(⬇ Attention, réflexions de café de comptoir. ⬇)
Le passage du temps est la première des illusions, la marque de
notre condition humaine. Physiquement, le temps est une dimension
comme une autre[#], il n'y a pas
plus de raison de dire qu'il passe
que pour l'espace. Et il
n'y a pas plus de raison d'être nostalgique de ma jeunesse ou effrayé
de ma mort qu'il n'y a de l'être de l'extrémité gauche ou droite de
mon corps, qui sont aussi des points au bord de la région que j'occupe
dans l'espace-temps. Mais bien sûr une comparaison plus apte est sans
doute celle avec un livre, qui a beau être un objet qui existe en
bloc, nous le découvrons par tranches, c'est-à-dire par pages,
créant l'illusion d'un écoulement, qui peut rendre la première page
une occasion de joie parce que nous entrons dans un nouveau monde et
la dernière une occasion de tristesse parce que nous le quittons. Le
passage du temps est dans notre tête, pas dans le monde, mais il est
tellement lié à notre façon de percevoir le monde qu'il est impossible
de penser autrement[#2].
[#] OK, je simplifie/caricature au point qu'on peut dire que c'est complètement faux… il y a au moins un ordre partiel de causalité donné par les cônes de lumière, et une direction donnée par l'augmentation de l'entropie. Pour une réflexion un (tout petit) peu plus scientifique sur tout ça, je renvoie à cet autre billet.
[#2] On peut faire
toutes sortes d'expériences de pensée un peu idiotes et un peu dénuées
de sens. Par exemple, et si le temps s'écoulait en fait dans l'autre
direction (i.e., nous allons, en fait, vers notre enfance, en sachant
très bien ce qui nous attend mais en pensant à tort que ce sont des
chose passées alors qu'elles sont à venir alors qu'au contraire ce qui
est derrière nous est aussitôt oublié car obsolète) ? Est-ce que ça a
même un sens de dire ça ? (Physiquement, c'est exactement la même
chose que la vision « normale ». Vous avez bien sûr le droit de lire
un livre à l'envers, ça n'en reste pas moins le même livre.
Néanmoins, ça a un sens de dire qu'on le perçoit différemment.) Ou
bien, si le temps ne s'écoulait pas du tout et que le passé et le
futur n'existaient tout simplement pas, si nous étions coincés dans un
éternel présent avec de faux souvenirs d'un état antérieur qui n'a
jamais existé et de fausses illusions d'un état postérieur qui
n'existera jamais ? Après tout, notre seule raison de croire à
l'existence du temps est notre souvenir de l'écoulement de celui-ci,
lequel souvenir appartient au passé, qu'il ne convient de croire que
si, justement, on croit à l'existence du temps ; et notre seule raison
de croire à des lois de la physique qui décrivent le monde au
temps t′>t en fonction de son état au
temps t viennent, précisément, d'expériences qui ont été
faites dans cet endroit hypothétique appelé le passé
, donc
peut-être que la position minimaliste est de dire qu'il n'y a aucune
raison sérieuse de croire à son existence.
Mais si cette impression de passage du temps est tellement forte à l'échelle « locale » (d'une seconde à l'autre), à l'échelle plus globale, les choses sont, au moins pour ce qui me concerne, nettement plus confuses.
⏳︎
Déjà j'ai expliqué précédemment que ma mémoire de la chronologie fonctionne mal : j'ai des souvenirs généralement assez précis des événements passés, mais, quand il n'y a pas un lien causal clair qui m'aide à m'y retrouver, l'ordre dans lequel ils se sont déroulés m'est souvent totalement confus. Certains souvenirs récents me paraissent remonter à une époque incroyablement ancienne, et réciproquement, des souvenirs très anciens me semblent dater de seulement hier.
Et quand ce n'est pas un problème de chronologie, c'est au moins un problème de perception des durées relatives : je suppose que je ne suis pas le seul dans ce cas, mais mes années d'école primaire, collège et lycée me paraissent incroyablement longues, alors qu'il ne s'agit que de 5+4+3 ans, et des événements qui se sont déroulés il y a 12 ans me paraissent, finalement, relativement récents[#3]. C'est sans doute parce que ma situation changeait beaucoup plus souvent quand j'étais enfant et ado (chaque année apportait des profs différents, des copains différents, etc.) que maintenant que je suis adulte, et que nous rythmons le passage du temps aux changements qui se produisent (cf. ce que je dis plus bas sur les « barrières mentales »).
[#3] Pour donner un
autre exemple, j'ai fait dans ma vie 4 séjours à Toronto : en
1984–1985, en 1988, en 1995 et en 2007. En 1995 j'ai pensé ça fait
très longtemps que je ne suis pas venu à Toronto
alors que ça
faisait 7 ans. En 2007, j'ai pensé je suis venu il n'y a pas si
longtemps que ça, finalement
, alors que ça faisait 12 ans : mais
mon précédent séjour me paraissait beaucoup plus proche du présent que
du séjour précédent. Et maintenant je continue à penser ça ne fait
pas si longtemps que ça que j'y étais
, alors que ça fait… 17 ans.
Si je devais y retourner demain, dans ma tête Toronto serait un
endroit où je vais de plus en plus souvent, alors qu'en réalité c'est
exactement le contraire.
Mais l'autre chose qui me rend le passage du temps confus est que l'identification à l'individu que j'ai été par le passé ne va pas de soi. J'ai déjà eu l'occasion de souligner que la manière dont nous prolongeons notre identité à l'ensemble de notre vie (enfin, justement, pas forcément de notre vie, mais de la vie d'un certain individu humain avec lequel nous nous identifions), de la naissance à la mort (et pas au-delà !) est plus une convention culturelle qu'une réalité matérielle, et que nous pourrions parfaitement devenirs éternels, sans magie ni miracle technologique, en changeant simplement cette convention sociale, en pratiquant culturellement la réincarnation comme les Qriqrx de mon petit texte. Mais ça marche aussi dans l'autre sens : si nous pourrions nous identifier à d'autres individus après nous, nous pouvons aussi ne pas nous identifier à la totalité de la vie de l'individu dont nous occupons le corps.
Et de fait, j'ai un peu de mal avec ça. Je ressens certainement une continuité du « moi » d'une seconde à l'autre, et globalement d'un jour à l'autre (même s'il y a déjà une qualification à faire quant à savoir si je suis tellement convaincu, quand je m'endors, que je ne meurs pas tranquillement pour être remplacé par un autre le matin), mais sur des années, c'est beaucoup moins clair. Forcément, la frontière est floue, je ne peux pas dire que le David Madore de 2018 m'est étranger alors que celui de 2019 est moi, néanmoins il y a quelque chose de la sorte, et je ne choisis pas ces dates au hasard mais parce que j'ai l'impression que j'ai véritablement une durée de permanence de l'identité qui tourne autour de 6 ans (disons vers le passé, parce que vers l'avenir c'est évidemment plus compliqué à sonder).
Bien sûr, j'ai les souvenirs de toutes sortes de David Madore plus
anciens (souvenirs fort abondants, d'ailleurs, parce que j'ai une
mémoire plutôt précise et qu'en plus de ça je possède
une abondante documentation sur ces
David Madore passés), et j'ai hérité non seulement de leurs souvenirs
mais aussi de leurs biens matériels, de leurs décisions, etc. Je ne
prétends certainement pas qu'ils me sont totalement étrangers. Mais
ces David Madore d'autres temps sont plutôt, dans mon esprit, des
êtres proches, peut-être des frères, que « moi-même, ailleurs dans le
temps ». Un peu comme si j'avais des jumeaux vivant dans d'autres
pays. Parfois ils m'embarrassent par l'héritage qu'ils m'ont laissé,
parfois je suis fier d'eux (et embarrassé quand on me félicite pour
leur compte). Généralement je vois ces « moi passés » plutôt avec une
sorte de tendresse mêlée de nostalgie douce-amère : un mélange
entre j'étais mignon quand j'étais jeune et innocent
, je
suis jaloux de ce David Madore qui a vécu ce moment heureux
et
surtout je suis triste de la disparition de ce être qui m'était
proche et dont il ne reste que des souvenirs
. Sur ce dernier
point, par exemple, quand je repense à une conversation que le David
Madore de 8 ans a tenue avec son père, j'éprouve une forme de
tristesse non pas seulement parce que mon père est décédé mais le
petit garçon que j'ai été a aussi cessé d'exister, et en fait tout
l'Univers que mon souvenir retient (le monde des années 1980) a
disparu, et ces trois sensations sont en fait essentiellement la
même[#4]. J'avais essayé de
l'exprimer de façon un peu poétique
dans ce billet.
[#4] Il y a deux
malédictions concernant le passé : le fait qu'on ne peut pas le
modifier et le fait qu'on ne peut pas le revivre. La première est
rendue
par ce
quatrain des Rubáiyát d'Omar Khayyám, dans leur
traduction anglaise par Fitzgerald, qui était justement sans doute le
préféré de mon papa : The Moving Finger writes; and,
having writ, / Moves on: nor all thy Piety nor Wit / Shall lure it
back to cancel half a Line, / Nor all thy Tears wash out a Word of
it.
Mais le regret que j'ai généralement, moi, concernant le
passé, ce n'est pas celui de ne pas avoir fait les choses autrement,
ce n'est même pas l'idée qu'il était mieux que le présent, c'est tout
simplement qu'il ait disparu ou en tout cas qu'il nous soit
inaccessible, et c'est ça que j'essaie de dire ici.
⏳︎
Peut-être cette façon de refuser(?) de m'identifier complètement à ces David Madore trop lointains dans le temps est-il une façon de nier le cours du temps lui-même. Par exemple, si je n'existe que sur un intervalle de temps d'environ 6 ans autour du moment présent, alors il est vraisemblable que je ne mourrai pas : je cesserai d'exister de façon plus paisible, sans m'en rendre compte, en devenant quelqu'un d'autre, de même je ne ne suis jamais né, je suis apparu progressivement par transformation d'un autre David Madore en moi. (Est-ce que ceci rend l'expérience du temps plus effrayante ou moins ? Je n'en sais rien : symétriquement, je souligne que mes Qriqrx sont éternels, mais ce n'est pas pour autant qu'ils n'éprouvent pas une douleur lors du passage d'un individu à un autre ; et à l'extrême inverse, si on est convaincu d'être un individu différent chaque jour, alors chaque endormissement est une mort, mais une mort paisible dont on sait par les souvenirs hérités de nos prédécesseurs qu'il n'y a rien à redouter.)
C'est certain, en tout cas, que quand je relis mon journal, j'éprouve une sensation de gêne assez difficile à expliquer quand je remonte trop loin dans le passé (je relis régulièrement ce que j'ai fait il y a 1 an, 2 ans, 3, 4, 5, et je m'arrête généralement autour de 6 parce que je commence à me sentir vraiment désagréablement déconnecté de ce que je lis[#5]). J'approche d'ailleurs du moment (le ) où la moitié de ma vie (enfin, la vie de la moitié des David Madore qui m'ont précédés) sera consignée dans ce journal, et je ne sais pas bien ce que je dois faire de cette information qui sonne à la fois comme un exploit et comme un signe un peu terrifiant. Il serait aussi intéressant, peut-être, que je retrace les références arrières dans ce blog : parce que là aussi, je me sens parfois mal à l'aise (ou embarrassé, ou carrément pas du tout d'accord) quand je lis un billet un peu ancien.
[#5] Je parle ici de relire de façon un peu systématique (par exemple, chaque week-end j'ai tendance à relire ce que je faisais le week-end analogue des quelques années précédentes, ne serait-ce que comme source d'inspiration sur ce que je peux faire à cette saison). Quand je fais des recherches pour retrouver la date à laquelle tel ou tel événement s'est produit, c'est différent et je n'éprouve pas trop de gêne à relire la description d'un jour que, par définition, je cherchais (en revanche, j'ai souvent la surprise de découvrir que l'événement est soit beaucoup plus ancien soit beaucoup plus récent que je ne l'aurais pensé).
⏳︎
Cette durée de permanence de mon identité, que je place assez
pifométriquement autour de 6 ans (chiffre à ne pas prendre trop au
sérieux) me semble reliée à un phénomène plus général que j'ai
tendance à appeler les barrières mentales temporelles
. Ce que
je veux dire par là, c'est qu'il y a des événements qui, par leur
importance (soit en bien soit en mal) m'empêchent de concevoir, ou au
moins d'appréhender émotionnellement, le temps qui se situe
au-delà.