David Madore's WebLog: Quelques réflexions sur le tirage au sort en politique

[Index of all entries / Index de toutes les entréesLatest entries / Dernières entréesXML (RSS 1.0) • Recent comments / Commentaires récents]

↓Entry #2540 [older| permalink|newer] / ↓Entrée #2540 [précédente| permalien|suivante] ↓

(vendredi)

Quelques réflexions sur le tirage au sort en politique

Je n'aime pas parler de politique parce qu'à chaque fois que je le fais, j'ai l'impression de dire des conneries brouillonnes et de mauvaise foi, avec lesquelles je ne serai moi-même pas d'accord un an ou même un mois plus tard. Néanmoins, j'ai l'impression que l'exercice a quelque chose d'utile, je veux dire pour moi, certainement pas pour mon lecteur, pour moi pour organiser mes pensées, me rendre compte qu'elles ne sont pas intéressantes, et passer à autre chose. Je dois d'ailleurs dire que je suis toujours fasciné par les gens qui ont des opinions politiques très arrêtées, et parfois j'ai l'impression que c'est le cas de tout le monde, comme si trouver un bon mode d'organisation de la société n'était pas, euh, quelque chose comme LE problème sur lequel nous nous grattons la tête depuis des milliers d'années, bizarrement les gens n'ont pas tous une idée sur comment vaincre le cancer ou comment démontrer l'hypothèse de Riemann mais ils ont l'air de tous avoir une idée sur comment organiser la société, ce qui est probablement au moins aussi dur ; et peut-être que cette tendance fait elle-même partie du problème qu'il faut résoudre. (Vous voyez quand je dis que j'ai les idées brouillonnes, j'ai déjà réussi à dire plein de conneries vaseuses dans mon premier paragraphe.)

Mais ce n'est pas comme si je ne m'étais pas moi aussi arraché les cheveux sur la question (de l'organisation de la société) ; ou peut-être plutôt sur la sous-question qui est aussi la méta-question, celle des institutions (chargées de gouverner la société), celle de la constitution idéale. J'ai lu toutes les constitutions de la France et un certain nombre d'autres ainsi que les traités européens, j'ai aussi lu plein de livres sur le droit constitutionnel historique et comparé, j'ai lu entre autres Platon et Tocqueville, j'ai bien sûr lu des expositions mathématiques de la théorie du choix social et plusieurs démonstrations du théorème d'Arrow, bref, je me suis passablement bien documenté — und bin so klug als wie zuvor. Je veux notamment dire que j'ai eu plein d'idées géniales (voir par exemple ici), dont je me suis généralement rapidement rendu compte qu'elles n'étaient pas du tout géniales, en fait.

J'en viens au fait : parmi les idées censément géniales que d'autres gens que moi ont eu, il y a la suivante, sur laquelle on m'a suggéré de donner mon avis parce que je ne l'ai jamais clairement fait. Il s'agit de l'idée, plutôt que d'élire des dirigeants, de les tirer au sort parmi les citoyens du pays : une démocratie basée sur le tirage au sort plutôt que sur des élections. Plus exactement, l'idée, telle que je la comprends, est de tirer au sort, parmi l'ensemble de tous les citoyens majeurs du pays, une assemblée, dont le nombre de membres doit être suffisant pour qu'elle soit représentative, et de lui confier tel ou tel pouvoir, par exemple un pouvoir de contrôle sur tel ou tel autre organe institutionnel, le pouvoir législatif, le pouvoir de désignation de l'exécutif (étant entendu que l'exécutif lui-même est probablement trop difficile à exercer collégialement par une grande assemblée) ou enfin le pouvoir constituant (ce qui peut servir de bootstrap au système).

Les vertus que ses partisans voient dans le tirage au sort, par opposition aux élections, sont, de ce que j'en comprends, et en espérant ne pas trop déformer, essentiellement les suivantes (dans un ordre quelconque, et en étant bien d'accord qu'il y a beaucoup de redondance entre les points qui suivent) :

  • Le tirage au sort garantit une assemblée représentative de la diversité de la population dans son ensemble (et notamment des genres, des catégories sociales et des origines ethniques), bref, des dirigeants qui ressemblent vraiment à ceux qu'ils doivent diriger et dont ils sont censés être l'émanation, l'incarnation et la représentation — ce qui, expérimentalement, ne marche vraiment pas bien pour les assemblées élues.
  • Indépendamment de la problématique de la représentativité de la diversité, le tirage au sort garantit une variété de modes de pensée et élimine donc le problème des dirigeants tous formés dans le « même moule ».
  • Le tirage au sort donne le pouvoir à des gens qui n'ont pas forcément envie de l'exercer, or ce sont précisément à ces gens-là qu'il faut confier le pouvoir et pas à ceux qui le recherchent (parce que ceux qui recherchent le pouvoir ont plus tendance à être des malhonnêtes, des menteur, des manipulateurs ou des gens dangereux, que la moyenne). De plus, le tirage au sort étant imprévisible, il diminue la prise de la corruption (qui n'est excerçable que pendant la durée étroite du mandat).
  • Symboliquement, le tirage au sort est le seul à être véritablement démocratique (il donne le pouvoir au peuple), alors que l'élection est aristocratique (au sens étymologique : elle donne le pouvoir à — ceux qui sont censés être — les meilleurs).
  • Le tirage au sort est le seul mode de désignation véritablement impartial et non manipulable. C'est le seul qui assure équitablement à chacun la même chance de participer aux décisions.
  • Le tirage au sort assure que l'assemblée élue ait à cœur les intérêts de l'ensemble de la Nation (dont elle n'est extraite que temporairement, et qu'elle est destinée à regagner) ; alors que les intérêts d'un groupe de politiciens de carrière en divergent fortement.
  • Le tirage au sort empêche qu'un groupe, clan ou parti politique puisse accaparer le pouvoir, ou, a fortiori, que les élus eux-mêmes deviennent un clan en soi.
  • Le fait d'être tirés au sort en petit groupe pour décider de telle ou telle question incite les gens à se plonger réellement sérieusement et en profondeur dans le dossier en question, et à se faire un avis personnel éclairé, ce qui n'arrive pas s'ils doivent élire quelqu'un pour prendre les décisions à leur place, ou, pire encore, s'ils doivent voter directement (par referendum / démocratie directe) sur la question, car alors ils tomberont facilement victimes de slogans trompeurs ou de propagande fallacieuse.

Certains soulignent aussi que le tirage au sort était largement utilisé par la constitution d'Athènes (notamment dans la désignation de la βουλή, sorte de commission générale et préparatoire aux travaux de l'assemblée du peuple ou ἐκκλησία) : c'est là un argument ad antiquitatem sans intérêt, et je l'ignore donc. (J'ai déjà fait remarquer que je suis un peu perplexe quant à la vertu d'ériger en modèle un système politique auquel il manquait manifestement les contre-pouvoirs efficaces capables de s'opposer à la volonté de la majorité et d'éviter le massacre de Mélos.) [Ajout : sur ce point, on me signale en commentaires deux articles intéressants de Lays Ferra, Contre Chouard (très long) et Contre Chouard II (plus court et pouvant être lu indépendamment) ; bon, je suis embêté dans le plan minutieusement calculé de cet article, parce que je mentionne Chouard plus loin, mais à part ça, ces articles sont intéressants historiquement (notamment si on veut en savoir plus sur la constitution athénienne), et contredisent surtout l'idée que les tirés au sort étaient législateurs ou a fortiori constituants.] • On peut aussi citer les débats autour de la réforme de la constitution islandaise à partir de 2009 (on a tiré au hasard des citoyens pour les inviter à donner leur avis sur ce que la constitution devrait contenir) : mais je crois comprendre qu'il s'agissait d'une initiative privée et dont il reste à prouver que c'était une bonne idée. Les autres arguments que je viens d'énumérer, en revanche, me paraissent au minimum sérieux et recevables.

Je liste maintenant quelques contre-arguments assez évidents, que je vais essayer de répartir en grandes catégories :

  • Sur la représentativité, la compétence, etc. :
    • Être homme politique est un métier comme un autre : ils ont certes une forme de pouvoir, peut-être plus évidente que d'autres métiers, ou dont il est plus tentant d'abuser, mais le problème de leur représentativité, de leur honnêteté ou de leur attachement aux intérêts de ceux qu'ils doivent défendre ou représenter est fondamentalement le même que celui des médecins, des banquiers, des enseignants, des juges, des avocats, etc. Qui est un problème réel et sérieux mais qu'on ne propose pas de résoudre en tirant au sort les médecins et autres.
    • Comme les médecins, banquiers, enseignants, juges, avocats, etc., les hommes politiques ont une forme de compétence (savoir diriger, arbitrer, trancher est une qualité que tout le monde n'a pas — je suis personnellement certain d'en être complètement privé, et j'ai pu le constater expérimentalement à toutes sortes de reprises), et même s'il est quasi impossible de sélectionner cette qualité sans sélectionner aussi dans une certaine mesure le défaut qui va avec de la soif du pouvoir, cette qualité est néanmoins trop importante pour être laissée au hasard.
    • Plus spécifiquement : le simple fait de pouvoir consulter des experts (l'argument généralement donné pour expliquer qu'il n'est pas grave d'avoir des gens pas spécialement compétents sur quoi que ce soit) ne suffit pas pour avoir la compétence de trancher entre les avis contradictoires d'experts, ou de ne pas se laisser manipuler par eux.
    • Concrètement, il suffit d'assister à n'importe quelle assemblée générale de copropriété pour se rendre compte à quel point des gens pas spécifiquement formés à prendre des décisions s'en sortent mal. (Même lorsqu'il s'agit de leurs intérêts immédiats.)
  • Sur le symbole, l'équité, la perception du tirage au sort :
    • Symboliquement, le tirage au sort n'est pas juste ni équitable, il est tout le contraire : il est l'essence de l'injustice et de l'arbitraire. Attribuer le pouvoir selon le hasard d'un tirage au sort est peut-être socialement plus juste mais pas individuellement plus juste que l'attribuer selon, disons, le hasard (justement) de la naissance. (Quand on entend que quelqu'un a gagné au loto, la réaction ressemble plus souvent à c'est injuste !, pourquoi pas moi ? qu'à très bien, le loto est une façon d'assurer que la population des riches soit plus représentative socialement et ethniquement.)
    • Le tirage au sort ne confère aucune légitimité aux yeux des gouvernés. Au contraire, ils se sentent dépossédés de leur pouvoir individuel de choisir. Dans une élection, chaque voix compte. Dans un tirage au sort, chacun peut en principe être choisi, mais s'il ne l'est pas, son avis individuel n'est nullement pris en compte. (Or la proportion des citoyens qui serait, un jour dans leur vie, sélectionnée, resterait négligeable sur l'ensemble de la population.) Même s'il est vrai que chacun serait « statistiquement » représenté, c'est faire violence aux individus que de les réduire à des statistiques, et la beauté de la démocratie élective est que chaque votant participe réellement au processus, individuellement et pas seulement statistiquement.
    • Le tirage au sort ne confère aucune responsabilité aux yeux des choisis. Penser qu'ils feront usage de leur pouvoir d'autant plus sagement qu'ils le savent dû au seul hasard est aussi naïf que de s'imaginer que les gagnants du loto font un usage particulièrement sage de l'argent qui leur tombe du ciel : au contraire, ils seront d'autant plus tentés d'en profiter personnellement qu'ils sauront que c'est une occasion unique, qui ne se représentera pas, et dont ils ne sont redevables à personne.
  • Sur l'effet sur la société :
    • La suppression des élections supprimerait le débat d'idées qui va avec : nul ne serait incité à se faire un avis sur les questions politiques puisqu'on ne participerait aux décisions qu'au hasard (extrêmement improbable !) d'un tirage au sort.
    • La suppression des élections supprimerait la possibilité effective et essentielle de s'engager activement dans le processus de décision de son pays (au-delà du simple militantisme).
    • La suppression des élections supprimerait la notion même de parti politique (certains, évidemment, voient ça comme un but), qui aident à structurer les opinions politiques en grands choix de sociétés et envisagent le long terme.
    • Ajout : La mise en œuvre d'un programme politique demande une certaine cohérence et constance (et une capacité à prendre parfois des mesures impopulaires) que ne peut pas assurer une assemblée sans cesse nouvelle et reflétant à chaque fois toute l'opinion publique (donc sans majorité bien définie).
  • Sur la corruption et la résistance aux pressions :
    • Dans un système où les dirigeants font de la politique leur métier, la réélection ou la non-réélection sont les sanctions possibles d'un travail bien ou mal fait. Une personne tirée au sort n'a aucune récompense ou punition dans les mêmes conditions : même si son honnêteté (moyenne, par définition) est plus grande que celle d'un homme politique de carrière, elle ne le sauvera pas de la « tragédie des communs ».
    • Des personnes tirées au hasard ne sont pas armées pour résister aux pressions, tentatives de corruption, d'intimidation ou de trafic d'influence, dont elles seront assaillies en arrivant au pouvoir.

Un autre contre-argument parfois entendu est c'est populiste, et dit comme ça je le trouve assez con : je ne vois pas en quoi c'est plus (ni moins) populiste de tirer les dirigeants au sort que de les élire ; l'argument devient moins idiot si on dit que ça risque de renforcer le pouvoir de la majorité au détriment des minorités (ce qui est un vrai problème, qui n'a probablement pas de bonne solution, le mieux qu'on sache faire étant probablement de donner plus de pouvoir aux juges), mais j'ai du mal à croire que ça soit spécialement pire avec un tirage au sort qu'avec des élections.

Il y a bien sûr des contre-contre-arguments et des contre-contre-contre-arguments, mais je ne vais pas m'étaler indéfiniment. Disons juste que le principal contre-contre-argument que j'aie entendu est que la compétence de savoir diriger, arbitrer et trancher n'est pas une vraie compétence et que même dans la mesure où ç'en est une, les élections ne la sélectionnent absolument pas. Pour ceux qui veulent des arguments plus longs, je renvoie à cette page d'Étienne Chouard en faveur du tirage au sort (dont il est un des principaux, ou en tout cas des plus connus, défenseurs), et ce texte de Tommy Lasserre dans le sens contraire.

Puisque j'ai été sommé de donner mon avis personnel sur la question (enfin, mon avis à l'instant, parce qu'il pourrait bien être différent dans un mois ou dans un an), je dois dire qu'à peu près tous les arguments et contre-arguments que j'ai listés ci-dessus me semblent pertinents. C'est-à-dire que le tirage au sort est une idée intéressante, mais qu'elle a aussi d'énormes défauts, et que la question à se poser n'est pas de savoir si on peut remplacer les élections par un tirage au sort mais comment donner un certain rôle au tirage au sort dans une démocratie sans miner les principes de la démocratie elle-même (notamment l'engagement individuel, pas seulement statistique, de chaque citoyen).

Ajout/digression : Je devrais ajouter quelque part que je n'aime pas du tout, dans les arguments en faveur du tirage au sort, tout ce qui consiste essentiellement à cracher sur les dirigeants actuels (élus ou nommés). Même quand je n'aime pas les idées politiques, disons, du Premier ministre, j'essaie de garder en tête le fait qu'il a ce que je considère comme un boulot de merde (littéralement : plus une merde est grave plus elle remonte haut dans la hiérarchie, et ce qui remonte jusqu'au bureau du Premier ministre, ce sont les merdes les plus énormes) dont je ne voudrais pour rien au monde (et ce serait une catastrophe si on me le confiait ou si on me tirait au hasard pour l'exercer), que la critique est aisée mais l'art est difficile. Et aussi, le fait qu'un système politique soit hautement perfectible ne signifie pas que n'importe quelle idée simpliste supposée le remplacer soit automatiquement meilleure !

Une possibilité parfois avancée est celle de faire un compromis. Par exemple, avoir un parlement bicaméral, dont une chambre serait élue et l'autre tirée au sort. Ce serait incontestablement un progrès par rapport au furoncle qu'est le sénat dans la démocratie française. (Ceci étant, mon idée géniale numéro 1729 pour le sénat était de le désigner par petites fractions, peut-être 1/5 à chaque fois, à la fin de chaque mandat de la chambre basse, en faisant élire les nouveaux membres par la chambre basse sortante, de façon à représenter à la chambre haute les différentes majorités qui se sont succédé à la chambre basse ; ce qui permet d'en faire une chambre de réflexion à plus long terme, reflétant moins les soubresauts de l'opinion publique, et à laquelle il est alors justifié de donner un verrou sur toute réforme constitutionnelle. Maintenant, tant qu'à refaire le monde, on peut aussi imaginer un parlement tricaméral, avec une assemblée, un sénat comme je viens de dire, et une troisième chambre tirée au hasard ; on pourrait même imaginer qu'une loi doive être votée dans les mêmes termes par deux des trois assemblées, cela donnerait une dynamique intéressante.) Mais je ne suis pas persuadé que ce tout ça soit une idée fantastique : le problème demeure que donner du pouvoir aléatoirement sera ressenti comme une forme d'injustice et d'arbitraire.

On peut aussi faire un compromis d'un genre différent : mettre le tirage au sort à la fin d'une élection. Par exemple, imaginer que l'élection présidentielle se fasse non pas entre des candidats, mais entre des groupes d'un certain nombre de candidats (au pif, disons cinq). On ne pourrait se présenter que par groupe de cinq, et les électeurs éliraient un groupe de cinq, selon les modalités qui prévalent actuellement. Et à l'extrême fin, une fois qu'un groupe de cinq a été élu, un des cinq serait tiré au hasard pour occuper effectivement la fonction. L'intérêt de la manœuvre serait d'empêcher la campagne de se concentrer sur une seule personne, de forcer le débat à avoir lieu autour des idées, de fonder la légitimité de l'élection sur des projets et pas des individus, et d'obliger les hommes politiques à constituer des alliances. Je trouve cette idée très amusante, même si je ne sais pas ce que ça donnerait en pratique. Mais c'est une forme de tirage au sort complètement différente de celle qui était évoquée plus haut, et qui n'a pas du tout les mêmes vertus, donc c'est un peu un hors-sujet. Ajout : j'oubliais de faire un lien vers ce texte qui explicite une autre proposition intéressante (même si je ne suis pas forcément d'accord dans les détails) sur la manière de forcer le débat politique à se tourner vers les idées plutôt que les personnes.

Mais finalement, je pense que le rôle du tirage au sort qui me séduit le plus est encore un peu différent. Essentiellement, il s'agirait de confier non pas tant un pouvoir à des citoyens tirés au sort mais plutôt une mission — disons donc que j'imagine des commissions tirées au hasard, pas une assemblée. Ces commissions auraient certes des pouvoirs, mais ils seraient très limités, en temps et en périmètre. Un peu comme un jury d'assises, que l'on convoque pour juger une affaire bien précise, et que l'on renvoie après. En contrepartie, on peut en avoir beaucoup. Tirer au hasard une commission ne coûte essentiellement rien (il faut dédommager les commissaires, mais un pays comme la France ou une institution comme l'UE peut bien se permettre d'en avoir beaucoup en même temps), on peut donc en créer autant qu'il y a de missions à traiter, et les renvoyer ensuite. Cela éviterait que les personnes tirées au hasard se croient dépositaires d'un pouvoir, ou que le citoyen non tiré au hasard les voie comme des sortes de gagnants du loto.

Je peux imaginer toutes sortes de missions qu'on pourrait confier à de telles commissions tirées au hasard, et qui serviraient de complément et de contrôle à un système politique traditionnel (avec des élections, un parlement, etc.). Je donne quelques exemples, mais ce ne sont que des exemples. La première mission évidente, c'est celle, justement, d'attribuer d'autres missions : je peux donc imaginer une commission (tirée au hasard) et qui aurait comme seul et unique pouvoir de créer d'autres commissions (également tirées au hasard) et de leur affecter des missions (de contrôle, d'étude, d'enquête, de décision, etc.) dans un cadre bien précis ; façon d'éviter que cette commission-mère croie avoir un pouvoir autonome : elle n'aurait que le pouvoir de créer des pouvoirs, qui seraient ensuite entre les mains de personnes tirées au hasard. (Bien sûr, cela n'exclut pas que d'autres institutions, comme le parlement ou un simple groupe parlementaire, puissent aussi créer des commissions tirées au hasard.)

Même si on imagine donner un rôle législatif à des personnes tirées au hasard (et je répète que je suis sceptique à ce sujet), en tout cas, l'indirection me semble cruciale pour éviter l'effet « gagnants au loto » : si la commission tirée au hasard ne peut pas faire de loi sur tel ou tel sujet mais seulement convoquer une autre commission qui aura, elle, le pouvoir de faire une loi sur un sujet étroitement défini par sa lettre de mission, personne ne s'imaginera détenir un grand pouvoir. Mais de toute façon, j'imagine plutôt un rôle de complément à un parlement élu (qui pourrait, cependant, forcer le parlement à inscrire tel ou tel sujet dans son ordre du jour, à voter sur tel ou tel sujet, ou à convoquer un referendum).

Les autres missions de commissions tirées au hasard pourraient être, par exemple, de s'emparer d'un sujet de société pour examiner la possibilité de légiférer à son sujet (possibilité qui serait alors renvoyée devant le parlement, ou à referendum, ou peut-être devant encore une autre commission tirée au hasard). Ou bien de réfléchir à la possibilité de faire un referendum, d'en préparer le débat et de veiller à ce qu'il soit serein. Ou bien d'enquêter sur tout sujet ou tout scandale qui intéresse l'opinion publique (avec au moins les pouvoirs d'une commission d'enquête parlementaire). Ou encore, d'étudier la possibilité de la destitution du tenant de tel ou tel poste institutionnel ou la dissolution de telle ou telle assemblée (possibilité qui serait, de nouveau, confirmée par un referendum ou par encore une nouvelle commission tirée au hasard pour mener une contre-enquête). Ce ne sont que quelques idées, mais on voit le genre : pour résumer, avoir une assemblée parlementaire tirée au hasard me semble plutôt néfaste, mais avoir des commissions tirées au hasard avec des missions ciblées et limitées, mais qui puissent se convoquer les unes les autres et, au final, exercer un contrôle indépendant et fort sur les institutions élues ou nommées, cela me semble nettement plus prometteur.

Ajouts/compléments recopiés depuis les commentaires :

Sur l'organisation de ces commissions :

Tout n'est pas politique et idéologique : une mission de contrôle, d'enquête ou d'audit, ça ne demande pas d'avoir un programme préétabli ; et il y a des débats et réflexions (voire des décisions) sur des choix de société qui peuvent se faire de façon assez orthogonale aux programmes politiques (par exemple un débat sur le genre de loi bioéthique qu'on veut, ou sur la réforme de la Constitution elle-même).

Qui décide les missions des commissions ? Je ne sais pas si ça a un intérêt quelconque que j'écrive une constitution complète, mais il y aurait dedans les conditions qui définissent quelles commissions existent de façon permanente (du genre une commission chargée de contrôler l'action du président, une autre chargée de surveiller chaque chambre du parlement, peut-être une chargée de préparer des intentions législatives, etc.) et quelles décisions elles peuvent prendre, et quelles autres commissions ad hoc existent, qui peut les créer (un groupe parlementaire, une commission permanente, un nombre suffisant de citoyens…) et quelles décisions elles peuvent prendre. Sans prétendre entrer dans les détails de ce qu'une telle constitution pourrait contenir, le genre de choses que j'imagine, c'est d'ouvrir des possibilités comme :

  • La commission de contrôle du président considère que le président a fait quelque chose méritant investigation, elle crée une nouvelle commission pour enquêter sur des faits qu'elle délimite précisément, cette nouvelle commission auditionne qui elle veut et publie un rapport, et si elle conclut à des faits graves, lance une procédure de destitution (qui implique certainement une nouvelle commission et/ou un referendum — ça n'a pas d'intérêt que j'invente tous les détails).
  • La commission de contrôle des lois observe que le parlement a voté une loi qui lui semble mauvaise pour telle ou telle raison, elle crée une nouvelle commission pour examiner les motivations de cette loi ou les détails procéduraux, cette nouvelle commission consulte les experts qu'elle veut, publie un rapport, et si elle conclut que la loi est mauvaise pour telle ou telle raison, peut prendre différentes actions (saisir le Conseil constitutionnel, obliger le parlement à revoter dessus, provoquer un referendum annulant la loi, de nouveau, ça n'a pas d'intérêt que j'invente tous les détails).
  • Une autre commission permanente considère qu'une loi sur tel ou tel sujet serait souhaitable, elle crée une nouvelle commission pour réfléchir à ce que cette loi pourrait contenir, et si cette nouvelle commission estime qu'une telle loi serait effectivement bénéfique, elle a la capacité d'inscrire le sujet à l'ordre du jour du parlement (ou peut-être de provoquer un referendum ou je ne sais quoi).

Toutes ces procédures seraient prévues par la Constitution, donc, ou par la Loi. (Par exemple, la consultation d'une commission tirée au hasard pourrait être obligatoire avant de prendre des décrets dans tel ou tel domaine.)

*

En réponse à l'argument selon lequel l'électeur moyen/médian est nul ou incapable d'écrire un texte qui se tienne, et a fortiori de faire un travail correct au sein d'une commission :

D'abord, je suis toujours assez perplexe quant aux arguments tendant à déprécier la personne moyenne ou médiane : à moins d'être d'un élitisme délirant, je suis, et la personne qui s'adresse à moi est, pour la plupart des qualités, pas très loin de la moyenne, et je n'ai pas l'impression que ce soit un niveau catastrophiquement mauvais en quoi que ce soit.

Pour ce qui est de faire de belles phrases (ce qui est d'ailleurs d'intérêt douteux dans le fond), il suffit qu'il y ait une personne dans la commission qui sache écrire, et qu'il persuade l(a majorité d)es autres que c'est suffisamment important pour que ce soit lui qui se charge de cette partie-là ; en fait, il n'y a même pas besoin de ça, parce qu'on va typiquement demander que l'État mette à la disposition des commissions les moyens logistiques et humains, notamment de secrétariat, pour accomplir leur mission. Pour le fonctionnement des institutions, outre que ce sera généralement aux experts auditionnés par la commission de le lui expliquer (notamment s'il y a des points de désaccord : par exemple si le président de la République fait témoigner un expert devant la commission expliquant que le président a tel et tel pouvoir, que l'opposition fait témoigner une expert qui dit le contraire, la commission peut les écouter en contradictoire, ou leur ordonner de se mettre d'accord sur le nom d'un constitutionnaliste impartial à qui demander son avis, ou quelque chose comme ça), les commissions que je proposent doivent travailler sur des missions étroites, or le droit est peut-être compliqué à comprendre dans son ensemble mais il n'est aucun point précis de droit qu'une personne « moyenne » de bonne volonté ne puisse comprendre en un temps raisonnable.

La mission essentielle que je propose de confier à des gens tirés au hasard, c'est d'écouter (des experts, qui éventuellement se contredisent) et de trancher. Quand je parle d'enquêter, par exemple, j'imagine une enquête au moins en bonne partie comme un débat contradictoire, où les différents partis politiques vont proposer leurs thèses, leurs avocats, leurs experts et leurs témoins, la commission va les écouter, va peut-être choisir de nommer ses propres experts et d'interroger ses propres témoins pour avoir plus d'avis, et au final va devoir trancher entre tout ça, pas tellement enquêter par elle-même. C'est essentiellement comme ça qu'on fait des procès dans un certain nombre de pays, y compris sur des questions hautement techniques. C'est aussi comme ça qu'on fait des élections nationales (que ce soit sur un point précis par referendum ou sur un projet d'ensemble lors d'une élection de presonnes), à la différence que c'est l'ensemble du corps électoral qui sert de commission technique, si bien que tout en étant aussi « moyen » qu'un groupe tiré au hasard en son sein, il n'a que très peu de temps à y consacrer, et tombe donc beaucoup plus facilement victime de slogans faciles que s'il se donne comme mission de tirer au clair ceci ou cela.

Donc, si on ne croit pas que ça puisse marcher, il faut arrêter de croire à la démocratie tout court, et chercher à mettre en place une méritocratie-technocratie où ce sont les élites qui dirigent et se cooptent.

Par ailleurs, la différence essentielle de ma position avec celle de Chouard, c'est que je propose des commissions qui n'ont pas (ni individuellement, ni même collectivement) un grand pouvoir de nuisance : au pire, elles peuvent faire tomber le président de la République ou le parlement ou provoquer un referendum ou quelque chose comme ça ou obliger le parlement à ouvrir un débat sur telle ou telle loi, il n'y a pas vraiment de cas catastrophique en cas de mauvaise commission, alors qu'il y a des gains possiblement énormes en cas de bonne commission.

(Mais bon, à chaque fois qu'on exprime, sur un sujet vaguement politique, un avis nuancé, du genre « le tirage au sort peut être une bonne idée, mais à dose raisonnable », au lieu de faire consensus, on s'attire les critiques à la fois de ceux d'un côté — « non, ce serait injuste et chaotique », « tu n'as pas idée de combien le français moyen est con ?! » — et de l'autre — « il n'y a que le tirage au sort qui soit véritablement démocratique ! », « comment peux-tu dire que les politiques que nous élisons sont sages ? ». C'est un peu triste.)

On aura bien deviné que ces réflexions sont au moins en partie inspirées par l'actualité politique française. Je vais m'abstenir de commenter sur le fond de cette affaire parce que j'en entends suffisamment sur Twitter et je remarque que l'avis de tout le monde sur le fond coïncide comme par hasard avec leur opinion politique a priori (je veux dire, je n'ai pas réussi à trouver une seule personne qui dise soit j'admire et je continue d'admirer la politique d'Emmanuel Macron mais je suis horrifiée par son attitude dans cette affaire soit je déteste la politique d'Emmanuel Macron mais je trouve qu'on s'émeut pour pas grand-chose dans cette histoire), et comme ce sont des choses qui devraient être indépendantes, la seule explication est que tout le monde est de mauvaise foi ; et comme mon propre avis (qui n'est guère favorable au président) suit cette règle générale, j'en déduis que je suis de mauvaise foi comme tout le monde, or je n'aime pas être de mauvaise foi. (Pardon, j'adore être de mauvaise foi, mais je n'aime pas l'être involontairement.) Mais il y a quand même une chose que je peux dire en ne touchant que marginalement au fond, et quitte à radoter lourdement, c'est que je suis horrifié par l'étendue des pouvoirs du président, qui n'est pas censé avoir d'autorité sur la police[#], or manifestement il en a dans les faits, et personne n'a l'air de vraiment se scandaliser qu'il en ait[#2]. Toujours est-il que le problème dans le problème, c'est que le président français n'est vraiment responsable devant personne, à la fois parce que le parlement ne peut pas l'écouter (ce qui est une honte), il ne peut que lancer une procédure très lourde en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat, et parce que même si insitutionnellement le parlement pouvait l'écouter, il ne le ferait pas parce que le système politique français et son culte du chef ne savent produire que des godillots (ce qui est tout autant une honte).

[#] Le président de la République n'est pas le supérieur du ministre de l'Intérieur ni de qui que ce soit au gouvernement, il a juste le pouvoir de présider le conseil des mininistres, ce n'est déjà pas normal qu'on le considère comme le chef du gouvernement ; mais même s'il était le supérieur du ministre de l'Intérieur, la relation être le supérieur de n'est pas transitive.

[#2] Une observation générale : quand quelqu'un fait X qu'il n'est censé ni faire ni pouvoir faire, il devrait y avoir deux scandales bien distincts : qu'il ait fait X, et qu'il ait pu faire X. Souvent l'opinion publique soit mélange complètement les deux soit se focalise sur un seul des deux. Je me souviens par exemple quand on a appris que le mobile d'Angela Merkel était écouté par les services secrets américains, beaucoup de gens se sont émus du fait que les Américains écoutent le mobile de la chancelière allemande — mais je n'ai rien entendu sur le second scandale, qui ait que les américains avaient les moyens d'écouter le mobile en question, ce qui est une question bien différente.

Donc, pour en revenir à mon sujet, ce serait un excellent cas concret et utile d'application de commissions citoyennes tirées au sort : que l'opposition parlementaire (et/ou une commission permanente chargée de créer d'autres commissions, cf. ci-dessus) puisse ouvrir une commission citoyenne, tirée au sort donc aussi impartiale que possible (contrairement au parlement), commission laquelle aurait la mission d'enquêter sur des faits précisément délimités, et à cette fin de convoquer et d'interroger toutes les personnes qu'elle jugerait utile, y compris le président de la République, et y compris sur des questions classées secret défense[#3] ; cette commission d'enquête pourrait ensuite publier un rapport et/ou, si elle l'estime approprié, ouvrir une procédure de destitution (qui aurait elle-même des garde-fous, évidemment, parce qu'il ne faut pas que la moindre vague d'impopularité puisse faire tomber l'exécutif ; je ne vais pas décrire plus précisément mes idées possibles à ce sujet parce que, comme je l'ai dit plus haut, ça n'a qu'un intérêt limité d'imaginer des constitutions idéales).

[#3] L'intérêt de tirer les membres de la commission au hasard, c'est qu'elle ne peut pas être infiltrée par des puissances étrangères (sauf à infiltrer une proportion significative de la population, auquel cas de toute façon tout est foutu). Donc il n'y a pas d'objection tenable à ce que ses membres reçoivent automatiquement et de droit toutes les accréditations nécessaires à entendre tous les secrets pertinents pour leur enquête. (Si quelqu'un dit mais ça revient à accréditer n'importe qui !, c'est qu'il n'a pas compris la manière dont fonctionne le hasard : cf. le fait que, même s'il n'est pas raisonnable de partir en laissant un sac sans surveillance parce que n'importe qui pourrait le voler, il est parfaitement raisonnable de prendre une ou deux personnes choisies au hasard et leur demander de surveiller le sac.)

Évidemment, rien de tout ça n'est très satisfaisant : le problème du fait qu'il est peut-être trop facile pour des professionnels de berner une vingtaine de personnes tirées au hasard est sérieux ; ou plutôt que, même après avoir auditionné les responsables de la majorité qui leur diront X et les responsables de l'opposition qui leur diront ¬X et des experts qui leur diront tout et son contraire, chacun se repliera sans doute sur sa mauvaise foi politique naturelle (cf. ci-dessus) et il est peu probable que se produisent des miracles comme dans Twelve Angry Men. Ça reste néanmoins plus satisfaisant que d'utiliser les commissions d'enquête parlementaires, qui sont par essence politiquement biaisées : au moins le tirage au sort laisse-t-il imaginable qu'il y ait suffisamment de personnes de bonne volonté pour arriver à vaincre leur propre mauvaise foi. (Surtout que je crois beaucoup à l'effet psychologique important d'annoncer à quelqu'un que sa mission est d'être politiquement impartial, peut-être de lui en faire réciter le serment.)

D'ailleurs, il semble que, pendant la campagne présidentielle, un candidat avait proposé presque exactement ça : que le président de la République soit auditionné, chaque année, par des citoyens tirés au hasard, pour rendre compte de son action. Comment s'appelait-il, déjà, ce candidat ? Ah oui, Emmanuel Macron. [Bon, là j'aurais voulu faire un lien vers une page Web qui aurait explicité cette proposition, mais je ne trouve rien de vraiment convaincant. Si quelqu'un a un lien à proposer, je suis preneur.] Bizarrement, je n'ai pas l'impression que cette proposition ait survécu dans la réforme de la constitution qu'il essaie de mener maintenant.

Bon, bref, tout ça est mon avis personne à moi que j'ai, et que j'ai maintenant : je me réserve expressément le droit de me contredire demain avec force. Mais en l'état, je résume cette position par : le tirage au sort est une excellente idée tant que les personnes tirées au sort reçoivent non pas des pouvoirs mais des missions précises (la plus importante étant celle de contrôler ceci ou d'enquêter sur cela).

Tout ça reste de la masturbation intellectuelle parce que les constitutions réelles ne ressemblent pas à des constitutions idéales et parce que les gens qui écrivent les premières ne daignent pas consulter ceux qui rêvent les secondes (et surtout pas des avis aléatoires sur Internet). Mais bon, la masturbation intellectuelle, c'est un peu ma spécialité, alors…

↑Entry #2540 [older| permalink|newer] / ↑Entrée #2540 [précédente| permalien|suivante] ↑

[Index of all entries / Index de toutes les entréesLatest entries / Dernières entréesXML (RSS 1.0) • Recent comments / Commentaires récents]