David Madore's WebLog: Les frontières entre l'imagination et la folie

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(vendredi)

Les frontières entre l'imagination et la folie

Je voudrais commencer cette entrée en invitant tous ceux qui ne l'ont pas déjà lue à se plonger dans la passionnante histoire The Jet-Propelled Couch (partie 1, partie 2) : il s'agit du cas psychiatrique célèbre d'un patient du nom de code Kirk Allen, publié par le psychologue et psychiatre américain Robert M. Lindner, d'abord dans Harper's Magazine (vers lequel mènent les liens ci-dessus), puis dans son livre The Fifty-Minute Hour. Pour ceux qui voudraient se contenter d'un résumé très rapide, c'est le cas censément réel, dans les années '50, d'un physicien (mais des faits, notamment la profession, ont pu être changés pour rendre le patient plus difficile à identifier) qui est devenu tellement obsédé par une série de romans de science-fiction style space opera qu'il s'est persuadé qu'il en était vraiment le héros et que les romans étaient sa biographie : il a commencé par les compléter en créant des cartes incroyablement détaillées, des tableaux généalogiques, etc., du monde de fiction dont il s'était emparé ; puis il a viré vers la psychose complète, jusqu'à ce que ses employeurs le poussent à se faire traiter par Lindner, qui a réussi à le guérir, mais s'est lui-même trouvé dans une certaine mesure pris dans, ou du moins pris de fascination par, ce monde imaginaire.

(L'histoire du Jet-Propelled Couch est intéressante aussi au niveau méta, car elle a eu un tel retentissement qu'elle a à son tour inspiré de nombreuses histoires de fiction. Fatalement, on s'est demandé ce qui était vrai et ce qui était modifié dans l'histoire telle que racontée par le psychologue, et on a cherché à démasquer qui pouvait être le patient. La théorie la plus vraisemblable, ou en tout cas la plus développée, est que Kirk Allen est en vérité Paul Linebarger, plus connu sous le nom de plume de Cordwainer Smith qu'il a pris plus tard comme auteur de SF — voir cette page [lien cassé : voir ici le même texte] pour tous les détails sur les raisons de le penser. Dans ce cas, la série de romans serait probablement celle des aventures de Buck Rogers ; mais on a aussi pensé à la série Barsoom d'Edgar Rice Burroughs — l'auteur de Tarzan — et c'est en regardant récemment le film John Carter que j'ai repensé à cette histoire.)

L'histoire de Kirk Allen m'a fasciné quand je l'ai lue (en septembre 2009), d'autant plus qu'il s'agit de thèmes qui m'ont toujours attiré : par exemple, les ressemblances avec ma nouvelle Histoire de la Propédeutique à la Reine des Elfes (que j'ai écrite en 2002, lourdement inspiré de Borges mais bien avant que j'aie entendu parler de The Jet-Propelled Couch) m'amusent parce qu'elles conduiraient à réinterpréter de façon très différente l'histoire Kirk Allen. C'est aussi cette réflexion qui m'a poussé à écrire ce fragment (écrit, pour sa part, après que j'eus lu le cas rapporté par Lindner), dans lequel j'imagine l'empereur déchu d'un empire galactique, condamné par damnatio memoriæ à vivre dans un univers parallèle sur une terre qui ne connaît pas cet empire et pour lequel il n'est qu'un fou — à moins que ce soit vraiment un fou qui se prend pour un empereur déchu. Les boucles étranges entre la réalité, la fiction, et la folie, sont au cœur de beaucoup de ce que j'écris comme fiction (par exemple ici ou ) : auteur de mes romans, je rends visite à leurs personnages (en m'inspirant en cela de l'auteur et personnage du Mahābhārata), je cherche régulièrement à mettre en abyme pour ensuite embrouiller les niveaux. Et nombre de mes auteurs préférés jouent abondamment à ce jeu — j'ai cité Borges, mais je pourrais aussi mentionner Calvino entre nombreux autres.

Mais au-delà de la sophistication littéraire, l'histoire de Kirk Allen m'interpelle aussi à un niveau plus humain. Je crois être sain d'esprit (je crois !), mais si on regarde longuement une mise en abyme, la mise en abyme vous regarde en retour. Quand j'écrivais des romans de science-fiction franchement bizarres quand j'étais petit, je n'irais pas jusqu'à affirmer que je croyais à la réalité de ce que j'écrivais, mais il est certain que, pénétré du désir de créer et d'une imagination nourrie aux aventures à la D&D, je m'étais construit un monde extrêmement développé et qui ne servait pas qu'à écrire des histoires mais aussi à m'en raconter à moi-même. (D'ailleurs, jusqu'à assez tard, il m'arrivait fréquemment de parler tout haut tout seul, et c'était généralement pour me raconter des histoires, ou pour en « jouer », prenant tour à tour la parole de différents personnages.) Puis j'ai réussi à canaliser un peu mon envie de me raconter des histoires pour produire des textes un chouïa moins illisibles, mais il reste que, comme je l'expliquais ici et , la magie me manque. J'en ai besoin pour vivre — si je ne trouve plus le temps d'écrire, elle se réfugie dans mes rêves. [Ajout () : voir ce billet pour plus d'explications sur mes tentatives adolescentes d'écrire des romans.]

Bref, je trouve qu'il y a du vrai dans l'idée qu'un artiste est celui qui fait commerce de ses névroses et psychoses : le bon artiste est certainement le fou qui a réussi à maîtriser sa folie. (Et je suis moi-même sans doute trop peu fou, ou peut-être au contraire trop fou, pour vraiment faire un bon écrivain.)

Ajout : au sujet de l'analogue scientifique, i.e., des frontières entre la science et la crackpotologie, cet article (voir aussi ce fil Twitter pour une discussion) est un témoignage intéressant.

Sinon, j'aimerais bien voir une illustration, dans le style de beaucoup de choses qu'on trouve sur DeviantArt, qui aurait pour titre celui que j'ai donné à cette entrée.

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