David Madore's WebLog: En souvenir de quelques jours libres et heureux

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(mercredi)

En souvenir de quelques jours libres et heureux

On me dit, pour me changer les idées, de parler autre chose que de la pandémie. Je vais donc essayer d'évoquer les (159) jours qui se sont écoulés entre le et le . C'est dire quelque chose de la manière dont j'ai ressenti les périodes qui ont précédé et suivi que je repense maintenant à ces cinq mois comme une période presque rayonnante de bonheur alors que j'ai perdu mon papa en plein milieu. J'ai assurément appris quelque chose sur la valeur que j'accorde à la liberté, en l'ayant perdue, puis regagnée, puis perdue de nouveau : je me suis enivré, pendant cet intermède qui prend à présent dans mon souvenir la coloration de ces rêves où l'on imagine qu'on peut voler avant de revenir à la réalité, je me suis enivré des vapeurs dégagées par son flambeau. Et j'ai aussi appris quelque chose sur le bonheur en me rendant compte que je n'avais pas vraiment compris sur le moment combien j'étais heureux : j'ai envie de remonter le temps, pas seulement pour inhaler de nouveau ces vapeurs enivrantes, mais aussi pour me dire à moi-même : cueille cet instant, suce la moelle de la vie, retiens cette sensation pour quand le songe sera fini, car cela ne sera que trop tôt. Voyons si je peux au moins ressusciter pour ce blog la mémoire de ces jours baignés de lumière.

Mon ivresse de liberté a pris différentes formes. Sans doute mon intérêt renouvelé pour la recherche de vues dégagées faisait-elle partie de cette volonté de me dire que je pouvais aller où je voulais, aussi loin que portât mon regard (contrastant avec la moquerie cruelle de la laisse qui me retient maintenant à 1000m de là où j'habite). Beaucoup de mes loisirs habituels (manger au restaurant, faire de la muscu) ont été fermés pendant une partie de cette période, donc je me suis concentré sur ce qui restait : l'exploration de ma région qui m'est chère. J'ai fait beaucoup de promenades dans les bois avec le poussinet (de la forêt de Fontainebleau à celle de Rambouillet en passant par celles de l'Isle-Adam, de Ferrières et de Villefermoy) ; nous avons visité des parcs et jardins[#] que je n'avais pas encore vus, nous avons fait des virées dans des endroits très mignons notamment du côté du Vexin (la Roche-Guyon dans le Val d'Oise, les Andelys et Lyons-la-Forêt dans l'Eure, mais aussi Bonneval en Eure-et-Loir). Mais surtout, j'ai fait travailler mon petit joujou rouge de chez Honda.

[#] Le jardin d'Ambleville, le musée-jardin Bourdelle, et surtout, le jardin du Point du jour [lien Twitter direct] qui est peut-être bien mon préféré de tous ceux que j'ai visités jusqu'à présent. Je continue à mettre à jour cette vieille entrée de blog avec la liste des jardins remarquables que je visite.

C'est un cliché un peu usé de présenter la moto comme un symbole de liberté, mais je n'avais jamais autant ressenti un besoin de, comme on dit en anglais, hit the road. J'ai parcouru 6200km[#2] pendant cette période en me laissant, le plus souvent, simplement rouler où m'envoyait mon inspiration. Il y a certainement que j'avais été frustré, en 2019, de ne pas obtenir mon permis à l'été mais seulement en septembre et de, du coup, rater la possibilité de profiter des beaux jours pour faire des balades. J'en avais fait autant que je pouvais en septembre à novembre 2019[#3], mais les journées raccourcissant et la météo se gâtant avaient rapidement limité mes perspectives, et ma moto ne servait bientôt que pour les allers-retours au bureau (surtout quand une grève m'a empêché de prendre les transports en commun) : je m'étais promis que dès que le beau temps reviendrait je repartirais — et ma frustration de voir l'essentiel du printemps[#4] me passer sous le nez m'a donné encore plus envie de rattraper le temps perdu.

[#2] J'ai d'ailleurs sans doute couru grosso modo autant risque de me tuer à moto entre mai et octobre que le Français moyen n'en avait de mourir de covid entre mars et mai. Peut-être que ça dit quelque chose sur la valeur relative de la vie et de la liberté de profiter de la vie ?

[#3] Je relis régulièrement le journal que je tiens de ma vie, en regardant surtout ce qui se passait il y a un an, il y a deux ans, il y a trois ans — et c'est souvent l'occasion de me rendre compte de contrastes surprenants. Il y a un an, je déménageais dans le nouveau bâtiment de Télécom Paris à Palaiseau que je n'ai, finalement, pas tellement eu l'occasion de fréquenter !, et que j'ai maintenant plutôt envie de revoir. Il y a deux ans, je reprenais péniblement la muscu et les leçons de moto (et la réalisation que ce serait très long pour réussir mon plateau) après une méchante tendinite à l'épaule. Il y a trois ans, c'étaient des leçons de voiture que je prenais, et j'avais là aussi l'impression que je n'arriverais jamais à décrocher ce permis.

[#4] Si je vis un peu moins mal ce second confinement que le premier, ce n'est pas seulement parce que je me sens moins seul à le contester : c'est aussi entre autres parce que les mois de novembre et décembre sont une période que je déteste de toute façon, où j'ai l'impression ne ne jamais faire grand-chose d'autre que d'attendre que les jours commencent enfin à rallonger. Le fait qu'on me vole mes mois de novembre et décembre me fait donc moins mal que quand c'est le printemps qui est parti en fumée.

Bref, j'ai roulé !

Comment communiquer sous forme de mots ce que j'ai ressenti en parcourant ainsi les routes de l'Île-de-France (ou en m'aventurant parfois, timidement, juste un peu au-delà) ? Les souvenirs qui restent dans ma mémoire sont autant de cartes postales que je ne sais pas traduire en français. J'ai toutes sortes d'informations factuelles : des notes dans le journal où je documente ma propre vie, des traces GPS (souvent doubles, d'ailleurs, parce que j'ai celle enregistrée par la dashcam que je sais maintenant extraire de ses vidéos, et celle notée par mon téléphone), des vidéos, même (mais de mauvaise qualité parce que cette dashcam n'est pas terrible, et il me serait extrêmement malcommode d'y accéder via l'accès Internet pas terrible que j'ai ici à Chambéry), mais tout ça passe un peu à côté de la plaque. Raconter ce que j'ai fait comme ça serait aussi ennuyeux que si je racontais mes rêves : l'émerveillement du je pouvais voler ! c'était fabuleux ! ne passe pas bien la barrière de la langue.

Je peux quand même bien évoquer quelques uns de ces moments fugaces.

Ma première envie, lorsque nous avons été libérés mi-mai, a été d'aller voir les vaches des Highlands qui paissent dans un pré entre Saint-Lambert-des-Bois et les ruines de l'abbaye de Port-Royal-des-Champs (un endroit qui m'est très cher parce que chargé de souvenirs de mon enfance ; et comme j'aime énormément les vaches des Highlands, je leur rends régulièrement visite, sûr qu'elles m'accueilleront avec l'indifférence bovine que j'attends d'elles). [Rangée de peupliers]Un peu plus tard, alors que l'engourdissement du confinement se dissipait progressivement, j'ai fait une balade à travers la forêt de Rambouillet et ses endroits incontournables dont je retiens surtout l'image ci-contre, cette rangée de peupliers ensoleillée à Gambais (Yvelines), à laquelle les imperfections de l'optique de mon téléphone ont donné un halo un peu onirique, et qui reste maintenant gravée dans ma mémoire comme une figuration de ces jours dorés. (Le peuplier, dans ses diverses espèces et variantes, est probablement mon arbre préféré. Je ne saurais pas expliquer pourquoi, mais je trouve leur présence particulièrement apaisante.)

Vers le solstice d'été, je suis allé à la Roche-Guyon qui grouillait de motards et j'ai poussé jusqu'à Château-sur-Epte où j'ai découvert une ruine gardée par des chèvres. [Carte d'itinéraire de balade à moto]Le lendemain même, j'organisais une balade en (tout petit) groupe sur le webforum motards-idf.fr en reprenant et améliorant l'itinéraire qui m'avait fait passer par cette si jolie rangée de peupliers (ci-contre à droite, le trajet de cette balade). [Moi sur ma moto][Le poussinet devant ma moto]Deux semaines plus tard, j'ai réussi à convaincre le poussinet de venir comme passager sur une balade où j'ai de nouveau suivi un itinéraire proche de celui qui m'avait tellement plu (les photos à gauche ont été prises à proximité de Rennemoulin).

Puis je suis parti à la recherche des points de vue. Après un passage à Cergy où je voulais voir l'Axe majeur, vers la mi-juillet, je suis parti faire un tour dans le Vexin. Je me rappelle être resté un bon moment, à grignoter un goûter, à Vallangoujard (Val d'Oise), en savourant le fait, pas tellement que le cadre était joli (il l'est), mais surtout, que je n'avais de compte à rendre à personne sur le fait que j'étais là ce soir-là, pour aucune raison que le simple fait que j'en avais envie, à ne rien faire, à regarder le soleil décliner. La liberté n'avait jamais eu aussi bon goût qu'à ce moment-là.

Je ne vais pas faire la liste de tous les endroits où j'ai décidé d'aller. Vers Fontainebleau j'ai laissé ma moto sur un parking et je suis allé me balader sur les rochers à proximité (à vrai dire ce n'était pas commode avec le cuir sur le corps et le casque à la main, mais je m'en foutais, j'étais libre). À Épernon où je m'étais arrêté parce que j'avais vu un panneau signalant une traversée de crapauds, j'ai discuté avec un gamin qui jouait dans le parking où je m'étais arrêté, et qui était fasciné par ma moto. À Arronville dans le Vexin, où je m'étais arrêté pour prendre un café en terrasse, c'est une petite fille qui m'a posé des questions sur ma moto, m'a parlé de son vélo, et m'a dit quand je suis reparti : sois sage !. En remontant la vallée de l'Essonne, j'ai vu un feu de chaume à Courdimanche et admiré la forteresse médiévale (et les Lagenaria siceraria) à Yèvre-le-Châtel.

Fin août, j'ai fait une balade plus longue que d'habitude. Je suis allé déjeuner à Compiègne, puis j'ai traîné dans la forêt de ce nom ; j'ai fait une pause à Saint-Jean-aux-Bois qui ressemble à un petit coin de paradis, et après un passage à Pierrefonds (bof), je suis tombé complètement par hasard, en route vers Villers-Cotterêts en suivant l'Automne, sur le donjon de Vez, un château qui semble surgi d'un conte de fée. Curieux de ce que pouvait être cette construction fantasmagorique qui s'est manifestée à mes yeux au détour d'un virage, je me suis garé en bas, sur le petit parking pour visiteurs bordé de magnifiques peupliers (encore eux), et je suis monté voir la vue, en saluant au passage quelques vaches décoratives qui broutaient un champ en contrebas du donjon ; quand je suis redescendu je suis resté encore un moment, à côté des peupliers argentés, à écouter le bruit du vent dans leurs feuilles, et à réfléchir à des problèmes de maths et à admirer le pas majestueux du temps qui passe. (Ensuite, j'ai prolongé ma promenade jusqu'à Meaux, où je me suis rendu compte que j'avais trop présumé de mon endurance — de débutant — au guidon, et le retour a été un peu pénible. Mais cela fait partie du plaisir de la liberté, aussi, que de rentrer fatigué mais des étoiles pleins les yeux.)

Début octobre, je suis retourné à Yèvre-le-Châtel en suivant la vallée de l'Essonne, cette fois en suivant le poussinet qui y allait en voiture (et il a d'ailleurs été pris pour un excès de vitesse, le vilain) : mais on sentait déjà que la page se tournait sur ces jours heureux, et, comme pour appuyer ce fait, le temps devenait menaçant. La semaine suivante, j'ai encore fait un assez grand tour, vers Chantilly et Pontoise (et le MacDo d'Éragny-sur-Oise). [Rangée de peupliers]Mais surtout, vers ce moment-là, je suis retourné à l'endroit d'où j'avais pris la photo de ma rangée de peupliers du mois de mai et je les ai photographiés de nouveau : est-ce seulement mon imagination, est-ce l'inévitable passage des saisons, ou reconnaît-on sur cette seconde image que le bonheur est en train de se faner, que la parenthèse dorée de liberté se clôt, que les arbres devinent qu'ils ne me verront pas passer par là avant longtemps ? On ne se baigne pas deux fois dans la même rivière, on ne photographie pas deux fois le même alignement d'arbres.

Voilà en tout cas ce que je retiens de cette période, débutée par une balade à un endroit où je sentais que toutes les routes du monde s'ouvraient à moi et où je pouvais voler — et terminée par une balade au même endroit où je sentais au contraire que tout se refermait et que je retombais sur terre. Pour tenir le coup en ce moment, j'essaie de me dire que sans doute, un jour, je pourrai revoir « mes » peupliers. En attendant ce jour, je ne peux me consoler qu'en les regardant sur Google Street View, où ils sont tout tristes [mise à jour : ].

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