquoi ressens-je la sensation d'être moi ? (que je vais qualifier de question individuelle pour la discussion) sont les suivantes :

  1. La « réponse tautologique » consiste à réduire la conscience à sa composante objective (nier l'existence d'une composante subjective) et à noter que chaque être conscient, dans l'univers, aura par définition la conscience d'être lui, donc il n'y a rien à expliquer. (Pour prendre une comparaison que j'aime bien[#34], quand nous voyons un plan qui affiche l'indication vous êtes ici, nous ne nous demandons pas par quelle magie nous sommes justement ici à l'endroit que le plan annonce.)

  2. La « réponse unique » (qu'on peut qualifier, ici, de solipsiste) se concentre, au contraire, sur la composante subjective, affirme que je suis le seul à la ressentir, et que je suis donc nécessairement moi parce qu'il n'y a que moi qui existe vraiment.

[#34] Il y a un dessin du Chat de Geluck montrant le chat devant un plan avec l'indication vous êtes ici, et qui commente les nouvelles vont vite !

(En fait, ces deux réponses ne sont pas forcément si contradictoires que ça puisque l'une explique la conscience objective et l'autre la conscience subjective, donc selon la formulation qu'on a de ces sujets fort confus on peut même dire qu'elles se complètent plutôt que se contredire. Je ne prétends pas non plus que ce soient les deux seules réponses possibles, mais disons que toute réponse a tendance à se situer grosso modo par rapport à ces deux-là, et généralement entre les deux.)

Maintenant, la comparaison que je veux faire est avec un problème différent (mais du même ordre d'idées) : pourquoi l'Univers est-il comme il est et pas autrement ? (Appelons ça la question vertigineuse cosmologique.) Là aussi, on peut proposer deux réponses :

  1. La « réponse tautologique » consiste à observer que parmi tous les Univers concevables (p.ex., mathématiquement possibles, logiquement cohérents), les habitants de chacun verront par définition qu'ils sont dans celui dans lequel ils sont (oui, c'est complètement tautologique, c'est bien le point), donc il n'y a rien à expliquer. (Même comparaison avec le vous êtes ici, sauf que le vous êtes ici pointe sur un Univers parmi tous les Univers logiquement possibles plutôt qu'une conscience parmi toutes les consciences de l'Univers.)

  2. La « réponse unique » affirme, au contraire, qu'il n'y a qu'un seul Univers, la réalité, et que se demander pourquoi la réalité est comme elle est est une question dénuée de sens parce que la réalité est juste ce qui est réel, point final.

Ce que je veux souligner, donc, c'est le parallélisme entre ces deux questions, individuelle et cosmologique. Et pourtant, je pense que la « réponse tautologique » est bien plus populaire que la « réponse unique » s'agissant de la question de la conscience individuelle (comme je l'ai dit plus haut sous forme de blague, mais en fait c'est une constatation sérieuse, il n'y a pas beaucoup de solipsistes !) ; alors que, s'agissant de la nature de la réalité cosmologique, la « réponse unique » est bien plus populaire. Disons que (bien que je n'aie accès immédiat qu'à ma conscience subjective personnelle) croire que les autres humains sont aussi conscients que moi est une banalité à laquelle presque tout le monde adhère sauf quelques psychopathes, alors qu'affirmer que (bien que nous n'ayons d'accès expérimental qu'à notre univers matériel) des univers parallèles existent et sont aussi réels que le nôtre est au mieux considéré comme une spéculation pas très scientifique.

☞ Ce que signifie « exister »

Bon, là je sens venir gros comme une maison l'argument suivant : la comparaison ne tient pas parce que les autres humains je vois bien qu'ils existent, et je peux même communiquer avec eux, et je peux passer des examens médicaux pour vérifier que je suis foutu comme eux, donc j'ai toutes les raisons de croire qu'ils fonctionnent comme moi, alors que ces univers parallèles, on n'a même pas le moindre début de commencement de signe de leur existence. Si on pense ça (enfin, ces affirmations sont indéniables, mais je veux dire, si on pense que ça répond à ce que j'essaie de dire), c'est qu'on n'a pas compris les termes de ma comparaison.

Je veux dire, évidemment que si on interprète existe comme existe matériellement dans notre Univers, alors notre Univers est le seul qui existe. Ce n'est pas une observation plus intéressante que de dire que si j'interprète être conscient comme ce que je ressens, alors je suis le seul à être conscient. Tout l'enjeu est, justement, de savoir (dans les deux cas) si cette notion est une notion vraiment pertinente.

Mathématiquement il ne fait aucun doute que des univers parallèles existent. Le verbe exister est pris, ici dans son sens mathématique usuel, celui du quantificateur existentiel (∃), si on veut, existe en sein du monde mathématique de la théorie des ensembles (disons). Je veux dire que quelle que soit la théorie physique que nous ayons, il y a des paramètres dedans (des constantes de la théorie mais aussi des conditions initiales ou ce genre de choses) : les variantes avec d'autres paramètres que ceux observés dans notre monde réel sont mathématiquement sensées[#35] mais physiquement non observées. Par exemple, si je considère un modèle du système solaire, je peux changer la position des planètes, leur vitesse, ou même leur nombre, et faire tourner l'évolution. Ce sont des objets mathématiques qui existent (ça c'est un théorème, disons en gros celui de Cauchy-Lipschitz[#36] si on parle de théories régies par des équations différentielles).

[#35] Sauf à croire que les lois de la physique soient tellement contraintes que la seule version logiquement possible soit celle qui est physiquement réalisée. (J'avais appelé cette idée l'ultradéterminisme.) C'est une idée qui a quelque chose de séduisant (en gros, on pourrait tout savoir sur l'Univers sans avoir à l'observer, juste par de la pure logique), mais qui ne colle vraiment absolument pas du tout à ce que nous savons de la physique.

[#36] Je veux dire que, pour toute une classe de lois de la physique, je peux énoncer le théorème de Cauchy-Lipschitz, ou diverses généralisations d'icelui, comme quelles que soient les conditions initiales prescrites, il existe un univers parallèle vérifiant ces conditions.

Le pendant cosmologique de l'affirmation les autres humains existent physiquement et ils sont foutus comme moi, selon mon analogie, est donc les autres univers existent mathématiquement et ils ont des lois exactement identiques (si on ne change, disons, que les conditions initiales, par exemple la position des planètes dans un modèle du système solaire et pas les lois de Newton). Et l'analogue de je peux communiquer avec les autres humains est que je peux simuler ces autres univers sur un ordinateur (au moins dans une certaine mesure, évidemment imparfaite, mais la communication entre humains ne me donne pas non plus un accès parfait à la conscience de mes congénères).

☞ La comparaison entre question « individuelle » et question « cosmologique »

La question vertigineuse, dans sa forme cosmologique, est donc pourquoi, parmi tous les univers mathématiquement possibles, c'est précisément celui-ci que nous observons et considérons comme réel. Il me semble qu'elle est rigoureusement analogue à la question vertigineuse de la conscience individuelle. Et on peut logiquement défendre soit la réponse pluraliste/tautologique qui consiste à dire que tous ces univers existent autant les uns que les autres mais que nous voyons celui-ci juste parce que (tautologiquement) nous sommes les habitants de celui-ci, soit la réponse unique qui consiste à dire qu'il a une notion plus ou moins magique et indéfinissable de Réalité qui vaut pour cet univers-ci parmi tous les univers logiquement possibles, et uniquement pour celui-ci. (Ou bien sûr on peut faire des réponses plus nuancées, mais je veux dire que la réalité est le parallèle cosmologique de la conscience subjective.)

Pour récapituler ma comparaison :

Question individuelleQuestion cosmologique
Conscience subjective / qualiaRéalité
Conscience objectiveRéflexivité
Existence physiquePossibilité mathématique
Observation / communicationModélisation

(Par réflexivité dans la colonne de droite j'entends le fait que dans certains de ces univers mathématiquement possibles il peut exister un processus computationnel qui simule une version simplifiée de l'univers dans lequel ils existent : une des fameuses boucles étranges dont parle Hofstadter. Là aussi, c'est quelque chose qui est mathématiquement clair.)

Bien sûr, je ne prétends pas qu'on est obligé de penser la même chose pour la question vertigineuse individuelle que pour la question vertigineuse cosmologique. (Bon, de toute façon, tout le monde a le droit de penser ce qu'il veut, mais je veux dire que ce n'est même pas spécialement stupide.) En revanche, si on prétend tenir des arguments différents dans les deux cas, il faut au moins avoir l'honnêteté intellectuelle de tenter de dresser le parallèle dans l'autre cas et de se demander ce qu'on pense alors de l'argument.

☞ Retour sur l'argument de simulation

D'autre part les deux questions s'emboîtent : si j'accorde un droit de réalité à d'autres univers que le nôtre, et un droit de conscience à d'autres habitants de cet univers-ci que moi, il est logique de penser aussi que je pense que les habitants des autres univers peuvent également être conscients.

Pour revenir à l'argument de simulation dans ce contexte, on peut poser différents regards sur l'expérience de pensée dans laquelle on ferait tourner sur un ordinateur une simulation assez complexe pour modéliser un univers vaguement semblable au nôtre et habité par des créatures intelligentes (et capables de se poser des questions métaphysiques telles que celles que je me pose dans le présent billet), par exemple :

  1. la simulation n'est même pas possible,
  2. la question n'a pas de sens,
  3. les créatures simulées n'ont pas de conscience interne (ou de qualia), parce que seule la réalité physique peut conférer une telle chose,
  4. les créatures simulées sont conscientes, mais uniquement dans la mesure (et pendant le temps) où la simulation tourne sur l'ordinateur,
  5. les créatures simulées sont conscientes, dans la mesure où le monde extérieur observe la simulation (i.e., ce qui importe n'est pas tellement le processus de calcul que l'observation du résultat),
  6. les créatures simulées sont conscientes, et cette conscience ne dépend pas du processus calculatoire de simulation, elle s'exerce dans le monde mathématique abstrait que la simulation ne fait pour ainsi dire que révéler au monde extérieur.

(Je dois dire qu'aucune de ces réponses ne me semble personnellement très satisfaisante, ni aucune autre variante que je peux imaginer.)

Le parallèle que je viens de dresser entre la « question individuelle » et la « question cosmologique » place la dernière réponse ci-dessus comme analogue de la position assez standard consistant à croire que les autres humains sont conscients même en absence de leurs interactions avec moi, et que ces dernières ne font que me permettre de me rendre (imparfaitement) compte de cette conscience. Cette position est assez proche de ce qui a été appelé l'hypothèse de l'univers mathématique, selon laquelle[#37] la forme primaire d'existence est l'existence mathématique, et la réalité physique est simplement la petite partie de l'univers mathématique avec laquelle nous sommes en contact.

[#37] Là aussi présenter l'analogie dont je parle ici dans ces termes : côté « cosmologique » s'affrontent la thèse ⓐ selon laquelle l'univers mathématique est la réalité primaire et l'univers physique est la partie de celle-ci que nous pouvons observé, et la thèse ⓑ selon laquelle l'univers physique est la réalité primaire et l'univers mathématique est une sorte d'abstraction ou d'idéalisation de celui-ci ; et côté « individuel », on a la thèse ⓐ selon laquelle la réalité physique a bien un sens et ma conscience individuelle est la petite partie de la réalité à laquelle j'ai immédiatement accès, et la thèse (solipsiste) ⓑ selon laquelle ma conscience est la seule chose qui existe vraiment et l'univers physique est une sorte d'abstraction ou d'idéalisation de ce que je ressens.

☞ L'atypicité reste un mystère

En tout cas, aucun de ces points de vue n'apporte de lumière sur ce qui est un véritable mystère : notre univers n'est pas typique[#38], non seulement parmi les structures mathématiques en général, même pas parmi les structures ayant des lois physique de tel ou tel type, même pas parmi les structures capables de dégager une vie intelligente (ou parmi celles capables de se poser la question de pourquoi elles sont là, ou d'inventer le totipsisme). Et d'ailleurs, je ne suis moi-même pas du tout typique parmi les consciences dans notre univers : tout ce que nous savons de notre univers laisse penser que l'immense majorité des consciences sont des cerveaux de Boltzmann se formant spontanément après la mort thermodynamique de l'Univers.

[#38] Le mot typique ici doit se comprendre au sens statistique : une observation typique ne mérite pas spécialement d'explication, une observation atypique surprend, donc en mérite une. (Par exemple, si je tire à pile ou face 1000 fois et que je tombe 487 fois pile et 513 fois sur face, c'est typique et je n'ai pas à commenter ; en revanche, si je tombe 0 fois sur pile et 1000 fois sur face, même si ce n'est pas impossible avec une pièce non truquée, cela mérite au moins qu'on se pose la question de comment ça se fait.) Il semble assez clair que l'« univers typique » (quelle que soit la définition exacte qu'on prend) ne voit pas se développer de structures complexes et certainement pas de forme de vie ; l'argument anthropique permet de les écarter (s'il n'y a pas de vie dedans, il n'y a personne pour les observer), mais notre univers ne semble même pas typique pour ceux contenant de la vie (qui ne contiennent probablement qu'une apparition fugace d'un cerveau de Boltzmann). Je ne reviens pas sur ces questions que j'ai déjà discutées dans un billet passé.

La réponse plus ou moins humoristique proposée par la Théorie de la Totalité Transfinie de Turing est la suivante : notre univers n'est pas typique pour la même raison que les livres que je lis ne sont pas typiques parmi les suites aléatoires de lettre de l'alphabet qui peuplent la bibliothèque de Borges, ni même typiques parmi les livres contenant un bout de phrase ayant un sens (ce qui serait serait l'analogue des cerveaux de Boltzmann) : de même que les romans que je lis sont atypiques parce que j'ai choisi de les lire, notre univers est atypique parce que j'ai choisi d'y vivre. (Et, encore une fois, la « blague » est que ceci repousse le problème d'un cran, et cette théorie propose d'accepter cette régression infinie et d'en faire son argument central.)

Mais bon, ce billet est arrivé au point où il me fatigue, et ça tombe bien, c'est aussi un point raisonnable où m'arrêter, avant que le billet ne devienne conscient et ne se demande pourquoi il est précisément ce billet-ci plutôt qu'un autre, ou commence à s'inquiéter que je veuille y mettre un terme.

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