Vous êtes sur le blog de David Madore, qui, comme le
reste de ce site web, parle de tout et
de n'importe quoi (surtout de n'importe quoi, en fait),
des maths à
la moto et ma vie quotidienne, en passant
par les langues,
la politique,
la philo de comptoir, la géographie, et
beaucoup de râleries sur le fait que les ordinateurs ne marchent pas,
ainsi que d'occasionnels rappels du fait que
je préfère les garçons, et des
petites fictions volontairement fragmentaires que je publie sous le
nom collectif de fragments littéraires
gratuits. • Ce blog eut été bilingue à ses débuts (certaines
entrées étaient en anglais, d'autres en français, et quelques unes
traduites dans les deux langues) ; il est
maintenant presque exclusivement en
français, mais je ne m'interdis pas d'écrire en anglais à
l'occasion. • Pour naviguer, sachez que les entrées sont listées par
ordre chronologique inverse (i.e., celle écrite en dernier est en
haut). Certaines de mes entrées sont rangées dans une ou plusieurs
« catégories » (indiqués à la fin de l'entrée elle-même), mais ce
système de rangement n'est pas très cohérent. Cette page-ci rassemble
les entrées de la catégorie Livres :
il y a une liste de toutes les catégories à la fin de cette page, et
un index de toutes les entrées.
Le permalien de chaque entrée est dans la date, et il est aussi
rappelé avant et après le texte de l'entrée elle-même.
You are on David Madore's blog which, like the rest of this web
site, is about everything and
anything (mostly anything, really),
from math
to motorcycling and my daily life, but
also languages, politics,
amateur(ish) philosophy, geography, lots of
ranting about the fact that computers don't work, occasional reminders
of the fact that I prefer men, and
some voluntarily fragmentary fictions that I publish under the
collective name of gratuitous literary
fragments. • This blog used to be bilingual at its beginning
(some entries were in English, others in French, and a few translated
in both languages); it is now almost
exclusively in French, but I'm not ruling out writing English blog
entries in the future. • To navigate, note that the entries are listed
in reverse chronological order (i.e., the latest written is on top).
Some entries are classified into one or more “categories” (indicated
at the end of the entry itself), but this organization isn't very
coherent. This page lists entries in
category Books: there is a list of
all categories at the end of this page, and
an index of all entries. The
permalink of each entry is in its date, and it is also reproduced
before and after the text of the entry itself.
On dit souvent jamais deux sans trois, mais il me semble que
c'est une pure coïncidence que, moi qui ne lis pas beaucoup de bédés
(et, à vrai dire, pas beaucoup tout court), me retrouve à évoquer
trois albums coup sur coup dans ce blog :
après celle-ci dans le style « jeu de
personnages » et celle-ci de
sociologie, disons un mot des Indes fourbes (pas si
récent que ça, et dont j'ai entendu parler au hasard
d'une mention
sur Twitter).
Mais, à vrai dire, je ne veux pas en dire grand-chose, parce que je
ne veux pas divulgâcher : j'ai moi-même ouvert l'album en ne sachant
essentiellement rien de ce qu'il y avait dedans, et je pense que c'est
le meilleur état d'esprit pour l'apprécier.
Disons juste que le scénario est écrit par Alain Ayroles (notamment
connu pour la très drôle série De Cape et de Crocs) et
que les dessins sont de Juanjo Guarnido (notamment connu pour le style
très léché de Blacksad) : cette combinaison d'auteurs
peut déjà donner envie de lire cet album.
Disons aussi, pour les gens qui comme moi pensent que cette
information a une importance, qu'il s'agit d'un album unique (pas un
élément d'un cycle), et d'une histoire qui se tient à elle seule, et
qui a une vraie fin. Ceci peut prêter à confusion, vu que la
couverture porte le sous-titre :
Une seconde partie de l'Histoire de la vie de l'aventurier
nommé don Pablos de Ségovie, vagabond extraordinaire et miroir des
filous ; inspirée de la première, telle qu'en son temps la
narra don Francisco Gómez de Quevedo y Villegas, chevalier de l'ordre
de Saint Jacques et seigneur de Juan Abad
Ce sous-titre (ou faut-il parler d'une épigraphe ?) signifie que la
bédé est une suite imaginée du
roman El
Buscón (Historia de la vida del Buscón,
llamado don Pablos; ejemplo de vagamundos y espejo de tacaños)
de Francisco Gómez de Quevedo, roman picaresque, satirique et
humoristique, espagnol paru en 1626 : à la fin de ce(t unique) roman
de Quevedo, l'aventurier éponyme embarque pour l'Amérique pour tenter
sa chance là-bas, promettant une suite que Quevedo n'a jamais écrite :
c'est donc cette suite qu'Ayroles et Guarnido imaginent. La première
page de la bédé est d'ailleurs composée d'une manière qui imite
le frontispice
du roman de Quevedo.
Mais il n'est pas nécessaire d'avoir lu ce dernier (et
d'ailleurs je m'avoue dans ce
cas) : les quelques éléments de situation sont rappelés dans la
bédé, et l'histoire est de toute façon complètement différente.
Cependant, il peut être bon de savoir que le thème principal du roman
de Quevedo est celui des efforts et fourberies que fait son héros (un
gueux, fils d'une prostituée et d'un homme qui finit pendu) pour
essayer de s'élever au-dessus de sa condition : dans le roman, ces
efforts sont toujours des échecs, et la morale est que, gueux il est
et gueux il restera. Dans la bédé… ah ben, je ne vais pas en dire
plus.
Bref, c'est l'histoire de ce Pablos, qui part pour les Indes
occidentales, et qui raconte sa recherche de l'El Dorado — qu'il a
peut-être fini par trouver, ou peut-être pas, là non plus je ne vais
pas vous en dire plus.
C'est à la fois une histoire d'aventures picaresques (au sens
original du terme), qu'on peut également rapprocher
du film de
casse, parce qu'il est bien question d'un casse (et même
d'un très gros casse), et aussi une satire sociale, un
tableau (artistique, et pas historique) de l'Espagne et de ses
colonies
au Siècle
d'or, spécifiquement sous le règne
de Philippe IV…
mais c'est surtout très drôle. Pas drôle à la manière d'une
bouffonnerie qui ne se prend jamais au sérieux, mais plutôt d'une
histoire qui fait semblant de se prendre au sérieux, mais dont on se
demande régulièrement où est le lard et où est le cochon. (Je suis un
peu tenté de comparer le style à Ruy Blas de Hugo, qui se
passe à peu près à la même époque, et qui réussit à être un drame
immensément drôle, dont il a d'ailleurs été
tiré une
adaptation cinématographique un peu dans le même esprit que la
bédé que j'évoque ici. On peut aussi comparer, dans une moindre
mesure, à Cyrano de Bergerac : même si le panache de
Cyrano est diamétralement opposé à la fourberie de Pablos, il y a un
style d'humour commun.)
Et j'aime aussi beaucoup le dessin : non seulement il est très
soigné mais aussi, signe d'une bonne bédé, il ne fait pas
qu'accompagner l'histoire mais la pousse en avant : il y a des pages
entières des aventures que raconte Pablos qui sont entièrement en
images, sans un seul mot : c'est tout à fait à dessein (ha, ha), et le
style en est très fort. Les personnages sont absolument truculents
dans leur représentation graphique : le héros lui-même, mais aussi
l'alguazil auquel il raconte son histoire, le corregidor qui vient
récupérer l'argent des mines, le vice-roi de Nouvelle-Espagne, le
comte-duc d'Olivares et le roi Philippe IV lui-même.
Le livre est par ailleurs truffé de références et de clins d'œil :
y compris à lui-même, certainement au roman dont il prétend être une
suite, et à toutes sortes d'autres choses (il est difficile, par
exemple, de ne pas reconnaître une allusion visuelle
au plus célèbre
tableau de Velázquez — allusion qui n'est, d'ailleurs, pas
gratuite — ainsi qu'à d'autres du même).
Bref, j'ai adoré ce livre, et je le recommande à ceux qui aiment
les histoires d'aventures picaresques, drôles et pleines de
rebondissements et de fourberies, et qui ne se prennent pas trop au
sérieux.
Digression préliminaire : Je suis pas mal sous
l'eau en ce moment : le problème principal étant que je rédige
le cours d'informatique que je
donne en ce moment à Télécom moins vite que le cours n'avance : pour
l'instant j'ai encore un peu d'avance, mais je ne suis pas convaincu
par l'argument de Monsieur Zénon qui m'assure qu'Achille ne peut pas
rattraper la Tortue ; surtout qu'en plus de ça, la Tortue se laisse
distraire en chemin, c'est-à-dire que j'ai eu le malheur de commencer
à réfléchir à
des questions
comme ça qui n'ont rien, ou très peu, à voir avec ce que je suis
censé enseigner, mais qui font partie
de réflexions sur lesquelles je reviens
périodiquement. En plus, j'ai déjà un billet de blog en cours
d'écriture et que j'ai arrêté pour ne pas perdre trop de temps avec.
Néanmoins, comme j'ai beaucoup aimé le livre dont je veux parler ici,
je vais quand même prendre le temps d'écrire quelque chose, en
essayant d'être un peu bref (et vue la longueur de ce paragraphe, ce
n'est pas bien parti).
Je connaissais déjà l'autrice/dessinatrice Tiphaine Rivière à
travers sa
bédé Carnets
de Thèse, laquelle raconte le parcours partiellement
autobiographique d'une doctorante en lettres qui part avec
l'enthousiasme de quelqu'un qui se dit qu'elle va découvrir le monde
de la recherche et qui connaît rapidement la désillusion entre les
années de thèse qui s'accumulent sans qu'on n'en voie le bout,
l'absence de financement qui l'oblige à enseigner en parallèle jusqu'à
l'épuisement, le directeur de thèse qui a plein de doctorants et ne
s'occupe pas du tout d'elle, la famille qui ne comprend rien à ce
qu'elle fait, le copain avec qui elle finit par rompre, etc. On
pourra se dire qu'elle force le trait, mais j'ai connu assez de
doctorants en lettres et sciences humaines pour savoir que tous ces
clichés sont parfois — trop souvent — vrais. J'avais beaucoup aimé ce
livre aigre-doux, et je le recommande ne serait-ce que comme
avertissement préalable à toutes les personnes qui envisagent de se
lancer dans un doctorat (surtout dans une discipline littéraire, mais
même en sciences : au minimum il faut retenir l'avertissement de bien
se renseigner auprès d'anciens thésards sur l'ambiance du labo, la
manière dont l'encadrant de thèse traite ses doctorants et leur
consacre son attention, etc.).
Bref, quand j'ai vu que Tiphaine Rivière avait sorti une autre bédé
où je pouvais penser que son talent d'observation des situations
humaines et sociales serait bien employé, j'ai sauté dessus.
Il s'agit de La Distinction, sous-titré Librement
inspiré du livre de Pierre Bourdieu, et c'est à la fois une
histoire (ou plutôt un tas de petites histoires ou saynètes, cf. mes
réflexions à ce sujet ici
concernant une autre bédé), et de la vulgarisation sociologique.
Je dois préciser d'emblée que je n'ai pas lu l'ouvrage
source, La
Distinction : Critique sociale du jugement (même si
maintenant j'ai envie de le faire) : j'ai bien
sûr[#] été exposé à un certain
nombre des idées de Bourdieu (à commencer par la notion de capital
culturel) à travers d'autres gens qui ont repris ses idées, à
travers des discussions politiques, à travers des résumés ou
compte-rendus divers et variés, donc ce n'est pas comme si je
découvrais. Mais je suis également loin d'en avoir une connaissance
approfondie, ou même une idée bien précise. Donc je ne peux pas juger
si Tiphaine Rivière reproduit fidèlement les idées de Bourdieu (à part
les passages qu'elle cite textuellement), ou si elle ajoute des idées
de fond d'elle-même, combien elle transpose pour s'ajuster aux
quelques décennies qui se sont écoulées depuis 1979. Mais ça ne me
semble pas terriblement important.
[#] Le bien sûr
ici est lui-même marqueur du capital culturel de la classe sociale à
laquelle j'appartiens ; cf. aussi ce que
j'écrivais ici sur la culture
générale (et où d'ailleurs je mentionne Bourdieu au passage).
Ce qui est intéressant, et que je trouve très réussi, c'est qu'elle
mélange assez habilement une exposition des thèses de
Bourdieu et une illustration de celles-ci à travers des
anecdotes qu'elle représente, ce qui rend les thèses à la fois plus
compréhensibles (si j'en juge par les passages cités qui ne sont pas
toujours franchement limpides), plus parlantes et plus
convaincantes.
Et la bédé a un petit côté méta (j'ai déjà dit que j'aimais
le méta ? ah oui) : car le
point de départ en est un (nouveau) professeur de sciences économiques
et sociales dans un lycée plutôt défavorisé, qui décide d'essayer
d'enseigner à ses élèves les idées de Bourdieu. Évidemment, ça ne
marche pas facilement (comme je l'ai dit plus haut à propos
de Carnets de Thèse, Tiphaine Rivière est bien consciente
que l'enseignement n'est pas toujours facile). Donc on a une sorte de
double lecture : la bédé montre en même temps le prof qui essaye de
démontrer et faire comprendre à ses élèves que, par exemple, le
capital économique (l'argent !) n'est pas la seule distinction entre
classes sociales[#2], et des
situations qui illustrent ces idées, et les deux se rejoignent
souvent. C'est assez délicieusement fait (par exemple j'ai beaucoup
aimé les passages où une des élèves de la classe lit des passages du
livre à ses parents en leur disant ah tiens, c'est marrant, vous
faites exactement comme Bourdieu explique à propos des petits
bourgeois, et les énerve parce que personne n'aime se trouver
renvoyé aux clichés de sa classe sociale).
[#2] Par exemple
quelque chose comme ceci (c'est moi qui paraphrase) : Est-ce que
vous êtes déjà allés à l'opéra ? ― Non ! ― Et pourquoi
pas ? ― Parce que c'est trop cher ! ― D'accord. Mais si
vous aviez tout d'un coup plein d'argent, est-ce que vous vous
mettriez à aller à l'opéra ? ― Ben non.
Les personnages sont assez nombreux, et assez variés, illustrant
par exemple assez bien le fait que le patrimoine culturel n'est pas
forcément parfaitement corrélé au patrimoine économique, qu'il y a
cinquante nuances de bourgeois, etc. Mais ça ne tourne pas non plus à
l'inventaire sans intérêt, et ces personnages sont au moins
indirectement raccordés à l'histoire.
Il n'y a pas vraiment un arc narratif clair ni de conclusion
savamment construite, mais je ne trouve pas que ce soit un défaut (il
y a quand même une histoire, et une situation qui évolue, mais ce
n'est pas le plus important). Le dessin (je veux dire, le dessin
graphique) est moins détaillé que dans Carnets de Thèse
(c'est en noir et blanc, et il n'y a pas ce que Boulet appelle
les petits traits), mais j'ai eu l'impression que
la peinture sociologique était tout à fait précise. En tout
cas, à moi qui ne suis pas sociologue (mais quand même, j'espère, un
peu observateur de la société et des comportements des gens) les
portraits des personnages et des situations sonnent juste, et souvent
juste dans le sens c'est un cliché, mais malheureusement ce cliché
est vrai. Pas que je ne croyais pas à (disons) la
réalité des distinctions sociales dans le domaine des goûts, mais je
n'y pense pas trop, ou peut-être que j'essaie de ne pas y penser, et
la représentation en bédé oblige à y penser, de manière à la fois
éclairante et dérangeante.
Parce que c'est peut-être ce qui nous met le plus mal à l'aise avec
la sociologie, c'est combien cette idée de déterminisme social, en
nous renvoyant aux clichés auxquels nous nous conformons malgré nous,
vient gifler notre désir (dans une certaine mesure illusoire) de
liberté et d'individualité en nous rappelant combien nos goûts sont
socialement construits et largement le fruit de notre classe sociale.
Y compris, et ça fait encore plus mal, la rébellion contre le
déterminisme social qui est elle-même le propre d'une
certaine catégorie sociologique. Tout ça est profondément déprimant
(je trouve), un peu comme la prédestination dans une tragédie
grecque ; et la bédé dont je parle a donc, comme Carnets de
Thèse, un côté décidément aigre-doux, triste en même temps
qu'il est souvent drôle. (On se doute bien, par exemple, que la
relation qu'essaient d'avoir deux ados de classes sociales très
différentes, risque de ne pas durer longtemps, et d'ailleurs le père
de la jeune bourgeoise qui fréquente un garçon des cités hausse les
épaules en disant en substance ça ne durera pas, ça lui
passera.)
Mais c'est précisément parce que cette gifle fait du bien qu'il
faut lire ce livre !
Digression préliminaire : Je ne suis pas un gros
consommateur de fictions (quel que soit le format : romans, films…)
pour une raison sur laquelle il faudra que je revienne plus longuement
dans un billet ultérieur, à savoir mon agacement devant la manie des
histoires qui ne finissent jamais, soit parce qu'elles font partie de
cycles interminables (pensez aux séries télé, enfin, maintenant il
s'agit plutôt de séries Internet), ou bien, même quand ce n'est pas le
cas à la conception ou d'ailleurs aussi quand c'est le cas, on trouve
toujours moyen de leur donner des suites tant que le public en
demande… si bien que je me sens trop souvent frustré de mon désir
de résolution. Je détaillerai peut-être un peu
ultérieurement dans une autre entrée, mais si je mentionne ce fait ici
c'est pour parler de bandes dessinées. Parce que mon agacement devant
les cycles qui ne terminent jamais n'est pas tout à fait le même
s'agissant de romans et de bédés : un cycle de quatorze romans de
800 pages chacun (I'm looking at you, Wheel of
Time) me rebute simplement parce que la vie est trop
courte, je suis déjà trop vieux, et j'ai trop d'autres trucs à faire
pour consacrer à ce genre de choses le temps et la patience qu'elles
requièrent ; mais s'agissant de bédés, le problème est surtout que je
trouve exaspérant d'attendre un an ou deux pour avoir le nouveau volet
du cycle que, au contraire du roman de 800 pages, je lirai en une
heure. (Et si j'attends que le cycle soit complet avant de le
commencer, en général le premier livre est déjà épuisé quand le
dernier paraît.) Bref : je ne suis jamais content, et je n'aime pas
les cycles.
Tout ce qui précède est là pour dire que ce qui m'a attiré dans la
bédé à laquelle je consacre ce billet, c'est que ce n'est pas
un petit bout d'un cycle, et c'est ce qui m'a décidé à l'acheter après
avoir passé pas mal de temps dans une librairie spécialisée en bédés à
reposer volume après volume étiqueté quelque chose comme volume 17
dans le Cycle des Chevaliers de la Tour du Temps.
C'est une histoire complète. (D'ailleurs, puisque l'éditeur prend la
peine de l'écrire noir sur blanc au dos, j'imagine que je ne suis pas
le seul pour qui les mots histoire complète ont quelque chose
de rassurant.)
Cette bédé, donc, a (un début et) une fin, du moins ce que je
considère comme une fin, ce qui ne veut pas forcément dire que tout
est mené à son terme, mais que je ne me sens pas volé de mon sens de
résolution, et je n'ai pas l'impression d'avoir lu une pub qui essaie
de me vendre une suite. Une fin comme une partie d'échecs : il reste
des choses sur l'échiquier, mais on a l'impression que quelque chose
s'est joué jusqu'à son terme.
Mais je cherche ici à dire un peu plus que cette histoire a une
fin : un type de récit qui me plaît particulièrement est — je ne
sais pas le définir très précisément — celui qui construit une
tapisserie en nouant les fils de plusieurs personnages dont aucun
n'est véritablement central, qui vont se croiser et interagir et
tisser ensemble un tableau dont aucun n'a de vision d'ensemble.
Je ne sais pas si ma description est très claire. Disons que c'est
un peu l'opposé du cycle, lequel va explorer les personnages dans la
longueur (i.e., dans le temps) : le type dont je parle les explore, au
contraire, dans la largeur (i.e., dans leurs interactions complexes
les uns avec les autres).
Le meilleur exemple que je puisse donner est ce qui est sans
doute mon livre préféré : La Vie
mode d'emploi de Georges Perec — qui est peut-être plus une
collection de nouvelles interdépendantes qu'un roman, un livre qui
(tout en remplissant toutes sortes de contraintes oulipiennes très
savantes et complexes, qu'on peut parfaitement ignorer en le lisant)
raconte, de façon généralement pas chronologique, la vie d'un immeuble
parisien et ses différents habitants, entre 1885 et 1975, et la
manière dont leurs chemins se croisent parfois (en amour, rivalité,
haine et toutes sortes d'autres péripéties) ou parfois s'ignorent.
J'ai pris ci-dessus la métaphore
(classique) de la
tapisserie dont les personnages sont des fils dessinant un motif qui
les dépasse : les lecteurs de La Vie mode d'emploi seront
aussi familiers de celle du puzzle où on cherche à comprendre la
manière dont tous les morceaux s'emboîtent et dans quel ordre il faut
les mettre. On pourrait évoquer un morceau de musique où les voix ou
instruments se répondent tout en concourant ensemble à la résolution.
Mais une autre métaphore possible, plus active et plus
confrontationnelle (et qui joue d'ailleurs aussi un rôle dans le roman
de Perec, aussi bien dans le contenu que dans les contraintes
formelles) est celle du jeu d'échecs : les pièces sur l'échiquier
jouent une partie qui dépasse chacune d'elles, dont elles ne voient
chacune qu'une petite partie, mais à laquelle elles contribuent toutes
de façon essentielle.
Ces différentes métaphores peuvent s'appliquer à la bédé dont je
parle ici, mais c'est la dernière que l'auteur a choisi d'utiliser
explicitement pour construire son histoire, en comparant ses
personnages à des pièces du jeu d'échecs. Ceci n'est pas transformé
en une contrainte dure comme chez Perec ; il n'y a pas, par exemple,
trente-deux personnages clairement regroupés en deux camps adverses,
et je ne pense pas non plus qu'il y ait de contrainte d'écriture
cachée au lecteur (comme le serait par exemple l'association à chaque
case de l'échiquier d'un motif à faire intervenir dans l'histoire).
On a donc plutôt affaire à une contrainte artistique « douce », mais
ça ne m'empêche pas de la trouver très bien utilisée, comme l'est la
mise en abyme du jeu d'échecs dans la bédé. D'ailleurs, la chute
justifie en quelque sorte le fait de ne pas avoir suivi de contrainte
formelle rigide.
Bref, tout ça est très réussi. (Et je dis ça alors que je n'aime
pas spécialement le jeu d'échecs — auquel je suis vraiment très
mauvais.)
Pour dire quand même un peu de quoi il s'agit sur le fond, ça se
passe de nos jours, à Bordeaux (je crois que ce n'est jamais dit, mais
on reconnaît bien la ville même si on ne la connaît qu'un peu), et
divers personnages vont se croiser : un lycéen frimeur qui accumule
les conquêtes, une élève nouvelle venue dans le même lycée, la
directrice d'une maison de retraite, un infirmier qui y travaille, un
bénévole qui vient tenir compagnie aux pensionnaires, l'acteur vedette
d'une série télé qui se sent pris au piège dans son rôle, deux amies
qui se confient leur vie amoureuse, une bibliothécaire dont le mari
est passionné de danse, et une vieille dame acariâtre finissant ses
jours dans la maison de retraite et qui est passionnée d'échecs. Les
actions de certains de ces personnages vont avoir des effets sur
d'autres les obligeant à agir à leur tour, avec une cascade de
conséquences. Ce n'est pas une énigme, mais il y a néanmoins une ou
deux révélations qui sont faites à la fin sur le fond et sur la nature
de la narration, qui peuvent passer pour des coups de théâtre.
Globalement, j'ai beaucoup aimé, et je recommande tout à fait,
notamment aux gens qui, comme moi, apprécient les histoires qui ne
sont pas interminables mais qui sont bien construites et qui apportent
un sens de résolution.
Les derniers jours de Versailles d'Alexandre Maral et Sept Jours d'Emmanuel de Waresquiel
J'ai fini il y a quelques semaines déjà de lire le premier livre
nommé dans le titre de ce billet, mais j'étais trop occupé
à ranter
sur plein
d'autres sujets pour en parler (la
manière dont je rédige ce blog rend difficile la rédaction de
plusieurs entrées en parallèle, et c'est d'ailleurs un problème
avec l'inflation de taille — et
donc de temps pour les rédiger — que je n'arrive pas à contrôler).
☞ Les Derniers Jours de Versailles
Les derniers jours de Versailles d'Alexandre Maral
(2018, édition revue et augmentée 2022) est un livre qui expose, de
façon assez scrupuleusement chronologique, le déroulement de la
première année de la Révolution française, dans la ville de
Versailles. Autrement dit, il commence
le et suit le
déroulement des grandes journées de la première phase de la
Révolution, et des moins grandes journées entre elles, jusqu'au départ
de Louis XVI (le ), puis
de l'Assemblée nationale, pour Paris. À de petites exceptions près
(parce qu'on ne peut pas complètement s'épargner d'évoquer au moins
allusivement ce qui s'est passé ailleurs), l'auteur s'impose cette
unité de lieu : Versailles, et uniquement Versailles. Et à part
brièvement dans un prologue pour rappeler le contexte, et tout aussi
brièvement dans le chapitre final pour évoquer le devenir du château
lors de la suite de la Révolution et la vision rétrospective du roi
dans l'épilogue, il se tient aussi à cette unité de temps : 1789, et
uniquement 1789. En outre, l'auteur s'interdit la prolepse : les
événement nous sont narrés tels que vécus au moment où ils se sont
déroulés, du moins autant que l'historien peut les reconstituer, mais
sans la perspective du recul temporel : l'idée est de restituer,
autant que possible, l'enchaînement serré des événements à la lumière
de la perception qu'en ont eue les habitants du lieu — souverains,
courtisans, députés, citadins. Comme l'explique Maral dans
l'introduction de ses Derniers jours de Versailles :
Pour l'historien aujourd'hui, qui connaît la suite de l'histoire,
les événements de 1789 ont un sens que leurs contemporains, surtout à
Versailles, ont été loin de pouvoir comprendre. En outre, déconcertés
par l'enchevêtrement des faits, des questions, des enjeux, ils ont
été, dans bien des cas, incapables de développer une analyse critique
et d'opérer un tri susceptibles de fonder une conduite rationnelle.
Pour autant, sans recul, partielle et partiale, cette vision déformée
est dans une certaine mesure plus authentique que la relation
faite a posteriori par l'historien. Elle seule permet de
comprendre le déroulement de certains faits qui nous surprennent
aujourd'hui, comme la séance royale
du […].
La table des matières donnera une idée du contenu :
Introduction. C'est donc une révolte ?
Prologue. La révolution royale
I. Jeudi , la
cérémonie de l'ordre du Saint-Esprit
II. La France vue de Versailles
III. La préparation des états généraux
IV. Lundi , la procession
d'ouverture des états généraux
V. Mardi , la première
séance
VI. Les états généraux en marche vers l'Assemblée nationale
VII. Mercredi , la fin
de la monarchie absolue
VIII. Samedi , le
serment du Jeu de paume
IX. Mardi , la séance
royale
X. Mardi , la prise
de la Bastille
XI. Mardi , l'abolition
des privilèges
XII. L'été indien de la monarchie
XIII. Mercredi , la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
XIV. Les grands débats de septembre
XV. Jeudi , le
banquet de l'opéra
XVI. Lundi ,
Versailles assiégé
XVII. Mardi ,
le dernier jour de Versailles
XVIII. L'Assemblée sans le roi
XIX. Tâchez de me sauver mon pauvre Versailles
Épilogue. L'année sans pareille
Références
Index
Alexandre Maral est conservateur général et directeur du centre
de recherches du château de Versailles.
☞ Sept Jours
En même temps, il est impossible de parler du livre de Maral sans
évoquer aussi, tant leur sujet est proche, celui d'Emmanuel de
Waresquiel, Sept Jours (2020), consacré aux journées
du au
et sous-titré La France entre en révolution, que j'ai lu il y a
deux ans (et que je n'ai pas relu, seulement rapidement reparcouru,
pour écrire ce billet, donc mon souvenir n'est pas forcément exact).
Ces deux livres, qui livrent une perspective toute différente, sont
complémentaires. La période de temps ciblée par Waresquiel, qui va de
la constitution de l'Assemblée nationale jusqu'à la « séance royale »
le mardi suivant, est encore plus étroite (une semaine !) que celle
que choisit Maral, mais c'est une étroitesse en trompe-l'œil, car le
propos de Waresquiel n'est pas de suivre l'ordre chronologique et de
rester enfermé dans une unité de temps et de lieu, mais plutôt
d'utiliser cette période qu'il considère comme cruciale de la
Révolution pour livrer une perspective plus large. Waresquiel écrit
dans l'avant-propos de ses Sept Jours :
On l'aura compris, il y a dans ce livre plusieurs scènes. Je ne
reste pas à Paris et à Versailles. Je ne me cantonne pas non plus aux
sept « premiers » jours de la Révolution. Je regarde en arrière et
parfois en avant. Je me promène à travers la France : celle des
émeutes parlementaires de juillet 1789, des élections de mars et
d'avril 1789, celle des sociétés de pensée, des journaux, des
pamphlets et de l'opinion — ce que Jürgen Habermas appelle l'espace
public du politique, qui à cette époque arrive à maturité.
Je ne recopie pas la table des matières du livre de Waresquiel
parce que c'est un peu long : 82 brefs chapitres, regroupés en trois
grandes parties, Le roi ou la nation ?, Nous le jurons
et Échec et mat ; mais disons qu'ils sont plus thématiques que
strictement chronologiques (exemple de titre de
chapitre : Violences électorales — il y parle du climat de peur
dans lequel se sont déroulées les élections d'avril 1789). Waresquiel
est chercheur à École pratique des hautes études.
☞ Différence d'approche
Disons aussi que Waresquiel s'adresse clairement au grand public
(dont je fais partie : ce n'est pas un reproche) : au public féru
d'histoire, sans doute, mais probablement pas aux historiens de
métier : il écrit comme quelqu'un qui cherche un succès d'édition,
donc à captiver son lectorat, et n'hésite pas à livrer sa vision et
ses réflexions personnelles ou à jouer de la rhétorique (autre exemple
de titre de chapitre : Élections, piège à cons) ; tandis que le
livre de Maral semble plus académique, et peut-être même un peu froid
par moments : il s'adresse aussi au grand public, bien sûr (ce n'est
pas un ouvrage de recherche stricto sensu, comme en témoigne le
fait que les références ne sont pas collectées dans des notes en bas
de page), mais il garde un style dans lequel je crois reconnaître
celui de l'historien habitué aux publications de recherche plus qu'aux
éditions grand public (là non plus ce n'est pas un reproche : j'ai
aussi l'habitude de lire les publications académiques, et quoique
certainement moins souvent en histoire qu'en maths, ça m'arrive).
J'ai beaucoup aimé ces deux livres, même si celui de Waresquiel m'a
semblé peut-être plus désordonné si bien que j'ai préféré celui de
Maral (mais le problème est peut-être simplement qu'il eût mieux valu
les lire dans l'autre ordre, celui de Maral donnant un aperçu solide
et précis des faits dans leur contexte chronologique avant de passer à
la mise en perspective commentée fournie par le livre de Waresquiel).
(Je vais tenter de restituer dans ce qui suit certaines des
informations que j'ai retenues de ces deux livres, surtout pour la
partie qu'ils traitent en commun. J'avertis néanmoins que je n'ai pas
revérifié chaque information que je donne généralement de mémoire
après ma lecture, et qu'il est par ailleurs possible soit que ma
compréhension ait été mauvaise soit que ma reformulation ait déformé :
donc même en admettant que les livres que je décris soient un reflet
parfait de la réalité historique, ce qui suit n'en est sans doute pas
un — c'est juste censé être un reflet de ce que j'ai retenu et de ce
qui m'a intéressé.)
☞ Sur le caractère de Louis XVI
Même s'ils ne se contredisent pas, l'impression qui résulte (ou du
moins, qui en a résulté sur mon esprit) de ces deux livres peut être
assez différente, et complémentaire. Par exemple, pour ce qui est du
tempérament de Louis XVI, Waresquiel consacre un certain nombre de
pages à réfuter la description qui est souvent faite du roi comme bon
mais faible et indécis, parfois même décrit comme imbécile : il
(Waresquiel) note au contraire qu'il (Louis XVI) était précis et
pointilleux, renfermé et amateur de solitude (qu'il trouvait notamment
à la chasse), méfiant et parfois brusque, sûr de son pouvoir ; que
la bonté dont on parle à son sujet peut être une projection de
ses contemporains (reflet de sa popularité) ou un terme que nous
comprenons de travers ; qu'il a bien su, auparavant, prendre des
décisions importantes (comme renvoyer les ministres hérités de son
grand-père, financer la guerre d'indépendance américaine ou abolir le
servage) quand il se sentait bien conseillé, mais qu'entouré de
ministres pour qui il n'a que peu de sympathie
(Necker),
face à des problèmes qu'il comprend mal (les finances), incapable de
penser autrement qu'au travers le système absolutiste qu'il a hérité
de ses prédécesseurs, ne supportant pas la contradiction, et se
sentant peut-être puni par le ciel (la maladie puis la mort de son
fils), il a été comme paralysé devant la crise. Maral, lui, ne
cherche pas à livrer une analyse du caractère du roi, donc c'est
plutôt au lecteur de la trouver dans les faits exposés ; mais
Louis XVI apparaît comme plutôt animé de bonne volonté et persuadé de
celle de la majorité de ses sujets, mais à la fois difficile d'accès
et dépassé par les événements. Toutes ces choses peuvent être vraies
à la fois : de toute façon, il est difficile de saisir ou décrire
brièvement une personnalité, qui a toujours de nombreuses facettes
plus ou moins difficiles à relier, même quand nous en sommes proches
et familiers, et à plus forte raison celle d'un homme que nous
séparent à la fois deux siècles et une position hautement ritualisée :
l'historien ne peut que sélectionner ce qu'il choisit de souligner, et
le lecteur ne retient lui-même qu'une partie de ce qu'on lui montre.
On peut aussi mentionner que Louis XVI était gauche, d'une gaucherie
renforcée par son embonpoint ou par le fait qu'il ne portait pas de
lunettes alors qu'il en avait besoin (au moins pour lire) ; mais il
devait aussi avoir un côté facétieux : il aimait se promener sur les
toits de Versailles, et a failli perdre la vie, en mars 1789, en
tombant d'une échelle où il s'était amusé à monter lors d'une telle
promenade. Comme ses prédécesseurs, il aime énormément la chasse
(quand il est contrarié de ne pas pouvoir y aller, il note dans son
journal le cerf chassait) : il est possible qu'il ait choisi
Versailles (avec toutes les conséquences de la proximité de Paris)
pour les états généraux entre autres de manière à pouvoir continuer
ses parties de chasse habituelles. Il paraît aussi immensément
populaire au sens où même quand on lui retire son pouvoir par petits
morceaux, ou qu'on envahit son palais, tout le monde passe son temps à
crier vive le roi ! — il est difficile pour moi de comprendre
dans quelle mesure c'était sincère ou une expression presque figée,
mais en tout cas il semble que ses sujets l'imaginaient plus
facilement mal conseillé que malveillant.
☞ La vision romancée de l'Histoire
Les deux livres viennent corriger, ou au moins préciser, la vision
de la Révolution française qui m'a été présentée à l'école quand
j'étais petit, mais aussi dans
la fresque télévisée d'Enrico et
Heffron dont j'ai déjà parlé ici et dont j'ai déjà dit qu'elle avait
fixé dans ma tête les traits de Louis XVI à ceux du personnage joué
par Jean-François Balmer. (J'ai vu d'autres fictions ou documentaires
sur la période, bien sûr. Et j'ai certainement lu un certain nombre
d'autres choses depuis, au moins des pages Wikipédia — qui sont
elles-mêmes de qualité assez variable d'un sujet à l'autre ou d'une
phrase à l'autre dans la même page — mais ça n'a pas forcément autant
marqué mon esprit.) Forcément, une présentation scolaire ou
télévisuelle va simplifier les choses et, en simplifiant, va grossir
le trait : dans la série de 1989, si Louis XVI garde une certaine
complexité, beaucoup d'autres choses ou personnages sont réduit au
point d'en perdre toute profondeur : Necker est présenté comme le
ministre intègre sans ambition personnelle et qui a tout compris, et
les députés du tiers-état agissent comme un seul homme (en l'espèce,
Mirabeau, incarné par Peter Ustinov). Et la séance royale
du , dans cette fiction,
voit Louis XVI venir juste dire je déclare nulles et
inconstitutionnelles les décisions de la prétendue Assemblée
nationale qui s'est réunie malgré mes ordres ; je suis l'unique
garant du bien de mon peuple, et si vous m'abandonnez dans une si
belle entreprise, alors c'est vous qui serez abandonnés, et pas moi !
je vous ordonne de vous disperser sur-le-champ et de vous rendre
demain matin dans les chambres affectées à vos ordres respectifs pour
y reprendre vos séances — ce n'est qu'un prétexte pour représenter
l'affrontement verbal qui n'est que trop connu (et dont les deux
livres que je décris ici consacrent un certain temps à analyser
l'historicité)
entre Dreux-Brézé
et Mirabeau
(la légende fait dire à ce dernier nous sommes ici par la volonté
du peuple et nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes,
et dans la série il le dit sous les applaudissements). La vérité est
bien plus complexe, évidemment : Necker était lui aussi un homme
complexe, ambitieux et soucieux de son image et de sa popularité (et
qui a tenu à écrire sa propre version des choses après les faits, laquelle
n'est pas forcément conforme à la réalité) ; les députés du tiers-état
se disputaient tout le temps sur tout ; et la séance royale a vu
Louis XVI proposer d'authentiques concessions, même si elles étaient
trop tardives, trop hésitantes et très en-deçà de ce que les députés
du tiers réclamaient, mélangées à une tentative de fermeté ; et
Mirabeau n'a sans doute pas parlé du peuple dans son adresse à
Dreux-Brézé (peut-être plutôt de vœu de la nation) et peut-être
pas non plus de baïonnettes (mais de force
matérielle ?), et d'ailleurs tout le monde n'était pas content
qu'il prenne ainsi la parole, au nom d'une assemblée dont il n'était
pas le président, et en utilisant des termes inutilement
discourtois.
C'est peut-être le principal problème des représentations que nous
voulons nous construire de l'Histoire, parce que nous aimons que les
choses aient un sens clair, parce que nous aimons les fictions où les
personnages tiennent leur rôle et où les scénaristes savent où ils
vont : que d'oublier que, dans la réalité, les gens hésitent et
changent d'avis, les événements sont brouillons et naissent au moins
aussi souvent de malentendus et de hasards que de confrontations, et
que ces dernières aboutissent parfois à des compromis boiteux et
confus et pas toujours des victoires claires. Nous oublions aussi
combien les gens ont du mal à se comprendre les uns les autres, tant
leurs modes de pensée ou leur éducation peuvent différer. Je ne suis
pas historien, mais j'ai suffisamment vécu et observé l'actualité pour
savoir combien la réalité fait un mauvais film et combien les humains
sont mauvais pour communiquer, et il n'y a aucune raison de croire que
ç'aurait été différent il y a 234 ans ou 1000. Le livre de Maral,
sans être lui-même mal écrit, rend très bien le caractère « mal
écrit » de l'Histoire.
☞ Difficulté à communiquer
L'année 1789 à Versailles est intéressante en ce qu'elle concentre
tous les malentendus. Il y avait d'énormes attentes autour de la
convocation des états généraux (qui n'avaient pas été réunis depuis
175 ans), mais tout le monde attendait quelque chose de différent (le
roi, Necker, les députés de chaque ordre et au sein de chaque ordre,
le peuple…) et ces incompréhensions ont éclaté au grand jour. Les
députés (et pas seulement ceux du tiers-état) ne comprennent pas ce
monde étrange qu'est la cour de Versailles, avec ses codes archaïques
et incompréhensibles, ses querelles de préséance, ses intrigues et ses
jeux de pouvoir, dans lequel Louis XVI est enfermé.
Il y a par exemple cette scène surréaliste,
le ,
où Bailly,
qui est alors doyen des communes — c'est-à-dire de la chambre
du tiers-état — et pas encore président de l'Assemblée
nationale, cherche à rencontrer le roi pour savoir quand celui-ci
pourra recevoir une députation, et qui montre bien la difficulté à
s'adresser à lui : Bailly va d'abord voir Necker pour lui demander
conseil, ils vont ensemble au palais, Necker voit le roi et revient
avec la réponse que Louis XVI veut bien recevoir Bailly, mais à
condition de passer par le ministre en charge des états généraux,
c'est-à-dire le garde des
sceaux[#] Barentin ;
Bailly va donc trouver Barentin chez lui, mais Barentin est sorti
dîner, et il rentre tard, et quand quand Bailly et Barentin vont
ensemble au palais, cette fois c'est le roi qui est parti (à Meudon,
pour voir le dauphin qui est mourant). À un autre moment (je ne
retrouve plus le passage), Bailly, qu'on devine un peu excédé, demande
s'il n'y a pas moyen qu'il puisse voir le roi à tout moment et sans
passer par le ministre (surtout que Barentin justement est fort mal
disposé à son égard) : on lui répond que (dans le langage de
l'étiquette de la cour, qui remonte à Louis XIV), avoir accès au roi à
tout moment cela s'appelle les entrées familières, et qu'il n'y
a que je ne sais plus qui (la gouvernante des enfants de France ?) qui
a eu les entrées familières au cours des dernières décennies. On
repense au
film Ridicule
(que je recommande vivement au passage), dont le cœur de l'intrigue
est, justement, la difficulté d'accéder au roi.
[#] Ajout
() : Barentin est qualifié de garde des
sceaux dans le livre de Maral (où il joue un rôle important), et
de chancelier dans celui de Waresquiel (où il apparaît assez
peu). Il me semble que c'est Maral qui a raison : Wikipédia (qui n'a
pas toujours raison, mais en l'occurrence n'a probablement pas inventé
ce truc, et d'ailleurs je l'ai aussi lu
ailleurs) explique
que le chancelier était nommé à vie : si le roi voulait confier les
sceaux (et le ministère de la justice) à quelqu'un d'autre, ce
quelqu'un d'autre était nommé garde des sceaux. (Bon, on peut
légitimement se poser la question de pourquoi cette règle visiblement
pénible était maintenue, mais c'est une autre question.) Or le
chancelier, en 1789, devait encore
être Maupeou,
nommé en 1768 par Louis XV (et qui avait à la fin du règne de ce
dernier mené un « coup » contre les parlements, parlements que
Louis XVI avaient ensuite restaurés dans leurs prérogatives, ce qui
est possiblement une cause de la convocation des états généraux).
Or What You Will de Jo Walton — et les métafictions
Et hop, après trois semaines sans nouvelle entrée
dans ce blog, vous vous attendiez à ne pas en voir deux d'affilée,
n'est-ce pas ? Eh bien si !
Il y a un peu plus d'un an, j'avais lu le
roman Lent de Jo Walton, et j'en
avais fait une critique dans ce
blog : comme j'avais bien aimé Lent,
(et aussi sur la base de recommandations élogieuses, par
exemple ce
fil Twitter), j'ai décidé de lire Or What You
Will de la même autrice, écrit peu de temps après, et qui
s'avère avoir un certain nombre de points communs. (Ce n'est pas une
suite, les deux romans peuvent se lire tout à fait indépendamment, ou
dans n'importe quel ordre, ils ne sont même pas dans le même style ni
dans le même « univers », mais disons qu'ils vont bien ensemble et ils
forment vaguement un diptyque.) Il s'avère aussi
que Or What You Will relève du thème
littéraire (trope ?) qui est sans doute mon préféré : ce qu'on
pourrait appeler la métafiction, c'est-à-dire l'apparition d'une
fiction dans une autre fiction et l'interaction entre les deux. Je
vais donc parler un peu de ce roman, mais aussi de ce thème en général
(et de la manière dont il résonne en moi).
De quoi s'agit-il, donc ? Le
roman Lent, comme je l'ai dit dans le
billet que je lui ai consacré, tournait autour de la vie de Jérôme
Savonarole, le célèbre prédicateur florentin (1452–1498), et la
première partie en était essentiellement un récit historique tandis
que la seconde relevait plutôt de la littérature fantastique. Quant
à Or What You Will, il raconte l'histoire
d'une romancière québecoise de langue anglaise, Sylvia Harrison, qui
écrit un roman se déroulant dans un monde imaginaire où la magie
existe, mais dans une ville (Illyria) qui reflète la Florence
du monde réel. S'agissant que la romancière réelle, Jo Walton, est
une romancière québecoise de langue anglaise qui venait d'écrire un
livre partiellement fantastique se passant à Florence, on voit vite
qu'on a affaire à un délicieux jeu de miroirs entre monde réel et
monde(s) de fiction.
Le titre Or What You Will fait référence
à La Nuit
des Rois de Shakespeare (Twelfth
Night dont le sous-titre est justement Or What
You Will), et c'est de là que proviennent le nom d'Illyria
et de son duc, Orsino ; mais c'est aussi et surtout
à La
Tempête qu'il est fait référence (je renvoie au premier
paragraphe de ce billet sur un autre
roman inspiré de La Tempête si vous avez besoin d'un
résumé en un paragraphe de la pièce) : Miranda et Caliban, notamment,
sont des personnages importants du roman-dans-le-roman. (Il n'est pas
nécessaire d'avoir lu La Tempête pour
lire Or What You Will, mais ça aide d'avoir
au moins une idée de l'histoire. Ceci dit, de toute façon, c'est une
bonne idée de lire La Tempête, pas seulement pour
la culture générale et pour
connaître l'origine d'expressions telles que brave
new world et such stuff as dreams are made
on, qui sont d'ailleurs pertinentes pour le roman dont je parle
ici, mais aussi parce que cette pièce est vraiment extraordinaire et a
eu énormément d'influence sur la culture occidentale.) À ces
personnages de fiction s'ajoutent aussi, dans le roman-dans-le-roman,
des personnages réels,
notamment Marsilio
Ficino (qui apparaissait déjà
dans Lent) et — indirectement parce qu'il
est mort
— Pic
de la Mirandole (idem).
Bref, Or What You Will raconte
l'histoire d'une romancière, Sylvia Harrison, qui écrit un roman se
déroulant dans un monde imaginaire, incluant des personnages de
fiction (Orsino, Miranda…) mais ayant des liens forts avec le monde
réel et notamment avec la Florence du monde réel et des personnages
réels de la Renaissance (Ficino, Pico… vers 1420–1495) ainsi que
d'époques plus tardives mais je vais y venir. Le roman (le vrai, je
veux dire, Or What You Will) nous livre à
la fois des scènes de la vie passée de l'écrivaine, dont on peut
soupçonner qu'ils sont au moins en partie autobiographiques (i.e.,
reflètent la vraie vie de la vraie romancière Jo Walton) mais je n'ai
aucune idée de combien, des scènes de l'écriture du
roman-dans-le-roman (Sylvia Harrison va à Florence, s'imprègne des
lieux et s'en inspire) et des extraits de ce dernier.
Piranesi (publié en 2020) n'est pas un roman très long
(il fait 245 pages pas spécialement grandes ni écrites petites, ça
doit représenter environ 350k signes), et de toute façon je ne lis que
très rarement des romans longs, mais même eu égard à sa taille, et
compte tenu du fait que je lis plutôt
lentement[#], il est assez
remarquable que je l'aie lu en deux jours tellement j'ai accroché.
[#] Normalement la
manière dont je lis consiste à poser le livre dans mes toilettes qui
font aussi office de cabinet de lecture, et même si ça rallonge un peu
la durée de mes commissions, forcément, je n'y consacre pas un temps
fou. Mais quand j'« accroche » assez, comme ça a été le cas ici,
alors le livre m'accompagne ailleurs.
J'en avais entendu
parler via
une connaissance sur Twitter, qui cite l'extrait suivant (proche
du début du roman) lequel m'a suffisamment intrigué pour me donner
envie de lire le livre :
Since the World began it is certain that there have existed fifteen
people. Possibly there have been more; but I am a scientist and must
proceed according to the evidence. Of the fifteen people whose
existence is verifiable, only Myself and the Other are now living.
Il est
vrai aussi que j'aime énormément les gravures de Prisons
imaginaires
de Giovanni
Battista Piranesi (j'en reproduis une ci-contre),
qui ressemblent
beaucoup à mes rêves[#2],
dont le titre a aussi attiré mon attention. Bon, le roman de Clarke
n'a pas vraiment de rapport avec l'artiste italien éponyme ; mais le
cadre a énormément à voir avec l'ambiance labyrinthique qui est
évoquée dans ces gravures (ainsi qu'avec l'architecture classique
représentée dans ses Vues de Rome).
[#2] Je souligne, et
vous pouvez vérifier, que le tweet que je viens de lier date d'avant
le roman de Clarke, donc certainement avant que j'en aie entendu
parler : je ne triche pas, j'avais vraiment dit ma fascination pour
l'architecture labyrinthique des gravures de Piranesi avant que
quelqu'un ait l'idée d'écrire un livre appelé Piranesi
dont l'ambiance s'inspire de ses gravures à l'architecture
labyrinthique.
Et quiconque a parcouru un peu ce blog sait ma fascination pour les
labyrinthes (cf. ici
et là, ainsi que les petits jeux en
JavaScript ici
et là qui sont
liés et commentés depuis ces deux entrées).
Borges, un de mes auteurs préférés, est connu pour avoir écrit une
nouvelle
intitulée La
biblioteca de Babel qui fait référence à une bibliothèque,
à la structure labyrinthique, sinon infinie du moins démesurément
grande qui contient non seulement tous les livres réels mais tous les
livres possibles (d'un format donné : avec les informations
données par Borges — 25 signes possibles, 80 signes par ligne,
40 lignes par page et 410 pages par livre — on peut d'ailleurs déduire
qu'il y en a 251 312 000 ≈ 2×101 834 097). Ce
texte a ensuite inspiré de nombreux autres auteurs, par
exemple Umberto Eco dans Le
Nom de la Rose (dont l'intrigue tourne autour d'un livre caché
dans une bibliothèque labyrinthique gardée par un bibliothécaire
irascible appelé Jorge de Burgos).
Le roman de Clarke se déroule dans un espace lui aussi immense et
labyrinthique (le narrateur l'appelle the House,
la Maison) : comme la Bibliothèque de Babel, il est constitué de salle
après salle apparemment sans limite, et on ne sait pas exactement
comment elles sont organisées ni pourquoi ; mais à la différence de la
Bibliothèque, les salles de la Maison, à l'architecture classique, ne
sont pas remplies de livres mais ornées de statues apparemment toutes
différentes. Bon, à vrai dire, on n'a pas une description très
précise de la Maison (et certainement pas de plan, fût-il partiel ; le
narrateur utilise une numérotation des salles très idiosyncratique,
probablement l'ordre dans lequel il les a visitées), mais ce qu'on a
est puissamment évocateur. Le niveau inférieur est inondé par la mer
(ou peut-être les niveaux inférieurs ? la description n'est pas claire
sur le fait qu'il y en ait un ou plusieurs), le niveau supérieur est
en ruine (ainsi que certaines salles des autres niveaux), donc seul le
niveau intermédiaire est vraiment explorable, ce qui fait qu'on a
affaire à un labyrinthe essentiellement 2D.
C'est amusant, parce que le premier programme que j'ai écrit quand
j'ai appris le C (il y a environ 30 ans ; je l'ai perdu depuis,
malheureusement) était un jeu d'exploration qui simulait un espace
immense constitué simplement de salles (je suppose
232×232 d'entre elles), qui avaient chacune un
nom, une couleur, une décoration particulière, mais il n'y avait rien
à faire à part visiter des salles et y trouver de (très rares) objets.
J'avais fait attention à ce que l'espace créé par le jeu soit toujours
précisément le même, si bien qu'il aurait été en principe possible
d'explorer ce labyrinthe unique, d'en dresser un plan avec les noms et
descriptions des salles, etc., sauf qu'il était bien trop grand s'il
avait 18 milliards de milliards de salles (même si ça reste beaucoup
plus petit que la Bibliothèque de Babel). Ce monde de mon petit jeu
était donc remarquablement semblable à celui du roman de Clarke.
Dans le monde du roman n'évoluent (apparemment) que deux
personnes : le narrateur, et celui que le narrateur
appelle l'Autre (qui, en retour, appelle le
narrateur Piranesi). Le narrateur s'est donné pour mission
d'explorer la Maison, tandis que l'Autre semble être à la recherche
d'une connaissance bien précise, qu'il soupçonne d'y être cachée. À
part eux, il n'y a que treize squelettes pour seuls habitants connus
de la Maison.
Je n'en dis pas plus. On est évidemment curieux de savoir ce que
ces gens font dans ce monde, comment ils y sont arrivés et d'ailleurs
comment ils y survivent, et toutes sortes d'autres choses qui
paraissent initialement bien mystérieuses. C'est ce côté énigmatique
qui m'a poussé à continué à lire (mû à la fois le désir d'avoir la clé
de l'énigme et l'inquiétude que tout ça finisse en queue de poisson
comme la série Lost) : je ne veux pas
divulgâcher, mais pour les gens qui, comme moi, voudraient savoir à
quoi s'attendre, disons qu'à la fin on a au moins des réponses
satisfaisantes à un certain nombre de questions (en gros celles qu'ai
formulées), que tout n'est pas exactement comme il semble, et que le
livre tourne vaguement au policier. (Mais il ne faut pas non plus
s'attendre à avoir une réponse à tout, en particulier
concernant la nature exacte de la Maison, ni à ce que tout soit
rationnel.)
Comme j'aime bien les énigmes en plus d'aimer les labyrinthes, on
peut difficilement imaginer un roman qui donne autant l'impression
d'avoir été écrit pour moi (même si
cf. celui-ci). La fin est
peut-être un peu plus faible que le début (ou disons, moins originale,
moins captivante), peut-être que la toute dernière partie aurait pu
être omise (c'est une sorte de coda post-climactique : moi j'aime
bien, mais je suis sûr qu'il y a des gens qui trouveront que ça
prolonge inutilement), mais ce ne sont pas des reproches graves.
Globalement j'ai beaucoup aimé.
Suzanna Clarke est connue pour avoir précédemment écrit le
roman Jonathan Strange & Mr. Norrell,
une histoire de magiciens dans l'Angleterre du début du XIXe siècle
d'une histoire alternative où la
magie existe. Je ne l'ai pas lu (même si ce livre s'est matérialisé
dans ma bibliothèque sans que je sache comment il est arrivé là parce
que je ne l'ai jamais acheté, ce qui est quand même assez significatif
s'agissant d'un livre sur la magie), mais j'ai
vu la
mini-série qui en a été tirée : il y a quelques aspects que j'ai
bien aimés, mais j'ai surtout été assez fortement agacé par le fait
qu'au final on n'avait aucune idée des motivations des personnages
essentiels (et surtout deux puissants rois-magiciens qui dominent
l'histoire et qui sont le King of Lost-Hope et le Raven King, dont on
ne comprend même pas s'ils sont plus ou moins alliés ou plus ou moins
ennemis ou indifférents l'un à l'autre, ni quels sont leurs pouvoirs,
ni s'il faut craindre ou espérer que l'un ou l'autre « gagne »).
Peut-être que le roman n'a pas ce défaut, mais en tout
cas Piranesi ne l'a pas, et je le souligne pour quiconque
aurait été agacé par la même chose que moi : ici, les personnages ont,
au final, des motivations passablement claires, et leurs actions sont
raisonnables compte tenu de ces motivations (et de leur connaissance /
ignorance).
Bref, je recommande vivement Piranesi pour tous les
gens qui ont des goûts proches des miens (et si vous lisez mon blog,
c'est peut-être au moins en partie le cas).
Histoire des droits en Europe de Jean-Louis Halpérin
Je viens de finir de lire le livre Histoire des droits en
Europe (de 1750 à nos jours) de Jean-Louis Halpérin (dans sa
nouvelle édition sortie en 2020, collection Champs Histoire chez
Flammarion). Peut-être est-il pertinent pour la critique qui va
suivre de préciser que je l'ai lu aux toilettes. Ce n'est pas un
reproche ni une façon de dire que le droit m'emmerde : c'est juste que
je laisse volontiers dans mes toilettes des livres dont la structure
se plie sans trop de problème au fait que je pourrai reprendre et
interrompre la lecture à n'importe quel moment. Il se trouve par
ailleurs que j'aime bien lire, en dilettante, des choses sur
l'histoire du droit ou le droit comparé (cf. par
exemple cette entrée
ou celle-ci), ce qui peut expliquer
des choix un peu inattendus : un de mes amis rigolait de voir le
livre Histoire du droit pénal et de la justice criminelle
de Jean-Marie Carbasse dans mes toilettes, mais il était plus aride
que celui dont je veux parler ici.
Le livre de Halpérin entreprend une tâche assez titanesque :
dresser un portrait comparé de l'histoire des droits en Europe depuis
le début de la période contemporaine. C'est-à-dire que malgré la
restriction sur l'époque (seulement depuis 1750, même s'il y a
quelques évocations rapides des périodes antérieures) et sur la
géographie (l'Europe), il s'agit de faire rien de moins
que l'histoire de toutes les branches du droit dans tous les pays
d'Europe depuis deux siècles et demi. C'est assez fou, et il
faut admettre qu'il ne s'en tire pas mal. Forcément, traiter quelque
chose d'aussi colossal en moins de 500 pages format poche oblige à
s'en tenir au minimum, mais il réussit assez bien la synthèse, et j'ai
appris beaucoup de choses intéressantes, — que je me suis empressé
d'oublier.
Je ne sais pas bien quel est le public visé. Étudiants en droit ?
sans doute pas, parce que l'auteur n'utilise pas le plan
ultra-analytique typique des ouvrages de droit français, copié sur les
textes de codes, divisés en parties, titres, chapitres, sections et
autres subdivisions sans intitulé jusqu'au paragraphes numérotés
consécutivement comme si c'étaient des articles de code (hiérarchie
qui rappelle un peu l'étiquetage des degrés de
la classification du vivant) : le
livre de Halpérin est juste divisé en parties et en chapitres, pas
plus. Étudiants en histoire peut-être plutôt, parce qu'il ne parle
pas de ce que dit le droit mais aussi des relations entre les
droits et la société, l'histoire des combats pour obtenir tel
ou tel droit (même si ce n'est pas le cœur de son sujet), etc. Ou
simplement le grand public : le livre est tout à fait lisible par tout
le monde, même si évidemment tout le monde ne le trouvera pas
forcément très intéressant.
La principale difficulté a manifestement dû être d'établir un
plan : quand il y a au moins trois grandes dimensions à parcourir
simultanément (la branche du droit, le pays et la période historique),
il n'est pas évident de savoir dans quel ordre prendre les choses !
Faire une partie par branche du droit ? Suivre un plan strictement
chronologique, quitte à passer sans arrêt d'un domaine à un autre ?
Traiter les pays ou les groupes de pays les uns à la suite des
autres ? Ici, il a choisi un compromis entre le plan thématique et le
plan chronologique : la première partie (le renouvellement du cadre
normatif) parle de la transition des anciens régimes vers des
institutions parlementaires et aussi du mouvement de codification du
droit, jusque, en gros, la première guerre mondiale ; la seconde
partie (attentes sociales et orientation du droit) traite en
autant de chapitres du développement et de l'évolution du droit du
travail, du droit commercial, du droit de la famille et des personnes,
et de l'organisation du droit lui-même (pensée et professions
juridiques) sur une période qui va très grossièrement de 1850 à la
première guerre mondiale (même s'il déborde dans un sens ou dans
l'autre selon ce qui est pertinent pour le sujet évoqué) ; la
troisième partie (ruptures et divergences) évoque
essentiellement la période de 1914 à 1945 et s'organise par types de
pays (URSS, états libéraux, états fascistes ou
fascisants) ; enfin, la quatrième partie (confluences et
pluralismes) traite de l'après seconde guerre mondiale selon une
organisation thématique (démocratie, état-providence, droit des
personnes, naissance du droit européen). Une annexe vient compléter
le tout en évoquant très brièvement quelques thèmes transversaux :
droit des étrangers, mariage (un thème déjà évoqué à plusieurs
reprises dans le corps du livre), organisation et procédure
administrative, organisation judiciaire, peine de mort, prisons,
procédure civile, procédure pénale. Je trouve qu'avoir réussi à
organiser tant de choses dans un plan qui, finalement, tient assez
bien la route, est en soi presque un exploit.
L'exercice, bien sûr, a ses limites : si je devais retrouver
quelque chose, je crois que j'aurais du mal (malgré un index très —
presque trop — fourni). Mais le plan a la vertu qu'on peut lire le
livre d'un bout à l'autre sans avoir l'impression d'une trop grande
aridité ni répétition, et qu'on peut aussi picorer dedans sans devoir
sans arrêt chercher ce qui a été dit avant sur tel ou tel sujet. (Et,
globalement, c'est un livre qui se lit très bien aux toilettes —
encore une fois, ce n'est pas un reproche.)
Bon, si j'ai appris beaucoup de choses sur plein de sujets, je me
suis empressé de les oublier : à partir de quand et sous quelle forme
le droit de grève a-t-il été reconnu dans les différents pays
d'Europe ? comment l'égalité des droits entre femmes et hommes
s'est-elle mise en place et quand et comment le divorce a-t-il été
reconnu ? quand est apparue la notion de société à responsabilité
limitée ? quand a-t-on mis en place des élections locales dans les
différents pays européens, et à quels niveaux ? Voici quelques unes
des questions dont j'ai trouvé des réponses dans ce livre, ainsi que
bien d'autres, mais j'ai été incapable de la retenir, parce qu'il y a
vraiment trop de complexité historique et géographique (chacun de ces
droits a eu une histoire différente d'un pays à un autre, et des
spécificités locales). Mais je suis quand même content d'avoir été
brièvement moins bête, et certainement d'avoir tué quelques idées
fausses au passage.
Vu le faible prix que coûte un livre de poche (16€), et le faible
encombrement que cela représente, je pense vraiment pouvoir
recommander de l'acheter si on n'a ne serait-ce qu'un peu de curiosité
autour de ces questions. Mettez-le aux toilettes, au pire ouvrez-le
au hasard, vous apprendrez bien des choses, même si c'est pour les
oublier aussitôt.
Le poussinet et moi venons de finir de voir la saison 1 (la seule
au moment où j'écris) de la récente série télé (Apple TV) qui se
prétend adaptée du cycle de livres Fondation d'Isaac
Asimov. Comme j'en suis à écrire des
critiques, je voudrais en parler un petit peu (en développant ce
que j'ai écrit
dans ce
fil Twitter) ; mais pour que ce qui suit ne soit pas ennuyeux pour
les personnes qui n'auraient ni lu les livres ni vu la série, je vais
raconter ce qui est nécessaire (en essayant quand même de divulgâcher
le moins possible), et parler plus généralement des adaptations au
cinéma ou à la télé (enfin, à l'écran : la distinction n'a plus
vraiment de sens de nos jours, n'est-ce pas).
De quoi parlent les livres
Je commence par un résumé de ce dont il est question dans les
livres (dont je parle différemment
ici), en essayant de divulgâcher le moins possible, mais en
racontant ce dont j'ai besoin pour pouvoir discuter des difficultés et
des enjeux à adapter cette œuvre à l'écran :
Fondation est un cycle de science-fiction de sept
livres écrit par Isaac Asimov entre les années 1940 (d'abord sous
forme de nouvelles) et sa mort (le dernier volume a été publié de
façon posthume en 1993). Pour donnée d'emblée les titres, il s'agit,
dans l'ordre de publication, de :
La trilogie originelle ou trilogie centrale (trois volumes
assez petits, publiés entre 1951 et 1953, et qui peuvent être
considérés comme des recueils de nouvelles) :
1. Foundation (divisé en cinq chapitres
qui sont comme autant de nouvelles, présentées dans l'ordre
chronologique)
2. Foundation and Empire (divisé en
deux parties qui sont comme deux longues nouvelles ou comme on dit en
anglais novellas)
3. Second Foundation (lui aussi divisé
en deux parties ou novellas)
Les deux suites (deux volumes publiés en 1982 et 1986, et qui
sont, cette fois, plutôt des romans que des recueils de nouvelles, et
d'ailleurs ils se suivent immédiatement) :
4. Foundation's Edge
5. Foundation and Earth
Les deux préquelles (deux volumes publiés en 1988 et 1993, de
nouveau deux romans se suivant immédiatement) :
6. Prelude to Foundation
7. Forward the Foundation
Ce que je viens de lister est l'ordre de publication.
L'ordre chronologique interne dans l'histoire s'obtient en
mettant les deux préquelles au début, c'est-à-dire 6,7,1,2,3,4,5
(i.e. : Prelude to
Foundation, Forward the
Foundation, Foundation, Foundation
and Empire, Second
Foundation, Foundation's Edge
et Foundation and Earth) : cette
chronologie couvre une période d'environ 500 ans de l'histoire
interne.
On pourrait éventuellement rattacher d'autres
œuvres d'Asimov au même cycle, notamment les trois romans parfois
appelé le Cycle de l'Empire, à
savoir The Stars Like
Dust, The Currents of Space et
Pebble in the Sky, qui se déroulent
quelques millénaires avant le cycle de Fondation dans la
chronologie interne, mais ils sont largement indépendants et je n'en
parlerai pas plus. (En fait, Asimov a vaguement tenté de rattacher
tout ce qu'il avait écrit, ou au moins une bonne partie, à une seule
chronologie, donc on peut considérer que presque tous ses romans font
partie du cycle de Fondation, mais je ne veux pas évoquer
tout ça.) ❧ Par ailleurs, un autre cycle de livres, écrits par
d'autres gens et avec l'autorisation des ayants-droits d'Asimov
(Foundation's Fear de Gregory
Benford, Foundation and Chaos de Greg Bear,
et Foundation's Triumph de David Brin) ont
été écrits pour essayer de développer les événements autour du livre
7 (Forward the Foundation) : je les trouve
nuls et même complètement délirants (entre une sorte de résurrection
de Voltaire et de Jeanne d'Arc, I kid you not, et
une scène où Hari Seldon se transforme en chimpanzé pour essayer de
comprendre je ne sais quoi, j'ai vraiment décroché du délire du
premier, et les deux autres n'avaient pas l'air mieux), et je n'en
parlerai pas non plus. ❧ Enfin, le
livre Psychohistorical Crisis de Donald
Kingsbury, dont j'ai déjà parlé,
publié sans l'accord des ayants-droits, et qui a donc dû changer tous
les noms propres (c'est d'ailleurs assez rigolo) tente de donner une
suite à la trilogie centrale (livres 1–2–3) en considérant comme non
avenue la suite (livres 4–5) et en cherchant à retrouver la direction
d'origine.
Que racontent les sept livres du cycle ? Le point de départ (le
moment où commence le volume 1, Foundation,
et où se déroulent les préquelles 6 & 7) est celui d'un Empire qui
règne sur l'ensemble de la galaxie. Cet Empire existe depuis douze
millénaires ; sa capitale, Trantor, est une ville à l'échelle d'une
planète entière au centre de la galaxie ; mais surtout, il est
maintenant en déclin, même si peu en ont conscience. (Asimov a
fortement été influencé par la lecture du
classique Decline
and Fall de Gibbon.) Le personnage central de toute la
série est un mathématicien, Hari Seldon, qui a développé une théorie
appelée psychohistoire, qu'il faut imaginer comme une version
mathématisée d'une combinaison de l'Histoire et de la psychologie
appliquée aux masses, et qui permet de prédire l'avenir des
civilisations — non pas l'avenir des individus, ce point est
important, mais uniquement, des groupes suffisamment importants (de
même que la mécanique statistique permet de prédire précisément le
comportement des gaz alors qu'elle ne permet de rien dire sur le
comportement d'une molécule de gaz). Cette psychohistoire prédit que
l'Empire galactique va s'effondrer en quelques siècles et que cet
effondrement sera suivi d'une période de trente millénaires de chaos
et de barbarie. Seldon voit qu'il est impossible d'éviter cet
effondrement, mais qu'il est possible de racourcir la période
d'interrègne, de la ramener de trente mille ans à seulement mille ans.
Le projet en question s'appelle le Plan Seldon : il
s'agit essentiellement d'établir un petit groupe de gens,
la Fondation éponyme, ostensiblement dédiée à l'écriture
d'une encyclopédie (l'Encyclopedia Galactica), sur une
planète au bord de la galaxie (Terminus), pour servir de germe au
second Empire galactique à venir : Seldon a soigneusement prédit la
destinée de la Fondation et de la galaxie en général, à travers une
série de crises, pour arriver jusqu'à la fondation d'un Second Empire
galactique mille ans après l'établissement de la Fondation.
Un ami m'a offert le roman Lent de Jo
Walton il y a un mois, et j'ai fini de le lire il y a deux semaines.
Comme je lis assez peu de
fictions[#] et que j'ai plutôt
bien aimé, je peux faire l'effort d'en écrire un petit compte-rendu.
Je dois cependant dire d'avance que c'est terriblement difficile de le
faire sans divulgâcher au moins un petit peu, donc je vais essayer de
le faire le moins possible, mais quand même assez pour dire un peu de
quoi il est question. (Mais moi-même je l'ai commencé, sur la foi du
conseil de l'ami qui me l'a offert en me disant que ça me plairait
probablement, sans chercher à savoir quoi que ce soit sur le contenu,
sans rien savoir de l'autrice, et sans lire la quatrième de
couverture, ce qui veut dire que j'ai pu, par exemple, jouer au petit
jeu d'identifier le personnage principal avant qu'il soit
explicitement nommé, petit jeu que je vais bien être obligé de casser
ici.)
[#] À la fois parce que
j'ai trop de non-fiction à lire et aussi parce que le genre de livres
qui me plaît (ce billet
ou celui-ci peuvent en donner une
idée) est assez difficile à trouver et, quand il se trouve, a tendance
à prendre la forme de cycles de SF ou de Heroic Fantasy
en 42 volumes de 1729 pages pour lesquels je n'ai plus du tout la
patience que j'avais quand j'étais ado.
Ce roman est original parce qu'il est double : il est à la fois, ou
plutôt successivement, historique et eschatologique. La première
partie est, à l'exception du tout début, un récit historiquement
fidèle (pour autant que je puisse en juger, et en notant
que fidèle ne signifie pas impartial), de la vie de
Jérôme Savonarole. Je connaissais déjà des choses sur la vie de
Savonarole parce que j'avais lu l'article Wikipédia à son sujet après
que son nom était apparu aléatoirement
dans ma tête
(cf. aussi ici)
il y a un certain temps, mais certainement pas autant que ce qui est
raconté dans Lent : j'ignorais, par
exemple, son amitié avec Pic de la Mirandole. Et le parti assez
audacieux, ici, est de présenter Savonarole comme un personnage sinon
sympathique du moins digne de rédemption. J'avoue que j'avais
mentalement classé dans la catégorie fanatique religieux, donc
j'ai été dérouté (et aussi surpris de la part de la personne qui m'a
offert le livre et qui est plutôt bouffe-curé), et obligé de donner un
peu de profondeur à l'image que je me fais de ce prédicateur, ce qui
n'est pas un mal, loin de là.
Mais ce n'est là que la moitié du livre. Il m'est beaucoup plus
difficile de parler de l'autre moitié sans divulgâcher de façon
importante. Déjà son existence même pourrait être une surprise, qui
est cependant forcément révélée en constatant le rapport entre
l'avancée dans le roman et l'avancée dans la vie du Savonarole
historique[#2]. Et vu combien
l'accent est mis, dans la première partie, sur la question du Salut et
sur l'eschatologique chrétienne, on se doute bien qu'il va en être
question au-delà. Je ne vais pas en dire plus parce que je ne veux
pas trahir la surprise qui fait le pont entre les deux parties (je
m'attendais bien à quelque chose, mais pas à ça). Du coup je
suis obligé de parler de façon très vague et élusive de cette deuxième
partie.
[#2] Il y a dans le
livre Gödel, Escher, Bach de Hofstadter un dialogue
délicieux [je n'ai pas mon exemplaire sous la main, donc si je dis ça
de mémoire : peut-être quelqu'un peut-il me retrouver le titre du
chapitre] où Achille et la Tortue discutent du divulgâchis que peut
représenter dans un roman le fait qu'on sache combien on approche de
la fin, et ils suggèrent la possibilité que la fin du roman soit
marquée par un signe extrêmement subtil, la suite n'étant que du
remplissage écrit de manière suffisamment habile pour sembler
crédible, par exemple l'apparition d'un personnage complètement
invraisemblable. (Et bien sûr, comme Hofstadter est Hofstadter, cette
technique s'applique au dialogue qu'on est justement en train de lire,
la personne qui lit étant invitée à deviner où se finit « vraiment »
le dialogue.) J'ai beaucoup repensé à ça en
lisant Lent.
Disons juste que ce n'est plus du tout historique, mais que ça va
très bien avec la première partie. J'ai trouvé quelques passages un
petit peu fastidieux (le trope dans lequel s'inscrit cette seconde
partie a été exploré de diverses manières par diverses fictions, il
n'est pas évident de s'en démarquer de façon originale, et par
ailleurs cela implique un peu nécessairement d'exposer des « règles du
jeu » qui sont toujours un peu pénibles à établir, et je ne suis pas
trop fan de cet aspect), mais la fin m'a donné toute satisfaction,
peut-être justement parce qu'elle ne s'embarrasse pas de trop
expliquer. (On peut, cependant, trouver du coup qu'on reste un peu
sur sa faim à cause d'un déséquilibre entre des explications un peu
trop longues jusque là et une fin assez abrupte.)
Et de même qu'on peut considérer le début de la première partie
comme une petite énigme où il faut identifier le personnage principal,
et dont je regrette d'avoir dû divulgâcher la réponse, il y a une
petite énigme dans la seconde partie où il s'agit aussi d'identifier
un personnage : je vais laisser cette petite énigme-là, et juste
donner comme indication qu'il fait l'objet d'une très célèbre pièce de
Shakespeare (et que, comme Savonarole, c'est un personnage dont il
peut être intéressant de donner un peu de profondeur à une vision trop
volontiers caricaturale).
Le titre du roman, au fait, joue sur l'ambiguïté du
mot lent en anglais (qui désigne le carême mais
qui est aussi le participe passé du verbe to
lend, comme on dit qu'un livre est lent and
returned dans une bibliothèque).
Pour finir, je sens que je dois évoquer la
nouvelle Tres versiones de Judas de Borges,
dont je me garderai de dire quel est le rapport avec le roman dont je
parle, mais avec laquelle je n'ai pas pu m'empêcher de faire un
rapprochement mental. Je ne prétends pas que ce rapprochement est
forcément justifié, ni que l'autrice avait cette nouvelle à l'esprit,
mais je pense que ça peut être une bonne idée de lire les deux à
proximité, et que le fait d'avoir aimé l'un est sans doute un bon
indicateur du fait qu'on peut aimer l'autre.
Ajout () :
j'aurais sans doute aussi dû mentionner une certaine parenté de
construction avec Umberto Eco,
essentiellement dans la manière dont Eco aime placer ses personnages
dans un cadre historique réel bien documenté, et s'en servir pour
développer ses propres idées, y compris en allant parfois en plein
dans le genre fantastique (par exemple, le
roman Baudolino d'Eco commence comme un roman historique,
puis vire complètement au fantastique avant de revenir à quelque chose
de plus historique).
Suite :un autre
roman de la même autrice peut être considéré comme formant un
diptyque avec Lent.
J'ai déjà publié un certain nombre d'éléments autobiographiques par
ici : outre cette autobiographie
couvrant les années 1976–1996, j'avais
écrit ce billet de blog sur mon
rapport à mon orientation
sexuelle, celui-ci sur ma
découverte des ordinateurs, et d'autres choses çà et là, comme (ce qui
a un rapport avec ce que je veux évoquer
ci-dessous) ici sur ma lecture de
Tolkien ou bien là sur celle
d'Asimov. Je voudrais dire ici quelques mots sur les histoires que
j'ai moi-même écrites quand j'étais ado, sur ce qu'elles racontent et
sur ce qu'elles disent sur moi (même si je les ai déjà évoquées en
passant comme ici
ou là, et plus
récemment là). Au minimum, je
voudrais raconter un peu quelle est leur intrigue et comment elle
m'est venue, et, pour que vous n'ayez pas à les lire vous-mêmes —
comment j'ai pu produire des choses aussi mauvaises ou, en tout cas,
bizarres. Et ce que j'ai appris à travers elles.
Mon papa m'avait un jour fait la
remarque, que je trouve très juste, que quand on enseigne la
littérature à l'école, on sélectionne ce qu'il y a de mieux, les
meilleures œuvres des plus grands auteurs, et sans doute montrer aux
enfants pourquoi c'est si bien écrit, mais peut-être que la médiocrité
a en fait autant à nous apprendre que le génie (ne dit-on pas, après
tout, qu'il faut apprendre par les erreurs des autres, parce qu'on ne
peut pas vivre assez longtemps pour les commettre toutes soi-même ?),
ou encore la comparaison entre les deux (peut-on vraiment se rendre
compte que Shakespeare est un dramaturge de génie sans le comparer à
un autre qui n'en est pas un ? ou d'ailleurs simplement à des moments
où il ne l'est pas vraiment
— quandoque
bonus dormitat Homerus — mais c'est assez tabou de montrer un
passage de Shakespeare pour dire là ce n'est franchement pas
terrible, alors qu'on osera plus facilement avec un auteur qui a
moins marqué toute la civilisation). Et un texte médiocre reflétera
en outre peut-être mieux le contexte historique et social dans lequel
il a été écrit que celui d'un auteur que sa stature même rend
singulier, et qui nécessite sans doute pour être décodé correctement
de traverser plusieurs couches d'interprétation et de réinterprétation
plaquées par les époques intermédiaires.
Je ne sais pas si mes œuvres forment même un bon exemple de
médiocrité, ou même si je peux me mettre en avant comme exemple
typique (whatever this means) d'ado qui, nourri
d'une pop-culture « tolkienisante » en France dans les années '80–'90,
s'est mis à produire son propre sous-Tolkien ou sous-Asimov, mais je
peux toujours essayer. Il n'y a pas que le cadre (fantastique ou
science-fiction) qui mérite un mot, parce que mes romans disent aussi
autre chose sur moi, comme mon
obsession pour le mysticisme et la
symétrie, et derrière le sous-Tolkien il y a du sous-Oulipo, ou
quelque chose comme ça.
Pour redonner un peu de contexte, même si j'ai déjà raconté ça
plusieurs fois, j'ai grandi « un pied dedans, un pied dehors » par
rapport à une pop-culture que je qualifie ci-dessus
de tolkienisante : je n'ai lu The Lord of
the Rings qu'à 15 ans (encore une
fois, cf. ici ; j'avais
lu The Hobbit bien avant), mais j'avais des
amis qui l'avaient lu bien avant, et qui m'en avaient parlé, et je
m'étais formé une certaine idée de l'œuvre, et surtout,
j'avais été exposé à un certain nombre de — comment dire — produits
dérivés du Seigneur des Anneaux. Je n'ai pas joué
à Dungeons & Dragons (ou peut-être
juste une ou deux fois, pour des parties très courtes), mais j'ai
côtoyé des gens qui y jouaient beaucoup (ou à d'autres jeux de ce
genre), et j'ai assisté à de telles parties, ça m'intéressait
plus de m'asseoir à côté du DM et
de tout observer que de participer personnellement à l'action ; de
même s'agissant des Livres
dont Vous Êtes le Héros, je n'y jouais guère (je
n'avais pas la patience de prendre les dés pour les combats, suivre
les règles, et subir la frustration d'être tué et de recommencer),
mais j'aimais quand même les lire, quasi linéairement, en
explorant des choix un peu au pif, d'où il résultait d'ailleurs une
idée assez confuse de la trame générale de l'intrigue que je
découvrais finalement dans un désordre à peu près total ; parfois
(surtout en fin d'école primaire, donc vers 10 ans), des amis et moi
nous construisions mutuellement des aventures, dans un cadre
informel, sans dés ni plateau ni règles précises, nous proposant juste
oralement situations et nous invitant à dire ce que nous voulions
faire, et ces aventures étaient pleines de magie. Et une autre chose
qui m'a beaucoup marqué, ce sont certains jeux d'aventure sur
ordinateur : je ne redis pas ce que j'ai
déjà écrit ici (ainsi
que là
et là), mais j'ai beaucoup été
influencé par la
série King's
Quest et
surtout Ultima.
Je viens de lister quelques uns des ingrédients des mondes de mon
imagination, mais il y a autre chose que je devrais surtout essayer de
dire c'est : pourquoi la heroic fantasy ? Ce n'est pas uniquement une
influence extérieure qui m'a poussé vers ce genre. Il y a bien sûr
l'aspect d'avoir besoin de rêver un peu
de magie dans un monde qui n'en a pas (et peut-être d'autant plus
fortement que, fasciné par les sciences, je devais reléguer le
surnaturel à mes rêves et fictions). Mais il y a un autre aspect
auquel on pense peut-être moins évidemment que « l'envie de
rêver » :
Écrire une histoire se déroulant dans le monde réel demande soit
une expérience de celui-ci, soit un effort de documentation, qui sont
difficilement accessibles quand on est ado, surtout à une époque où
Wikipédia n'existait pas et même le Web quasiment pas. (Ou alors on
va se limiter à des récits qui se déroulent dans un collège/lycée
français, ce qui présente certes des possibilités assez considérables
d'exploration psychologique, mais limite sérieusement l'intrigue
elle-même. En tout cas, je n'ai jamais eu envie de reproduire dans ce
que j'écrivais ce que je vivais déjà chaque jour. Mais en même temps
j'étais trop maniaque de la précision pour accepter de simplement
ignorer mon ignorance, inventer ce que je ne savais pas, et admettre
que je ferais forcément plein d'erreurs.)
A contrario, le cadre « médiéval-fanastique tolkienisant
standard » offre à la fois suffisamment de références partagées pour
pouvoir commencer à écrire une histoire sans perdre une éternité en
exposition si on ne le souhaite pas (si je dis elfe, mon
lecteur s'imagine quelque chose de vaguement conforme au
standard ISO de l'elfe), mais suffisamment de
flexibilité pour permettre d'y insérer à peu près n'importe quoi comme
intrigue. C'est un cadre générique, peu envahissant, mais hautement
paramétrable (à commencer par le réglage critique « niveau et type de
magie disponible »), dont on peut faire absolument ce qu'on veut, et
où on n'a à se soucier que de cohérence interne sans que qui
que ce soit vienne vous reprocher, par exemple, que la rue Servandoni
n'existait pas à l'époque où se situe votre roman.
Alors oui, on peut considérer que le cadre médiéval-fantastique
tolkienisant standard est un peu cheap, qu'il s'agit du plastique à
tout faire d'un million de mondes interchangeables. (J'ai moi-même
souvent ressenti
l'agacement extrêmement
bien décrit ici par Boulet et qui pourrait directement attaquer
beaucoup des histoires que j'ai écrites.) Mais on doit savoir gré à
Tolkien d'avoir créé ce cadre standard qui ouvre les portes
du royaume de l'imagination à mille adolescents qui ne deviendront
jamais écrivains mais qui ont besoin de rêver, et peut-être à un qui
deviendra écrivain, quitte à rester dans ce cadre mais en en faisant
quelque chose de créatif car il est bien sûr possible de dépasser le
cliché. (Pour être bien clair, je ne prétends absolument pas que je
fantastique soit un genre réservé aux adolescents ou jeunes adultes :
je dis juste qu'il est plus facile de se mettre à écrire dans ce cadre
quand on est adolescent ou jeune adulte.)
C'est intéressant, parce qu'il semble qu'il (Tolkien) ait voulu
créer une
mythologie de l'Angleterre, mais ce qu'il a créé est à la fois
plus large (dépassant largement l'Angleterre) mais aussi différent.
La distinction entre un cadre imaginaire et
une mythologie cohérente est assez subtile : il est plus
facile d'écrire une histoire dans un monde basé le cadre
médiéval-fantastique tolkienisant que sur les mythes grecs, par
exemple, ou bien sur le cycle Arthur-Lancelot-Merlin-Graal, parce que
ces derniers renvoient à des histoires assez précises avec lesquelles
le lecteur s'attendrait à trouver une articulation (qu'il s'agisse de
Thésée ou de Perceval, on leur associe plus que des caractéristiques
générales, mais des événements bien définis), alors qu'il est beaucoup
plus facile d'importer quelques idées des mondes à la Tolkien sans
importer toutes les histoires de la Terre du Milieu. Allez savoir
pourquoi : peut-être est-ce grâce à Dungeons &
Dragons que se sont répandues non seulement l'idée de ce cadre
générique mais aussi l'idée encore plus importante que chacun est
libre de s'en emparer et d'en faire ce qu'il veut.
L'autre type de cadre dont on peut facilement imaginer s'emparer,
c'est la science-fiction (et on peut peut-être croire que, pour moi
qui avais une certaine culture scientifique déjà à quinze ans, ç'eût
été plus naturel). J'ai certainement été beaucoup influencé par la
trilogie originale des films Star Wars
(j'ai vu l'épisode VI à sa sortie) et par la lecture du
cycle Foundation d'Asimov (je ne vais pas
redire ce que j'ai déjà écrit ici),
et sans doute aussi, à un certain niveau, par le livre de
vulgarisation scientifique Cosmos de Carl Sagan : quelle
que soit la part de ces différences influences, je rêvais de
civilisations galactiques, mais en même temps je voyais bien qu'il
était très difficile d'écrire des histoires scientifiquement sensées
dans un tel cadre. Car quels que soient les mécanismes imaginés pour
contourner les obstacles évidents que présentent la finitude de la
vitesse de la lumière, l'immensité des échelles d'espace et de temps
impliquées, la rareté des planètes habitables et l'imagination des
formes de vie extra-terrestres (ou l'explication de leur absence !),
pour arriver à quelque chose de ne serait-ce que plausible
scientifiquement, non seulement on devra faire d'immenses efforts
d'exposition, mais en outre on arrivera certainement à un univers
tellement étranger à l'expérience familière de l'auteur et du lecteur
qu'il sera difficile de rentrer dedans. L'autre solution était de
jeter résolument la science à la poubelle et de traiter le space opera
comme on traite le médiéval-fantastique, comme un décor en plastique
où on peut insérer n'importe quelle manière d'histoire, mais j'étais
plus hostile à suspendre mon incrédulité scientifique de cette manière
qu'en imaginant des elfes, des nains et des gnomes.
Le titre (Sodoma), le sous-titre (Enquête au cœur du
Vatican), les titres et sous-titres en d'autres langues (comme en
anglais : In the Closet of the Vatican: Power,
Homosexuality, Hypocrisy), le mode d'édition (l'ouvrage paraissant
simultanément en 8 langues et dans 20 pays), peut-être même la
couverture (un cierge démesuré portant le titre en lettres énormes)
suggèrent que le dernier livre de Frédéric Martel, consacré à
l'homosexualité et à l'homophobie (les deux étant intimement liées) au
sein de la hiérarchie catholique, vise à créer la polémique ou à faire
éclater le scandale, peut-être en mode presse people
(révélations explosives sur les cardinaux gay !) ; cette impression
est, en fait, trompeuse : le travail tient généralement plus de
l'étude journalistique minutieuse, appuyée par de nombreux
témoignages, que du pamphlet (il rejette, par exemple, l'idée
d'un lobby gay), et quand il s'y mêle une part de jugement,
celui-ci est nuancé, Frédéric Martel n'ayant évidemment pas pour
intention de dénoncer l'homosexualité mais pas non plus celle de faire
un procès à l'Église catholique en général, et on devine que même
s'agissant des personnages hypocrites, hiérarques homosexuels refoulés
et homophobes, dont la description constelle son récit, il a souvent à
leur égard une part de sympathie ou, disons, de pitié.
Il s'agit, donc, d'une enquête sur l'homosexualité et l'homophobie
— quitte à dévier parfois sur d'autres sujets — parmi les dignitaires
catholiques (évêques, cardinaux), et particulièrement au sein de la
curie romaine (mais aussi des nonciature et primature apostoliques de
différents pays). Les conclusions
principales[#] de cette enquête
sont que (A) l'homosexualité est non seulement fréquente dans la
hiérarchie catholique, mais même majoritaire, au moins aux
échelons supérieurs de cette hiérarchie, car plus on y monte, plus
elle est fréquente (homosexualité étant entendu ici comme
orientation, attirance sexuelle, pas nécessairement mise en
pratique, ou pouvant l'être de manière variée — Martel utilise,
quoique de façon pas très systématique, le terme un peu désuet
d'homophilie pour parler de l'attirance) ; et (B) il y a une
forte corrélation entre l'homosexualité et l'homophobie des prélats.
Une conclusion additionnelle, qui déborde de la problématique de
l'homosexualité mais qui la rencontre fréquemment, est que la curie
est un véritable panier de crabes, dominée par des luttes de personnes
parfois dévastatrices pour l'institution.
L'auteur ne se contente pas de livrer ces conclusions, il donne
quelques pistes d'explications, elles aussi appuyées par des
témoignages. S'agissant de (A), la raison proposée est que le jeune
homme catholique qui pressent ou découvre qu'il est homosexuel — s'il
n'abandonne pas purement et simplement sa religion — va naturellement
chercher à se tourner vers le sacerdoce, lequel fournit à la fois une
motivation ou une justification au célibat et à la chasteté (ou en
sert de prétexte), et a contrario, ce jeune homme ne va pas
avoir le sentiment de renoncer à grand-chose en s'interdisant le
mariage (hétérosexuel !) ; ajoutons que ceci était d'autant plus
fortement vrai il y a vingt, quarante ou soixante ans, c'est-à-dire
pour les générations de ceux qui occupent maintenant des postes élevés
à la curie, à une époque où les mouvements de libération gay étaient
inexistants ou inaudibles, mouvements qui semblent maintenant
incompréhensibles à ces prélats âgés. Le parcours typique semble
d'abord de tenter de vivre de manière chaste, puis, comme c'est
généralement trop difficile, de mener une double vie plus ou moins
culpabilisée, plus ou moins connue de tous, mais évidemment jamais
ouvertement assumée : l'Église tolère en fait très bien cet état de
fait tant qu'il n'y a pas de vagues — attitude que Martel résume par
ce slogan qui eut été en vigueur dans l'armée
américaine : don't
ask, don't tell. Mais évidemment, ceci conduit aussi à (B),
puisque condamner publiquement l'homosexualité, ou mener un combat
contre les droits LGBT, est une façon pour le prélat
lui-même homosexuel d'écarter de soi les soupçons et les éventuelles
vagues, sans parler de la rancune qui peut exister vis-à-vis de ceux
qui vivent ouvertement quelque chose qu'on doit cacher (aux autres
sinon à soi-même). Le résultat est une sorte
de surenchère
d'hypocrisie et d'homophobie qui est ce que dénonce avant tout
l'auteur de Sodoma.
Le livre explore aussi quelques conséquences du phénomène,
notamment celle, très grave, qui touche aux affaires d'abus sexuels
(particulièrement sur mineurs) : la thèse de Frédéric Martel est, ici,
que ces affaires ont été systématiquement étouffées en raison de la
culture du secret mise en place pour protéger la double vie des
prélats homosexuels. C'est-à-dire que, comme l'Église ne distinguait
guère de niveau de gravité entre les relations librement consenties
entre adultes de même sexe et les agressions sexuelles sur mineurs,
les supérieurs de prêtres coupables d'abus sexuels en venaient à les
couvrir par peur que leur propre orientation sexuelle soit exposée.
Au-delà du cas des mineurs, la structure fortement hiérarchique de
l'Église catholique offre à certains prélats haut placés et au
tempérament prédateur un « terrain de chasse » à la discrétion
assurée. De façon plus large, le fait que tout le monde au sein de la
prêtrise finisse par savoir les secrets « coupables » de tout le monde
fournit des armes à tous contre tous et contribue à en faire un panier
de crabes (Martel n'utilise pas cette expression, mais elle reflète
très bien ce qu'il décrit).
Le livre, de 632 pages, est structuré en quatre parties consacrées
aux papes François, Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI (dans cet
ordre ; le petit mois du pontificat de Jean-Paul I est évidemment
passé sous silence). On comprend que Frédéric Martel a une certaine
sympathie pour le pape actuel qui semble résolu à faire changer les
choses : non pas rendre l'Église « gay friendly », on en est bien
loin, mais au moins d'estomper cette surenchère dans l'homophobie,
cette véritable obsession pour l'homosexualité, qui a conduit à des
conséquences graves en interne et à l'extérieur, et se concentrer sur
autre chose que les questions de mœurs ; et en cela, il rencontre des
oppositions internes (notamment lors du synode sur la famille convoqué
en 2014). Les parties dédiées aux papes précédents montrent chacun
leur contribution à la mise en place de ce système d'homophobie
institutionnalisée : Paul VI et sa fascination pour la pensée du
français Jacques
Maritain que Frédéric Martel propose comme clé de son pontificat
et dont il nous explique que, lié d'amitié aux homosexuels André Gide,
Jean Cocteau, Julien Green et Maurice Sachs, il a tenté de les
persuader les uns et les autres soit de lutter contre leurs
inclinaisons soit au moins de ne pas les révéler publiquement ;
Jean-Paul II dont le conservatisme moral fut avant tout une question
politique, obsédé qu'il était par la lutte contre le communisme et la
théologie de la libération, prêt à toutes les alliances pour les
contrer ; et Benoît XVI qui, peut-être pour des raisons personnelles,
a eu une approche encore différente de l'homosexualité, insistant
surtout sur la nécessité pour les homosexuels de rester abstinents et
rejetant catégoriquement toute forme de culture LGBT. À
l'intérieur de chaque partie, différents chapitres, pas toujours dans
l'ordre chronologique, évoquent différents aspects du sujet : les
gardes suisses, par exemple, les prostitués romains, ou le combat
contre les avancées des droits LGBT dans différents pays,
ou enfin les deux
affaires Vatileaks.
Tout ce récit est parsemé de descriptions de différents personnages
(typiquement des cardinaux occupant ou ayant occupé des postes
importants à la curie), personnages souvent hauts en couleur, parfois
nommés et parfois non (ou désignés par un sobriquet comme la
Mongolfiera). C'est là qu'on peut trouver que le livre montre une
certaine faiblesse : d'abord, ces portraits sont trop nombreux, on se
perd entre tous ces gens, il manque cruellement un index pour s'y
retrouver (même si la plupart des personnages ne réapparaissent pas) ;
ensuite, on ne sait pas ce que cette multiplication apporte vraiment :
au N-ième cardinal dont on nous décrit d'un côté ses
positions homophobes et de l'autre son attitude excessivement maniérée
ou sa façon de collectionner les jolis garçons (en portraits ou comme
assistants), on finit par se dire, c'est bon, j'ai compris le message,
il ne sert à rien d'aligner les exemples. D'autant que pour des
raisons juridiques évidentes, aucun personnage vivant identifié n'est
jamais clairement étiqueté comme homosexuel (sauf s'il l'assume
lui-même, ce qui n'est essentiellement le cas que pour des prêtres
défroqués) ; donc on ne peut avoir droit qu'à des insinuations. (Par
exemple, s'agissant de Benoît XVI, il évoque sa grande proximité avec
le beau Georg Gänswein pour qui le pape a eu toutes sortes
d'attentions, et de façon plus anecdotique il fait référence
à cette
vidéo bien connue où on voit des acrobates torse nu effectuer
devant Benoît XVI un spectacle incroyablement homo-érotique, ou encore
à une phrase d'un entretien où le pape a évoqué un prostitué là
où il aurait été plus logique d'imaginer une femme [franchement, cet
argument me semble incroyablement faible] ; mais bien sûr Frédéric
Martel n'écrira jamais que Benoît XVI est homosexuel, puisqu'il n'en
sait pas plus que vous ou moi — tout au plus prend-il le soin de
préciser qu'il l'imagine plutôt comme sincèrement abstinent.) Je
trouve ça un peu… fastidieux. Même si je comprends bien l'intérêt de
fournir quelques exemples concrets (et qui ne soient pas tous
anonymisés) des thèses avancées, et même si certains des personnages
décrits finissent par être bizarrement attachants dans leur humanité
si pleine de contradiction. Indépendamment du lien ténu avec le
sujet, l'évocation du train de vie exorbitant de plusieurs cardinaux
est assez instructive.
On pourrait trouver d'autres reproches à faire à ce livre pour ce
qui est de la forme : certains passages m'ont paru parfaitement
gratuits, à la limite du délayage, d'autres fois c'est le style qui
m'a agacé (comme la manière d'invoquer Rimbaud à tout bout de champ en
l'appelant le Poète avec un ‘P’ majuscule), mais qui
suis-je pour juger ? (ou à plus forte raison pour jeter la
première pierre), n'est-ce pas… Dans l'ensemble, j'ai été plus
intéressé que je l'avais pensé a priori par un livre que je
m'étais attendu à lire très en diagonale. Ne serait-ce que pour avoir
un aperçu des luttes de pouvoir entre courants et clans au sein de
l'Église catholique, et des compromissions dans ses combats
politiques, c'est amusant. Enfin, c'est amusant pour le non
catholique (et pour l'homosexuel que j'espère pas trop homophobe) que
je suis.
[#] L'auteur énonce en fait quatorze règles de Sodoma au fil
du livre (de façon inégalement répartie), que je peux citer
intégralement comme illustration :
Le sacerdoce a longtemps été l'échappatoire idéale pour les jeunes
homosexuels. L'homosexualité est une des clés de leur vocation.
L'homosexualité s'étend à mesure que l'on s'approche du saint des
saints ; il y a de plus en plus d'homosexuels lorsqu'on monte dans la
hiérarchie catholique. Dans le collège cardinalice et au Vatican, le
processus préférentiel est abouti : l'homosexualité devient la règle,
l'hétérosexualité l'exception.
Plus un prélat et véhément contre les gays, plus son obsession
homophobe est forte, plus il a de chances d'être insincère et sa
véhémence de nous cacher quelque chose.
Plus un prélat est pro-gay, moins il est susceptible d'être gay ;
plus un prélat est homophobe, plus il y a de probabilité qu'il soit
homosexuel.
Les rumeurs, les médisances, les règlements de compte, la
vengeance, le harcèlement sexuel sont fréquents au saint-siège. La
question gay est l'un des ressorts principaux de ces intrigues.
Derrière la majorité des affaires d'abus sexuels se trouvent des
prêtres et des évêques qui ont protégé les agresseurs en raison de
leur propre homosexualité et par peur qu'elle puisse être révélée en
cas de scandale. La culture du secret qui était nécessaire pour
maintenir le silence sur la forte prévalence de l'homosexualité dans
l'Église a permis aux abus sexuels d'être cachés et aux prédateurs
d'agir.
Les cardinaux, les évêques et les prêtres les plus gay-friendly,
et ceux qui parlent peu de la question homosexuelle, sont
généralement hétérosexuels.
Dans la prostitution à Rome entre les prêtres et les escorts
arabes, deux misères sexuelles s'accouplent : la frustration sexuelle
abyssale des prêtres catholiques trouve un écho dans la contrainte de
l'islam, qui rend difficile [sic] pour un jeune musulman les actes
hétérosexuels hors mariage.
Les homophiles du Vatican évoluent généralement de la chasteté
vers l'homosexualité ; les homosexuels n'y font jamais le chemin en
marche arrière en redevenant homophiles.
Les prêtres et les théologiens homosexuels sont beaucoup plus
enclins à imposer le célibat des prêtres que leurs coreligionnaires
hétérosexuels. Ils sont volontaristes et très soucieux de faire
respecter cette consigne de chasteté, pourtant intrinsèquement
contre-nature.
La majorité des nonces sont homosexuels mais leur diplomatie est
essentiellement homophobe. Ils dénoncent ce qu'ils sont. Quant aux
cardinaux, aux évêques et aux prêtres, plus ils voyagent, plus ils
deviennent suspects !
Les rumeurs colportées sur l'homosexualité d'un cardinal ou d'un
prélat sont souvent le fait d'homosexuels, eux-mêmes dans le placard,
qui attaquent ainsi leurs opposants libéraux. Ce sont des armes
essentielles utilisées au Vatican contre des gays par des gays.
Ne cherchez pas quels sont les compagnons des cardinaux et des
évêques ; demandez à leurs secrétaires, leurs assistants ou leurs
protégés, et à leur réaction vous connaîtrez la vérité.
On se trompe souvent sur les amours des prêtres, et sur le nombre
de personnes avec lesquelles ils ont des liaisons, « parce qu'on
interprète faussement des amitiés comme des liaisons, ce qui est une
erreur par addition », mais aussi parce qu'on peine à imaginer des
amitiés comme des liaisons, ce qui est un autre genre d'erreur, cette
fois par soustraction.
— Mais je trouve que ce n'est en fait pas là un très bon résumé du
livre, parce que ces règles se répètent un peu, sont désorganisées et
pas très bien énoncées, et ne couvrent pas bien tous les sujets
abordés tout en en couvrent trop certains.
Je suis depuis très longtemps fasciné par les constitutions et par
le droit constitutionnel. Pas tellement le droit constitutionnel sous
l'angle du droit positif, puisque je ne suis pas juriste ou alors
seulement juriste du dimanche ; ni le droit constitutionnel en tant
qu'instrument politique, parce que la politique m'agace et que je n'en
parle qu'un peu à reculons (cf. les quelques premiers paragraphes
de cette entrée) ; mais plutôt, vu
que je suis geek éclectique, le
droit constitutionnel en tant que construction intellectuelle voire
artistique. Il y a peut-être une zone du cerveau partagée avec les
langues (étrangères), qui de même ne m'intéressent pas tellement en
tant que moyen de communiquer qu'en tant que constructions
intellectuelles (ahem). Et de même
qu'une partie de cet intérêt pour la linguistique se manifeste, ou se
manifestait quand j'étais ado, par l'invention de toutes sortes de
langues bizarres — pas forcément destinées à être utiles, ni même
utilisables, mais à explorer l'espace des langues
possibles[#] ou simplement à
m'amuser —, de même, je m'amusais à inventer des constitutions
bizarres, pas forcément en recherchant à dessiner le régime idéal ou
qui convînt à mes idées politiques mais simplement à explorer les
possibilités de l'exercice.
[#] Je persiste à penser
(même si plus d'un linguiste s'est moqué de moi à ce sujet) qu'il y a
un intérêt scientifique réel à créer des
langues imaginaires artificielles
(et à ensuite essayer de les apprendre, de communiquer avec, etc., et
de mesurer toutes sortes de paramètres objectifs ou cognitifs),
notamment pour découvrir (A) ce qui est logiquement possible
dans l'espace des langues (car contrairement à ce qu'on m'a plusieurs
fois affirmé, ce n'est pas toujours évident de savoir ce qui est
logiquement possible sauf à aller construire des exemples et
contre-exemples — si ça l'était, les mathématiques ne seraient pas
très intéressantes) et/ou (B) ce qui est humainement possible
(à apprendre ou à utiliser), et toutes sortes d'autres nuances entre
les deux. Je pense, de même, qu'il y a possiblement un intérêt
scientifique à concevoir des constitutions imaginaires, même s'il est
évidemment plus difficile de mener ensuite des expériences à leur
sujet.
J'ai le souvenir d'avoir mentionné à mes parents, quand j'étais
enfant, à propos d'un point quelconque de droit, que je serais curieux
de lire la Constitution américaine (c'était avant le Web, et à
l'époque on n'avait pas ce genre d'information à portée de doigt). Ma
mère (qui ne devait pas si bien connaître son fils )
a fait une remarque comme quoi c'était certainement affreusement
technique, ennuyeux et illisible. (Dans la
réalité, la
Constitution américaine est assez facile à comprendre, au moins
dans ses grandes lignes, même pour le non-initié.) Sur le moment, je
n'ai pas insisté.
Mais, plus tard, je suis tombé par hasard en librairie sur un livre
de la collection GF
intitulé Les Constitutions de la France depuis 1789,
contenant le texte de ces
constitutions[#2] accompagné
d'un très bref commentaire de chacune. J'ai lu ça avec passion (et ça
m'a aussi motivé pour en apprendre plus sur l'Histoire de France en
général, afin de comprendre le contexte, d'autant plus que le
XIXe siècle, pourtant si singulièrement important, se retrouvait
régulièrement escamoté faute de temps dans les cours d'Histoire du
secondaire et il me semble bien que personne à l'école ne m'a vraiment
parlé de la Monarchie de Juillet ni du Second Empire !).
[#2] On peut trouver
ces
textes sur
le site du Conseil constitutionnel. Cependant, contrairement au
livre que je mentionne, le Conseil constitutionnel omet celle de
l'État français sous Vichy, conformément à
la fiction juridique selon laquelle
ce régime n'aurait jamais existé : je comprends le désir de dire
que ce n'était pas la France voire Vichy ? jamais entendu
parler (comme Louis XVIII qui avec un certain
aplomb royal qui ne manquait pas de fierté, qualifiait [l'année 1817
de] la vingt-deuxième de son règne pour faire semblant que
Napoléon n'avait jamais existé). Mais, outre que je ne sois pas
certain que cette approche soit la plus propice à l'examen des crimes
du passé, elle demande
une acrobatie
juridique complètement invraisemblable dans laquelle on fait comme
si Vichy n'avait jamais existé mais on en valide quand même
« rétroactivement » certains actes, ce qui est d'une mauvaise foi
hallucinante. (Il me semble d'ailleurs qu'il y en a longtemps eu un
dans le règlement intérieur du métro parisien affiché dans toutes les
stations — probablement le décret du 22 mars 1942 —, et j'ai vu
quelque part la date entourée avec la mention Vichy !!!.)
Toujours est-il que, pour le geek qui s'intéresse aux constitutions
comme des constructions intellectuelles, celles de Vichy ou de
n'importe quelle dictature est évidemment aussi intéressante parce
qu'il faut aussi étudier comment les dictatures fonctionnent et
comment elles prétendent fonder ou organiser leurs pouvoirs.
J'aime beaucoup les travaux du dessinateur et
bédéiste Boulet[#]
parce qu'il arrive non seulement à me faire rire (ce qui n'est pas
trop difficile) mais aussi à me toucher. Je range cette entrée dans
la catégorie « livres » de
ce blog parce que je recommande l'ensemble de
ses Notes[#2],
mais je viens surtout de tomber sur sa fable(?) Maudit
Royaume (publiée en 2014 dans le numéro 3 du
trimestriel Papier
et republiée à la fin du volume 11 de ses Notes)
dont voici
une version en ligne. Cette histoire a beaucoup résonné en
moi.
(Divulgâchis maintenant. Suivez le lien ci-dessus ou lisez
ses Notes[#2]
avant de continuer à lire.)
Le thème qui m'a frappé, qui est présent dans plusieurs des
histoires de Boulet mais particulièrement bien illustré dans celle-ci,
c'est le contraste douloureux entre le monde féerique, magique et
enchanté de nos rêves et des récits fantastiques et contes qui les ont
alimentés — (Je dis nous mais je ne sais pas
qui nous sommes, disons que je
parle au moins pour moi et certainement pas que pour moi ; j'imagine
que le dessinateur doit ressentir quelque chose de proche.) — entre ce
monde féérique et le monde matériel dans lequel nous vivons vraiment.
Lequel n'est certes pas dénué de choses dont on peut s'émerveiller (là
aussi, Boulet a pas mal dessiné à ce sujet), mais il demeure une
dissonance entre les deux.
Cette dissonance est particulièrement douloureuse quand on est
scientifique, parce qu'un scientifique n'a pas le droit de croire à la
magie, et ça ne l'empêche pas d'y rêver. À un certain niveau, j'envie
les gens qui croient au surnaturel, aux dieux ou à ce genre de choses,
et qui n'ont pas une part de rationalité froide dans leur cerveau pour
leur rappeler sans arrêt rêve toujours : tout ça n'existe pas —
ou qui arrivent à la faire taire. Ils peuvent vivre dans un monde
enchanté.
Alors bien sûr, il est quand même possible pour un scientifique de
s'émerveiller, de conserver un monde enchanté au-dessus du monde réel
(j'avais développé ça de façon sans doute inutilement
compliquée ici), et bien sûr de
rêver (soit au sens littéral, soit
en consommant des romans, des bédés, des films, etc.), soit même en
étant artiste et en créant (quitte à risquer
de devenir fou ?). Mais même dans
la fiction, la
rationalité vient
vous embêter : oui, alors là, en fait, c'est pas logique que
l'enchanteur veuille capturer la princesse, parce que s'il a le
pouvoir de… — mais ta gueule, bordel de merde, rationalité
obsessive !. Et pour ce qui est du monde réel, je suis, comme
tout le monde, déçu quand on annonce la mise au point d'une technique
d'invisibilité, que ce ne soit pas une cape comme dans Harry Potter ou
un anneau magique comme celui de Bilbo mais un truc minuscule qui
arrive à canaliser certaines formes de micro-ondes ; ou que quand on
révèle l'existence d'eau liquide sur Mars ce ne soit pas les canaux
des rêves de Schiaparelli et de Lowell mais un lac enfoui sous
la glace. (Évidemment, je le sais à l'avance quand je lis
les titres qui les annoncent, mais ça ne m'empêche pas d'être déçu de
savoir à l'avance que je serai déçu ; et je sais rationnellement que
c'est un exploit d'avoir fabriqué le truc minuscule indétectable aux
micro-ondes ou d'avoir détecté l'eau liquide sous la glace, mais ça ne
m'empêche pas d'être frustré.)
Et puis, comme je l'ai déjà
écrit, un élémental de praséodyme, ça ne le fait pas : c'était
bien mieux quand les éléments étaient quatre et s'appelaient Terre,
Eau, Air et Feu.
Bref, je me sens comme exilé hors du royaume magique. C'est ce qui
m'a poussé à écrire de la mauvaise littérature fantastique et qui me
pousse encore à le faire de temps en temps (mais de moins en moins,
parce que je deviens vieux, usé et fatigué, et de moins en moins
capable de voir les éléphants dans les boas). Je sais que je radote,
je l'ai déjà raconté plusieurs fois sur ce blog
(ici à propos d'un de mes
personnages de roman, et
encore ici), et surtout, c'est le
thème de cette nouvelle, qui a des
idées en commun avec l'histoire de Boulet.
Je ne sais pas si le fait d'être mathématicien est, à cet égard,
plus ou moins enviable que si j'étais physicien ou biologiste. Les
mathématiques n'excluent pas vraiment la magie : on pourrait tout à
fait imaginer un monde fantastique basé sur une description
mathématique précise de la magie (là
aussi je sais
que je radote), ce serait quelque
chose d'intéressant à
élaborer[#3]. Les maths sont
les mêmes dans tous les univers possibles, même ceux où la magie
existe (du moins, on a tendance à le croire). Et à un certain
niveau, les maths contiennent déjà de la magie (en tout cas, elles
contiennent indiscutablement de la numérologie : j'ai assez parlé du
pouvoir magique des nombres 696 729 600 et 244 823 040 pour ne pas
insister)[#4]. Mais peut-être
que cela rend les choses encore plus frustrantes :
je pourrais être un mathématicien dans un monde où la magie
existe et je ne le suis pas ! Dammit!
[#] Là je fais un lien
vers son blog, mais en fait je ne le lis pas en ligne : j'achète
ses Notes sous forme de bouts d'arbres morts. Il n'y a
pas vraiment de raison (ce n'est pas comme si je ne lisais pas plein
de webcomics en ligne, donc je n'ai rien contre en principe), juste
qu'on m'a offert le volume 10 pour mon anniversaire il y a deux(?)
ans, alors ensuite j'ai acheté et lu les 9 à 1 dans l'ordre
décroissant (de numéro mais aussi, à mon avis, de qualité ← ceci est
une sorte de double négation pour dire qu'il s'améliore avec le
temps), et puis je me suis rendu compte tout récemment que le 11 était
sorti et je viens de le finir.
[#3] J'espère toujours
qu'à force de répéter cette idée, un oulipien fou va s'en emparer et
m'épargner le boulot fastidieux d'être moi-même l'oulipien fou.
[#4] Ou pour prendre un
exemple venu de la crypto : Alice (chevalière guerrière et sauveuses
de princes en détresse) et Bob (prince charmant prisonnier dans une
tour) disposent d'un canal de communication sur lequel Ève (cruelle
physicienne qui maintient Bob prisonnier) entend absolument tout ce
qui se passe mais ne peut pas modifier le contenu : par la magie de la
crypto, Alice et Bob peuvent quand même réussir à s'échanger des
messages secrets qu'Ève ne pourra pas déchiffrer. (C'est évident si
Alice et Bob ont convenu à l'avance d'une clé secrète de chiffrement,
mais la vraie magie c'est
que c'est
possible même sans ça.)
Le Spectre d'Atacama — et quelques spectres de groupes de Lie à écouter
(La première partie de cette entrée parle d'un roman qui parle de
maths, la second parle de maths vaguement inspirées par le roman en
question : à part cette proximité d'idées, il n'y a pas vraiment de
rapport entre elles. Si les maths vous ennuient, à la fin, il y a des
sons bizarres à écouter.)
Je viens de finir de lire le livre Le Spectre
d'Atacama d'Alain Connes, Danye Chéreau et Jacques Dixmier, et
j'avoue que je ne sais pas bien ce que j'en ai pensé. Pour commencer,
c'est un livre assez difficilement classable : une sorte de mélange
entre roman de science-fiction, fantaisie poétique, vulgarisation
scientifique, plaidoyer sur l'intelligence artificielle, conte
philosophique, récit picaresque et transposition en fiction
de cet essai sur l'hypothèse
de Riemann. Chacun des ingrédients me plaît a priori, et
j'aime beaucoup l'idée de faire de la fiction à partir de la science,
y compris de façon un peu poétique ; mais je trouve le mélange trop
peu homogène… disons qu'il y a des grumeaux.
Le style est souvent un peu faible, mais ça ne me gêne pas tant que
ça ; ce qui me gêne nettement plus, en revanche, c'est que l'intrigue
part tellement dans tous les sens, accumule tellement
d'invraisemblances et de rebondissements en apparence gratuits que ma
suspension d'incrédulité, à force d'être tellement secouée, finit par
lâcher complètement le coup. Parfois le roman devient didactique,
parfois il est humoristique, parfois encore onirique, mais il y a trop
de moments où on ne sait pas vraiment à quel degré le lire. L'idée de
départ est bonne : un astrophysicien travaillant
au réseau
d'antennes de l'Atacama détecte un spectre d'absorption qui
l'intrigue et fait appel à un ami mathématicien (de
l'IHÉS…)
pour essayer de le comprendre. Il y a aussi quelques tableaux du
milieu académique qui sont plutôt réussis. Mais rapidement, et quitte
à divulgâcher jusqu'à la fin de ce paragraphe, il est question d'une
physicienne qui a volontairement passé son cerveau dans le rayon
du LHC et qui a acquis la
conscience quantique de vivre dans un espace de Hilbert et des
capacités transhumaines mais seulement quand elle est à proximité d'un
certain ordinateur : et là, je trouve que c'est vraiment un peu trop ;
en plus de ça, le mathématicien part dans un périple dont on ne
comprend pas vraiment le sens, qui l'emmène à Valparaiso puis sur une
île perdue
au milieu de nulle part puis à Sainte-Hélène, et tout ça ne sert
pas vraiment l'intrigue. Et quand il est question d'ordinateurs, on
sent que les auteurs ne sont pas du tout dans leur élément.
Ceci étant, je pense que c'est un ouvrage intéressant sur le plan
de la communication scientifique : pas tellement d'idées
scientifiques (il y a un peu de vulgarisation, mais ce n'est
certainement pas l'objet principal du livre, et elle est
plutôt light), mais de l'amour de la science et — et c'est
important — des liens qui relient mathématiques, physique et
informatique, et aussi du fait que la science « dure » peut avoir des
aspects poétiques. Sur ce plan-là, je dirais que c'est plutôt une
réussite. Peut-être finalement que ce roman, qui ne présuppose pas de
connaissances scientifiques ou mathématiques, plaira plus à ceux qui
justement l'abordent sans a priori.
⁂
J'en viens à des maths : la lecture du roman décrit ci-dessus m'a
au moins convaincu (ou rappelé) que « les spectres » c'est important
et intéressant. Je sais bien, pour avoir souvent entendu des gens le
dire, que le spectre
du laplacien
(sur une variété riemannienne, disons), par exemple, c'est
archi-super-important, mais j'avoue que je ne sais essentiellement
rien de ce qu'il y a à dire, justement, sur ce spectre du laplacien,
même dans des cas idiots (compacts, agréablement symétriques, tout ça
tout ça).
En guise d'exercice, je me suis dit que j'allais calculer le
spectre du laplacien pour des groupes de Lie compacts G (ou
éventuellement des espaces homogènes G/H, par
exemple des espaces riemanniens symétriques ou bien des R-espaces
(variétés de drapeaux réelles), choses que je confonds d'ailleurs trop
facilement[#]).
[#] Digression : Les espaces
riemanniens symétriques irréductibles de type compact et simplement
connexes sont (les groupes de Lie compacts simples simplement connexes
eux-mêmes ainsi que) les quotients G/K
où G est un groupe de Lie compact simple simplement connexe
et K le sous-groupe compact connexe maximal d'une forme
réelle G₀ de G (par exemple, la sphère de
dimension n est Spin(n+1)/Spin(n) où
Spin(n) est le compact connexe maximal de la forme
Spin(n,1) de Spin(n+1)), et on peut aussi
voir K comme les points fixes d'une involution
de G qui correspond à l'involution de Cartan
définissant G₀ ; j'ai certainement commis quelques erreurs
en disant ça (notamment dans la connexité et la simple connexité),
mais l'idée générale doit être à peu près ce que j'ai dit. Les
R-espaces, eux, s'obtiennent sous la forme G₁/P
où P est un parabolique d'un groupe de Lie réel
semisimple G₁, qu'on peut aussi voir
comme G/(G∩P) où G est un
sous-groupe compact connexe maximal de G₁
et G∩P un sous-groupe compact maximal (du
facteur de Levi) de P (par exemple, l'espace projectif réel
dimension n est défini par le quotient de
SL(n+1,ℝ) par son parabolique maximal associé à la première
racine simple, i.e., les matrices dont la première colonne n'a que des
zéros à partir de la deuxième ligne, et on peut le voir comme le
quotient SO(n+1)/S(O(n)×O(1)) du sous-groupe
compact connexe maximal SO(n+1) de SL(n+1,ℝ)) ;
de nouveau, j'ai certainement commis quelques erreurs en disant ça,
mais l'idée générale doit être ça. Je n'ai jamais vraiment compris
« pourquoi » il y avait ces deux types de quotients très importants
des groupes de Lie réels compacts, comment il faut y penser, par
exemple du point de vue de l'analyse harmonique, et, de façon encore
plus perturbante, pourquoi certains espaces peuvent se voir à la fois
comme un espace riemannien symétrique et comme un R-espace (ou
presque : cf. l'exemple que je viens de donner de la sphère et de
l'espace projectif réel). Si quelqu'un a des éléments de réponse à
m'apporter ou simplement des références où ces deux types de quotients
sont discutés côte à côte de manière à me désembrouiller, ça
m'intéresse ! (J'ai regardé l'article Geometry of
Symmetric R-spaces de Tanaka, et j'ai eu l'impression de
comprendre encore moins bien et de confondre encore plus après sa
lecture.)
Mais aussi, j'avais (peut-être même que j'ai encore) vaguement
l'espoir que des spectres intéressants, comme le spectre du laplacien
sur tel ou tel espace bien sympathique, pourrait conduire à des sons
harmonieux et donc répondre à ma
question de trouver un objet mathématique qui s'« auditorise » de
façon intéressante et agréable (plutôt que de se « visualiser ») ;
dans cet ordre d'idées j'avais bien
produit ceci, mais ce n'était pas
du tout agréable à écouter et la construction de ces sons n'était pas
franchement des plus naturelles.
L'idée générale, cette fois-ci, est qu'une fois connu le spectre du
laplacien on peut s'en servir pour résoudre l'équation des ondes et
obtenir les fréquences des vibrations propres de l'objet considéré
(comme les racines carrées des opposées des valeurs propres du
laplacien). Et donc produire des sons qui correspondraient à la
manière dont « vibre » l'objet considéré — un groupe de Lie
compact G ou un espace homogène G/H —
quand, par exemple, on donne un coup dessus.
J'avoue que l'idée de taper un groupe de Lie pour voir comment il
résonne me plaît énormément. (Et si j'en crois la lecture
du Spectre d'Atacama, ça a aussi des chances de plaire à
Connes et/ou Dixmier.)
Bref. Du peu que je sais de l'analyse harmonique sur les groupes
de Lie et
du théorème
de Peter-Weyl, et si je comprends bien que
le Casimir
fournit la valeur du laplacien sur ce qui correspond à chaque
représentation irréductible, le spectre du laplacien sur un groupe de
Lie compact G est donné, à un facteur multiplicatif près
(essentiellement arbitraire(?), mais négatif), par l'ensemble des
valeurs C(v) :=
⟨v,v+2ρ⟩ où v parcourt le
réseau des poids dominants pour G. (Si tout ceci est du
chinois pour vous, ce n'est pas très important, mais l'idée est
qu'à G est associé un réseau euclidien appelé le « réseau
des poids » et un cône polyédral de sommet l'origine dans cet espace
euclidien appelé la « chambre de Weyl », auquel appartient le
vecteur ρ dit « vecteur de Weyl », et les poids dominants
sont les éléments de la chambre de Weyl ; chaque tel v, ou
plus exactement le « caractère » χv
associé, peut se concevoir comme un mode propre — un mode de
vibration, si on veut — du groupe G, et la valeur du
Casimir C(v) :=
⟨v,v+2ρ⟩, est essentiellement
l'opposé de la valeur propre du laplacien dont le vecteur propre est
le caractère : Δχv =
−C(v)·χv pour
une certaine normalisation de Δ. S'il y a dans l'assistance des gens
qui s'y connaissent en analyse harmonique et qui pourraient confirmer
que j'ai bien compris, et peut-être même recommander un endroit où ce
que je viens de dire serait écrit noir sur blanc sous cette forme y
compris avec la valeur du Casimir, je leur serais reconnaissant.) Par
exemple, pour les groupes de rang 2 : pour A₂ (i.e., SU₃), je trouve
des valeurs (proportionnelles à) 8/3, 6, 20/3, 32/3, 12, 16, 50/3,
56/3, 68/3, 24, 80/3, 30… (où seules celles qui sont entières sont
possibles pour la forme adjointe PSU₃) ; pour B₂ (i.e., Spin₅), je
trouve 5/2, 4, 6, 15/2, 10, 21/2, 12, 29/2, 16, 35/2, 18, 20… (où
seules celles que j'ai soulignées sont possibles pour la forme
adjointe SO₅) ; et pour G₂, je trouve 12, 24, 28, 42, 48, 60, 64, 72,
84, 90, 100, 108… ; et sinon, pour F₄ : 12, 18, 24, 26, 32, 36, 39,
40, 42, 46, 48, 52… ; et vous devinez évidemment j'ai fait le calcul
pour E₈ : 60, 96, 120, 124, 144, 160, 180, 186, 192, 196, 200,
210…
Et pour les espaces
homogènes G/H, il doit s'agir de se limiter aux
plus hauts poids v qui définissent des représentations
de G dont la restriction à H a des points fixes
(ou, ce qui revient au même par réciprocité de Frobenius, des
représentations qui apparaissent dans l'induite à G de la
représentation triviale de H, mais je ne suis pas si ça
aide de le dire comme ça). J'arrive (mais laborieusement) à faire les
calculs sur des cas particuliers en utilisant l'implémentation des
règles de branchement dans Sage. Par exemple, le spectre de G₂/SO₄
(l'espace des sous-algèbres de quaternions dans les octonions) semble
être : 28, 60, 72, 112, 132, 168, 180, 208, 244, 264, 300, 324… Mais
je comprends trop mal les règles de branchement pour savoir s'il faut
chercher une logique d'ensemble ou ce à quoi elle ressemblerait (sur
les coordonnées de v dans la base des poids fondamentaux ;
ce n'est même pas clair pour moi les v en question forment
un sous-réseau du réseau des poids ou quel est son
rang). Ajout () :
À la réflexion, pour les espaces riemanniens symétriques, je crois que
je comprends au moins à peu près la situation (tout est dans la notion
de système de racines restreintes) ; je crois même que tout est dit
dans le chapitre V (par ex., théorème V.4.1) du livre de 1984 de
Sigurður Helgason (Groups and Geometric
Analysis), même si j'ai vraiment du mal à le lire ; je crois
bien que le rang du réseau des poids v tels que la
restriction à H ait des points fixes non triviaux coïncide
avec le rang de l'espace symétrique G/H, même si
j'aimerais bien voir ça écrit noir sur blanc.
Une chose qui m'étonne beaucoup est que ces suites ne semblent pas
être dans l'OEIS. Tout le monde parle de l'importance du
spectre du laplacien et personne n'a pris la peine de mettre le
résultat, pour les cas les plus évidents que sont les groupes de Lie
compacts, dans l'OEIS ‽ Comment est-ce possible ‽
J'hésite cependant à les soumettre moi-même parce que, à vrai dire, je
ne suis pas très sûr de bien comprendre ce que je fais. (Et, entre
autres choses, je ne sais pas du tout si les valeurs que j'ai listées
ci-dessus ont un sens dans l'absolu ou seulement à proportionalité
près. La valeur du Casimir semble dépendre d'une normalisation un peu
arbitraire sur la longueur des racines ou quelque chose comme ça, et
du coup je ne sais pas bien quoi prendre ou quoi soumettre.)
Pour ce qui est de produire des sons à partir de ça, il y a un
autre truc sur lequel je n'ai pas des idées claires, c'est quelles
amplitudes relatives il serait logique d'utiliser pour ces différentes
harmoniques. Si on donne un coup de marteau sur le groupe de Lie G₂
(mais pas assez fort pour le casser !), il va peut-être résonner à des
fréquences proportionnelles aux racines carrées de 12, 24, 28, 42, 48,
60, etc., mais avec quelles amplitudes ? Le problème se pose déjà sur
une sphère de dimension 2 (SO₃/SO₂, si on veut) : les valeurs propres
du laplacien sphérique sont (proportionnelles
à) ℓ(ℓ+1), donc si on fait vibrer une sphère,
elle produit des fréquences proportionnelles à 1, √3, √6, √10, etc.,
mais une fois ce spectre connu, ça ne donne pas pour autant un son
(même si ça peut faire de jolies
animations). Un bout de la réponse est fourni par la multiplicité
des valeurs propres en question (sur la sphère, par
exemple, ℓ(ℓ+1) a la multiplicité ℓ+1
parce qu'il y a ce nombre-là d'harmoniques sphériques de
niveau ℓ indépendantes) ; s'agissant d'un groupe de
Lie G, les multiplicités sont les carrés N(v)²
des dimensions N(v)
= χv(1) des représentations
irréductibles correspondantes (par exemple, s'agisant de G₂, les
valeurs propres avec multiplicité sont (12,7²), (24,14²), (28,27²),
(42,64²), (48,77²), (60,77²), etc.). Mais ensuite ? Il me semble
que, pour parler abusivement, les « coefficients » de la
distribution δ (centrée en 1∈G) sur la base des
caractères χv sont les
N(v) = χv(1) et qu'il
serait donc logique de donner à la fréquence
√C(v) une amplitude proportionnelle à
N(v)² (si on tape un coup sec et très localisé sur notre
groupe de Lie), mais évidemment ceci diverge très méchamment. Je peux
régulariser en remplaçant δ par une gaussienne, ce qui doit revenir à
multiplier les coefficients par
exp(−C(v)·σ²) avec σ une
sorte d'écart-type de la gaussienne, mais le choix de σ est
complètement arbitraire dans l'histoire. Bref, je peux produire des
sons en superposant des fréquences proportionnelles aux
√C(v) avec des amplitudes proportionnelles aux
N(v)²·exp(−C(v)·σ²), mais
le son en question dépend de façon énorme de σ. Une autre
idée est de faire varier l'amplitude avec le temps pour donner une
dissipation aux modes de vibration, par exemple en
exp(−C(v)·t) (inspiré de l'équation
de la chaleur).
Pour faire quand même des essais, de façon assez arbitraire, j'ai
décidé de faire que l'intensité de la fréquence
√C(v) décroisse en
exp(−(C(v)/C(v₀))·(1+t/3s))
où v₀ est le poids qui correspond à la représentation
adjointe de G (c'est-à-dire, la plus haute racine), et j'ai
de même normalisé les fréquences pour que la fréquence
de v₀ soit à 440Hz. C'est-à-dire que j'ai superposé des
sin(2π·440Hz·(C(v)/C(v₀))·t)
· N(v)² ·
exp(−(C(v)/C(v₀))·(1+t/3s))
où t est le temps et v parcourt les poids
de G. Je n'aime pas le côté assez arbitraire de tout ça
(et en particulier de mon 1+), donc je suis preneur d'idées
plus naturelles, mais au moins les sons sont intéressants et, pour une
fois, pas du tout désagréables à écouter.
Ceci n'est qu'une première expérience : j'en ferai sans doute
d'autres quand j'aurai des idées plus claires sur ce que je veux faire
et ce qui est intéressant, mais en attendant, voici quelques essais de
ce que ça peut donner comme son de frapper différents groupes de Lie
compacts (calibrés pour que leur représentation adjointe sonne le la à
440Hz) : en
rang 1 : A₁
(c'est-à-dire SU₂, qui est vraiment une 3-sphère, je voulais vérifier
que ça avait un son de cloche plausible et ça a effectivement un son
de cloche vaguement plausible, c'est déjà ça) ; en
rang 2 : A₂
(c'est-à-dire
SU₃), B₂
(c'est-à-dire Spin₅)
et G₂ ;
en
rang 4 : A₄
(c'est-à-dire
SU₅), B₄
(c'est-à-dire
Spin₉), C₄
(c'est-à-dire
Sp₄), D₄
(c'est-à-dire Spin₈)
et F₄ ;
et bien
sûr : E₆
et E₈.
Tous ces fichiers sont du FLAC et chacun dure
6 secondes, si votre navigateur ne les ouvre pas spontanément,
téléchargez-les et vous trouverez certainement un truc qui les lit.
Tous les groupes que je viens de donner sont la forme simplement
connexe, mais j'ai aussi produit des essais pour comparer le son de la
forme simplement connexe avec la forme adjointe (laquelle a moins
d'harmoniques) : Spin₅
versus SO₅
d'une part,
et SU₃
versus PSU₃
de l'autre.
Ajout () :
voir ce
fil Twitter
et/ou cette
version sur YouTube pour les sons de quelques grassmanniennes
réelles, complexes et quaternioniques, ainsi que le plan projectif
octonionique.
Ce livre m'a fait en quelque sorte l'effet tout contraire
de Ready Player
One (ils n'ont rien à voir entre eux, mais je les compare
parce que je les ai achetés le même jour et que les deux portaient des
étiquettes vantant le fait qu'il y avait — ou allait y avoir — un
film ; je précise que je n'ai encore vu aucun des deux
films). Ready Player One m'avait semblé
assez mal écrit et mal construit mais m'a quand même inexplicablement
plu, au moins au sens où j'étais assez motivé pour continuer sa
lecture : Call Me by Your Name m'a semblé
très bien écrit et très bien contruit mais m'a un peu déplu, ou en
tout cas suffisamment ennuyé pour que j'aie du mal à le finir.
C'est une histoire d'amour, qui se passe pour l'essentiel sur la
côte ligurienne, pendant un été dans les années '80, entre Elio, le
narrateur, fils âgé de 17 ans d'un universitaire américain qui a une
maison de vacances du côté de San Remo, et Oliver, un doctorant (ou
post-doctorant, ou quelque chose comme ça, il a 24 ans) invité par le
père d'Elio pour travailler avec lui et l'aider à réviser un
livre. A priori je suis plutôt réceptif à ce genre d'histoires
(d'ailleurs, cf. ici) ; mais j'ai
eu du mal à accrocher. Disons qu'il se passe quelque chose comme la
moitié du roman à ne rien se passer : le narrateur fait des nœuds de
façon incroyablement compliquée à vouloir draguer l'autre sans
accepter de montrer qu'il est intéressé, à vouloir le rendre jaloux et
à en être jaloux à la fois, et l'un et l'autre se lancent dans une
sorte de one-upmanship académique et culturel
qui, à la longue, est juste chiant pour le lecteur (en tout cas, pour
moi). Ensuite, ça s'améliore, et il faut avouer que la manière dont
l'auteur couvre le jeu un peu fétichiste qui se met en place entre
eux ; et, plus simplement, la relation eu égard à la différence d'âge
entre les protagonistes est très bien gérée. C'est, par ailleurs,
extrêmement bien écrit. Mais je reste sur l'idée qu'à trop délayer
l'intrigue, même quand on écrit bien, on finit par produire un roman
moins captivant qu'un truc facile où il se passe des choses. (Tout le
monde n'est pas Racine à pouvoir écrire
un chef d'œuvre sur une histoire d'amour où il ne se passe
rien.)
Soit dit en passant, j'ai cru entendre qu'il y avait une sorte de
polémique autour de ce roman parce que l'auteur est hétérosexuel et
que certains considèrent qu'il n'aurait, du coup, pas le droit ou pas
la légitimité d'écrire une histoire pareille. Ou toutes sortes de
variantes de cette critique : que ses personnages sont « trop
hétérosexuels » (parce qu'il n'y a essentiellement aucune référence à
la culture gay telle qu'elle pouvait exister à l'époque où se déroule
l'intrigue, ou parce qu'ils sont tous les deux bisexuels et
apparemment plus attirés par les femmes en général) ; ou bien que les
homosexuels (il faudrait savoir…) sont présentés comme des prédateurs
parce que l'un des protagonistes a sept ans de plus que l'autre (pour
qu'il n'y ait pas de doute, tel que je comprends le roman, c'est très
clairement le plus jeune qui drague le plus âgé). Je trouve ce genre
de critiques vraiment idiotes : on ne peut pas à la fois se plaindre
que la culture « mainstream » occulte la diversité des formes
de sexualité et interdire à un auteur hétérosexuel d'en parler ou bien
lui faire des procès en sorcellerie dès qu'il montre, justement, des
personnages à la sexualité un peu grise. Et cela fait partie de
la potestas quidlibet audendi des écrivains que
de parler de ce qu'ils ne sont pas et de ce qu'ils ne connaissent pas
comme s'ils l'étaient et le connaissaient. Il se trouve qu'Aciman
voulait avant tout raconter une romance d'un été et qu'il a décidé
presque par hasard que ce serait entre deux hommes : je ne comprends
vraiment pas comment on peut le lui reprocher.
Sinon, je pourrais mentionner au passage le
livre By Nightfall de Michael Cunningham
que j'ai lu il y a beaucoup trop longtemps pour en faire un
compte-rendu intéressant, mais qui, dans mon esprit, a un certain
nombre de ressemblances avec les caractéristiques que j'ai bien aimées
dans Call Me by Your Name, sans les
longueurs qui m'ont agacées.
Le Mystère Henri Pick par David Foenkinos
Je vais être très bref sur celui-ci. C'est un roman articulé
autour d'un mystère littéraire (un manuscrit trouvé dans une
bibliothèque prétendant être d'un certain Henri Pick, récemment
décédé, se fait publier, rencontre un succès inattendu, et on commence
à enquêter sur l'auteur). La prémisse m'intéressait, le roman n'est
pas trop mauvais, mais sans plus : les personnages n'ont pas beaucoup
de profondeur, l'écriture est sans originalité, l'intrigue est assez
prévisible. C'est cependant assez distrayant pour, disons, un trajet
en train ou en avion. Au moins, c'est assez court pour qu'on n'ait
pas le temps de s'ennuyer.
Ulugh Beg (L'Astronome de Samarcande) par Jean-Pierre Luminet
Je connais un tout petit peu Jean-Pierre Luminet par mon père
(disons que j'ai dû le rencontrer quelques fois, je ne sais pas si lui
se souviendrait de moi) ; mais je le connais surtout par son livre de
vulgarisation sur les trous noirs, que j'ai lu quand j'étais petit, et
qui m'a absolument fasciné (cf. ce
que je disais ici sur la
vulgarisation scientifique). Apparemment il s'est lancé dans
l'écriture de livres sur l'histoire des sciences et plus spécialement
de l'astronomie, à travers l'histoire de la vie de différents
personnages : Euclide, Copernic, Kepler, Galilée, Newton, et
maintenant Ulugh Beg. Peut-être que ce n'était pas le meilleur roman
par lequel commencer, parce que j'ignorais jusqu'au nom d'Ulugh Beg,
qui est pourtant un des petits-fils de Tamerlan (Temür — je ne sais
pas bien comment le nommer), mais je ne savais pas grand-chose de
Tamerlan ou des Timourides pour commencer ; ou peut-être au contraire
que c'était justement le mieux de commencer par là : en tout cas, ça
m'aura donné l'occasion (à la fois en lisant le livre et en le
complétant par Wikipédia) d'être un peu moins ignorant, c'est-à-dire
moins que totalement, sur la géopolitique de l'Asie centrale autour
des XIVe et XVe siècles.
L'auteur précise bien qu'il s'agit d'un roman, certes basé sur des
personnages historiques, mais où il n'a pas hésité à inventer quand il
ne parvenait pas à reconstituer l'exactitude historique, ni à faire
des choix quand elle est incertaine. Le roman suit, en fait,
différents personnages :
l'astronome Qāḍī
Zāda, le
shah Rukh (un des
fils de Tamerlan),
l'astronome Ulugh
Beg (fils aîné du précédent et personnage central et éponyme du
livre), et le
mathématicien al-Kashī
(bien connu pour la loi des
cosinus). Le début ne m'a pas trop emballé, mais dès qu'il est
question des Timourides j'ai trouvé ça plus intéressant. À vrai dire,
il n'y a pas des masses de sciences, ni même d'histoire(s) des
sciences, il y a plus d'histoires de politique et de luttes de
pouvoirs (et de rapports entre science et religion), mais c'est
raconté de façon plutôt agréable et qui se lit très bien.
Les Ondes gravitationnelles par Nathalie Deruelle et Jean-Pierre Lasota
Là aussi je dois préciser que je connais bien la coauteure de ce
livre (nettement mieux que Jean-Pierre Luminet), donc je ne suis pas
forcément neutre. Plus généralement, le fait que j'aie rencontré ou
côtoyé un certain nombre des acteurs de l'histoire peut aussi jouer
dans le fait que je la trouve intéressante (mon père a fait sa thèse
d'État, sous la direction
d'Achille
Papapetrou, sur l'absorption des ondes gravitationnelles par les
milieux visqueux ; et même si j'étais trop petit pour m'en souvenir
vraiment, j'étais présent à une des sessions de l'école de physique
des Houches du début des années '80 où les questions théoriques du
sujet ont beaucoup été discutées).
Bref. Il s'agit d'un livre de vulgarisation sur les ondes
gravitationnelles, expliquant ce qu'elles sont en général et l'origine
du concept et de leur prédiction, et retraçant l'histoire et la
technique de leur détection, à la fois du côté des théoricien et de
celui des expérimentateurs. Mais quand je dis vulgarisation,
il faut quand même préciser que ce livre entend manifestement
s'adresser à des lecteurs ayant un bagage minimal en physique (disons,
sachant ce qu'est une énergie, une force, la loi de Newton, ce genre
de choses), pas vraiment à Madame Michu : c'est intéressant parce que
cela recouvre justement des choses
que j'évoquais tout récemment à
propos de la communication scientifique et de l'intérêt d'occuper les
niveaux intermédiaires entre « parler à Madame Michu » et « s'adresser
aux spécialistes du même domaine ». Je suppose qu'un certain nombre
de lecteurs de mon blog peuvent être intéressés par ce genre
d'ouvrages.
Sans aller jusqu'à écrire des équations, le livre rentre assez
précisément dans les détails de tout un tas de questions autour du
concept et de la détection des ondes gravitationnelles. Par exemple
sur le débat autour de l'existence même des ondes gravitationnelles et
de la question de si elles véhiculent de l'énergie (le concept même
d'énergie étant, en relativité générale, assez épineux) et la
controverse autour de la validité de
la formule
du quadrupôle d'Einstein. Ou sur la difficulté à mener les
calculs aussi bien théoriques (symboliques) que numériques, et comment
on y remédie. Ou sur l'histoire
de Joseph
Weber et de ses premiers détecteurs (qui n'ont rien détecté du
tout, mais il l'a cru). Ou sur l'histoire technique et administrative
de la mise en place des détecteurs LIGO et Virgo (y
compris l'obtention des subventions). Ou encore, et j'ai trouvé ce
passage particulièrement intéressant, sur les questions sociologiques
et épistémologiques autour du fait qu'il avait été décidé d'injecter
des faux signaux dans les détecteurs (pour tester la capacité à les
démasquer, mais au risque de laisser subsister un doute sur le fait
que tel ou tel signal soit bien réel). Certains passages souffrent
peut-être du défaut d'entrer un peu trop dans les détails
(personnellement, les histoires de financement ne me fascinent pas
tant que ça), mais on peut facilement les sauter, les différents
chapitres et sous-chapitres du livre étant organisés de façon
suffisamment claire pour qu'on se raccroche facilement.
(Pour ceux qui veulent une histoire des ondes gravitationnelles
avec un peu de formules mais quand même pas trop, je suis tombé
sur cet article, qui
peut très bien se lire en complément de certains passages du livre de
Deruelle et Lasota.)
La Mille et Deuxième Nuit par Théophile Gautier
Je sais que ça ne se fait pas d'écrire des critiques de classiques
parce que les classiques sont des livres que tout le monde est censé
avoir déjà lu (et que personne ne veut lire) et que c'est tabou d'en
dire du mal, mais je suis tombé par hasard sur ce recueil, publié par
Folio, de quatre nouvelles de Théophile Gautier autour du thème
général approximatif du « double amour » (je n'ai pas compris si
c'était Gautier ou l'éditeur qui avait fait le choix de regrouper
précisément ces nouvelles-là ensemble) : Laquelle des
deux, La Chaîne d'or, La Mille et Deuxième
Nuit et Le Chevalier double. C'est plutôt amusant
à lire.
Depuis, j'ai commencé à lire Le Spectre d'Atacama, un
roman d'Alain Connes, Danye Chéreau et Jacques Dixmier (le premier et
le troisième étant bien connus comme mathématiciens ; en fait, j'avais
déjà lu des nouvelles de science-fiction de Dixmier, et même si je
n'avais pas été emballé, les idées étaient intéressantes : du coup,
là, j'étais curieux). Sinon, au rayon des romans co-écrits par des
gens qu'on n'imaginait pas forcément comme romanciers, j'avoue que
j'ai succombé au hype et acheté le roman The
President is Missing de Bill Clinton et James Patterson, et
peut-être même que je le lirai.
Petite pub pour le livre Contes et légendes de Florence Azé
J'avoue faire de la pub alors que je n'ai pas encore lu le livre
lui-même, mais déjà l'idée du livre me plaît ; et j'avoue que
l'auteure est une amie, mais je sais qu'elle écrit bien : je prends
donc une minute pour mentionner le
livre Contes et
légendes des autres amours de Florence Azé. Il s'agit d'un
petit recueil de contes et légendes racontant des histoires d'amour
homo, bi, trans, ou en fait tout ce qui sort un peu du banal
prince-charmant-qui-sauve-une-princesse. La narration est de
Florence, mais les histoires ne sont pas d'elle, ce sont des histoires
anciennes de pays variés, et ce qui m'impressionne surtout est qu'elle
ait réussi à en trouver assez pour en faire un livre (fût-il mince).
Et elle tient à souligner, et je suis d'accord que c'est très
excellente initiative, que c'est un livre pour enfants (ou pour
adolescents, parce que bon, quand même, dans les contes de fée, il y a
toujours de la violence). Recommandation particulière pour les
parents, donc, qui veulent aider leurs enfants à s'ouvrir
l'esprit.
Mise à jour : maintenant je l'ai lu, mais je n'ai
pas grand-chose à ajouter. Le choix est intéressant et assez varié,
et c'est bien écrit. Je pense que cela convient à un public de tout
âge.
La maison
d'édition Édilivre
a l'air intéressante, aussi, comme une sorte d'intermédiaire entre
l'édition classique et l'édition à compte d'auteur. (← J'ai commencé
par écrire à conte d'auteur, c'est mignon.)
Richard Renaldi photographie des gens qui ne se connaissent pas,
dans des positions suggérant la tendresse et l'intimité. Je suis
tombé
sur cette
petite vidéo sur le site de la BBC présentant son
travail, et j'ai été immédiatement conquis par le résultat (il y a
aussi quelques exemples
sur le site Web du
projet, mais ceux montrés par la BBC sont plus
nombreux et plus intéressants ; en
revanche, Google
images montre une sélection variée). Je ne sais pas pourquoi ça
me touche autant : peut-être que c'est un fantasme que j'ai sans le
savoir de tenir dans mes bras un(e) étranger(e), peut-être que c'est
la métaphore parfaite d'Internet de rendre possible le contact entre
gens qui ne se connaissent pas, ou justement au contraire la métaphore
parfaite de ce qui manque à Internet que le contact physique,
peut-être que j'aime l'idée que ces gens se connaissaient aussi peu
que je ne les connaissais moi-ême (et je me demande si, suite à cette
photo, ils prennent contact), peut-être juste que je trouve les
personnes photographiées très belles (mais pas de la beauté formatée
des agences de pub et de mannequins), toujours est-il que regard des
sujets, et le regard du photographe sur ses sujets, me fascine. Je me
suis précipité pour acheter le livre. (Si vous voulez en faire
autant, voici par
exemple un
lien vers le site de la Fnac. Je précise que je ne reçois pas de
commission de qui que ce soit : je fournis juste ce lien parce que si
on essaye d'acheter le livre en France via le site Web du projet, le
transporteur prend beaucoup plus cher que le prix du livre
lui-même.)
Ready Player One d'Ernest Cline (que je ne sais pas pourquoi j'ai aimé)
Le livre dont je parle a été adapté au cinéma par nul autre que
Steven Spielberg
dans un film qui sort
bientôt (dans deux mois aux États-Unis, je suppose qu'en France il
faudra en compter six de plus). J'ai vu une bande annonce pour ce
film (il y en a par exemple
un ici),
je me suis dit qu'il pourrait me plaire, je l'ai mentalement ajouté
dans ma liste de sorties à guetter ; et comme je suis tombé sur le
livre d'origine en flânant chez le W. H. Smith de la rue
de Rivoli (ça n'a rien d'un hasard : il a été réimprimé — ou remis au
centre des présentoirs — à la faveur de la publicité que lui offre le
film), je l'ai acheté. Au minimum, il avait pour me plaire que
contrairement à tant d'autres œuvres de SF c'est un roman
pas trop épais et qui ne s'inscrit pas dans une interminable saga.
Je résume un peu de quoi il s'agit. Je vais divulgâcher (spoiler)
très légèrement dans ce qui suit, mais je pense vraiment que ce n'est
pas gênant, d'ailleurs le contexte du livre est essentiellement donné
par le chapitre 0000 ou par une bande annonce quelconque du film.
L'action de Ready Player One se passe en
2045. Le monde réel est devenu encore un chouïa plus dystopique que
celui dans lequel nous vivons actuellement, les inégalités sociales
sont encore plus profondes, et aux États-Unis comme ailleurs, des
millions s'entassent dans des bidonvilles de fortune en périphérie des
villes (s'entassent littéralement, d'ailleurs, dans des colonnes de
remorques empilées verticalement). Il y a une chose à laquelle
essentiellement tout le monde semble avoir accès, c'est Internet, et,
à travers lui, à un jeu en réalité virtuelle,
l'OASIS (une sorte de combinaison de Second
Life, de World of Wacraft et peut-être d'un chouïa
de Minecraft, enfin, je ne sais pas, je n'ai joué à rien
de tout ça ; plus un zeste de Matrix pour le réalisme de
la simulation), où beaucoup trouvent refuge et moyen d'oublier une
réalité déprimante. Des écoles ont même été mises en place dans
l'OASIS, et d'ailleurs le héros y est lycéen.
Le point de départ de l'action est que le créateur de ce système
vient de mourir : ce James Halliday était un nerd excentrique et
introverti, obsédé par la culture pop/geek (et notamment les jeux
vidéos) des années '80 où il a grandi ; et dans un testament virtuel
diffusé à l'ensemble de l'OASIS il annonce qu'il a
caché
un easter
egg quelque part dans son monde virtuel, et qu'il lègue la
totalité de sa très considérable fortune (incluant le contrôle de
l'OASIS lui-même) à celui qui le trouvera. (Bref,
il se prend pour Willy Wonka, simplement il ne s'en remet pas au pur
hasard.) Il est clair, d'emblée, que les énigmes à décoder et les
épreuves à franchir pour trouver l'œuf en question sont liées à cette
sous-culture des années '80, et qu'il faut la maîtriser sur le bout
des doigts pour avoir la moindre chance d'y arriver. D'où le fait que
cette sous-culture revienne dans l'air du temps et qu'une communauté
de gens (les egg-hunters ou
simplement gunters) dévorent tout ce qu'ils
peuvent apprendre sur les jeux vidéos, films et dessins animés de
soixante ans plus tôt, dans l'espoir de localiser l'insaisissable œuf
de Halliday (dont c'était bien le but : inciter les gens à découvrir
ce qui le passionnait). C'est le cas du héros, qui est le premier
après des années à faire un pas décisif en direction de la découverte
de l'œuf, ce qui relance la recherche et lui vaut toutes sortes
d'ennuis.
Je m'arrête là pour le résumé, passons à la critique. Disons
franchement que c'est assez mauvais, que j'ai quand même bien aimé, et
que je me demande un peu pourquoi.
On peut s'interroger sur le public pour lequel ce livre est écrit.
D'un côté, il est bourré, comme on s'en doute, de références à cette
culture nerd dont l'auteur, Ernest Cline, qui se projette
manifestement en James Halliday, est de toute évidence obsédé. Cela
suggère qu'il écrit pour les geeks qui ont grandi dans les années '80
(et qui sont donc, maintenant, quadragénaires). De l'autre, son
personnage est un lycéen et la structure du roman se conforme plutôt
aux standards des livres classés young adult,
avec une intrigue plutôt simple et linéaire et des préoccupations qui
sont susceptibles d'intéresser les jeunes. J'imagine, donc, qu'il
faut voir ça comme une tentative d'un geek de ma génération de parler
aux geeks plus jeunes (millennials) pour les
convaincre de ne pas oublier leur héritage : vous voyez, les petits
jeunes, avant les jeux en 3D auxquels vous jouez, avant les jeux en
immersion complète auquels joueront vos enfants, il y a eu des jeux en
pixel-art ou même en mode texte, et c'était quand même très rigolo
(quelque chose comme ça). Ça explique pourquoi les références à la
culture des années '80 sont explicitées (plutôt que de
servir, justement, d'easter eggs) : quand il parle d'un jeu
comme Zork, l'auteur prend la peine de rappeler de quoi
il s'agit (plutôt que d'espérer que son lecteur ira lui-même chercher
sur Wikipédia ou, à plus forte raison, plutôt que de juste lâcher une
référence que les initiés comprendront). C'est mignon d'essayer de
raviver le souvenir d'une époque qu'on a aimée, mais je ne sais pas si
ça fait un bon roman si on se contente d'aligner les références.
Car il faut dire les choses : l'histoire est plutôt plate. D'abord
plat du point de vue strictement dramatique : il n'y a pas de prise de
tête, les gentils sont vraiment gentils, les méchants sont vraiment
méchants, personne n'est ambigu, tout est comme c'est écrit sur la
boîte, et tout se passe en gros comme on s'y attend : il y a bien
quelques rebondissements, mais aucune grosse surprise, aucun coup de
théâtre bouleversant, aucun plot twist ingénieux.
On a plutôt droit à quelques clichés un peu éculés,
des pistolets
de Tchékov à foison et
un deus
ex machina assez évident, sans compter que toute l'intrigue
vise à rechercher
un MacGuffin.
Ensuite, plat du point de vue du cadre et des personnages. L'auteur
prend un certain temps à expliquer les règles de
l'OASIS (le point positif est qu'on ne peut pas
trop l'accuser d'inventer au fur et à
mesure : il établit des règles et s'y tient ; le point négatif est
qu'il est parfois ennuyeux quand il les décrit), mais il n'y a guère
d'originalité. L'état du monde réel n'est pas très clair non plus, et
visiblement ça intéresse peu le narrateur. Au moins une chose est
vraie, c'est que Cline doit avoir quelques notions sur le
fonctionnement d'un ordinateur puisqu'il ne fait pas d'erreur trop
ridicule (et sait rester vague quand il vaut mieux rester vague sur
les détails). D'autre part, il n'y a absolument aucune réflexion
politique ou sociologique sur les tenants et aboutissants d'un jeu
comme l'OASIS (ou comment ça se fait que même les
plus défavorisés y aient accès). Ni sur les inégalités sociales : le
héros commence très pauvre, sa renommée virtuelle lui permet de se
sortir un peu de cette pauvreté, il cherche à trouver l'œuf et donc
devenir milliardaire, il n'a essentiellement aucune idée de ce qu'il
fera de son argent (une de ses amies, qui va un tout petit peu plus
loin dans la réflexion, le lui fait d'ailleurs remarquer, ce qui
montre que l'auteur s'est au moins posé la question) ; pas plus qu'il
n'y a d'interrogation sur les effets bons et mauvais de la célébrité
en ligne. Les personnages n'ont aucune profondeur psychologique :
leurs émotions se limitent à aimer ou ne pas aimer ; le héros est
motivé par seulement deux choses, le désir de trouver l'œuf et son
amour pour l'héroïne (qui est elle-même motivée par le désir de
trouver l'œuf, mais la tension entre leur rivalité dans la quête et
leurs sentiments n'est explorée que très superficiellement). Il y a
une esquisse de début de commencement de reconnaissance de questions
autour du genre et de l'identité sexuelle (parce qu'on ne peut pas
supposer que les personnages masculins/féminins dans
l'OASIS sont joués par des joueurs idem ; pas plus
qu'on ne peut supposer quoi que ce soit sur leur âge, leurs caractères
ethniques ou leur apparence), mais c'est tellement vite évacué… au
moins, je n'ai pas vu de misogynie grossière (et s'agisant du milieu
gamer ce
n'était pas forcément gagné). Mais parfois on a l'impression que
ce qui intéresse uniquement l'auteur, c'est de faire se combattre
Mechagodzilla et Ultraman. Je me demande si Spielberg s'en sera mieux
tiré en adoptant l'œuvre au grand écran. [Ajout :
voir ici pour ce que j'ai pensé du
film.]
En outre, Ernest Cline fait preuve d'un américano-centrisme
irritant, quasiment digne de Reddit. Il y a plusieurs moments où on
se dit que non seulement il a oublié l'existence du monde autre que
les États-Unis, le Canada et le Japon, mais il a par ailleurs oublié
l'existence des fuseaux horaires.
Ayant écrit tout ça, je suis surpris de constater que… j'ai quand
même bien aimé ce livre. Je ne vais certainement pas prétendre que
c'est un chef d'œuvre : ce n'en est pas un, mais j'ai trouvé que
c'était vraiment un page turner, au sens où dès
que j'avais lu la page N j'avais envie de lire la
page N+1 et j'ai été assez captivé.
Pourtant, je ne suis qu'à moitié familier avec la culture étalée
par Cline. (J'utilise les termes geek et nerd de façon
un peu interchangeable parce que personne ne sait exactement ce qu'ils
veulent dire, mais il y a certainement plein de sous-types de l'un ou
de l'autre : je me sens assurément plus proche ou plus admiratif
de Richard
Stallman que
de Ken
Williams, par exemple.) J'ai vu pas mal de films de Spielberg
(car, oui, Spielberg n'est pas seulement celui qui va adapter le livre
en film, il est aussi souvent référencé dedans) mais certainement pas
tous ; j'ai vu les Star Wars mais lu aucun
des livres qui se passent dans l'univers en question ; je n'ai vu
qu'une poignée d'épisodes des séries Star
Trek ; je ne connais pas grand-chose aux dessins animés
japonais ; mais j'ai quand même vu WarGames
et Blade Runner — et aussi quasiment tout
ce qu'ont fait les Monty Pythons (ce n'est pas vraiment
des années '80, mais apparemment James Halliday en était fan
aussi[#]). Et question jeux de
rôle et jeux vidéos, j'ai un peu
joué à des jeux de rôle quand j'étais petit, mais très peu à des
jeux vidéos : voir ici pour ce que
j'en racontais ; dans l'époque visée, j'ai quand même joué
à Tera (voir ici),
mais c'est un jeu français et certainement inconnu d'Ernest
Cline, Rogue
et King's
Quest (le tout premier) ; ensuite, j'ai été piqué par
précisément le genre de nostalgie que ce livre essaye de promouvoir et
j'ai joué
à Colossal
Cave et un tout petit peu
à Zork
(et j'ai écrit moi-même des bouts de jeux pour la Zork-machine
avec Inform 6). Et
même en élargissant à d'autres périodes, il n'y a que très peu de jeux
auxquels j'aie accroché (quelques uns
des Ultima,
quelques uns
des King's
Quest et quelques autres cas à part
comme celui-ci).
Bref, je saisis quelques unes des références, mais certainement pas
toutes. Ceci étant, je sais me servir de Wikipédia et de Google, ce
qui n'est manifestement pas toujours vraiment le cas des personnages
du roman lui-même (certes, on ne nous dit pas si Google existe
toujours, mais pour Wikipédia c'est explicite).
[#] Les œuvres dont
Halliday était fan (ce qui se sait parce qu'il a fait publier ses
journaux personnels à sa mort pour encourager leur étude) sont
référencées par les gunters comme canon,
et il y a des débats (sans doute à prendre au 1.41421356ème degré)
pour savoir si ceci ou cela est canon (comme le
film Ladyhawke),
débats qui sont, à vrai dire, assez drôles dans le genre parodie des
débats entre fans de Star Wars
et/ou Star Trek.
Il est vrai que j'aime bien les easter eggs, et que j'en ai parfois
découvert (jamais rien de bien impressionnant) par sérendipité dans
différents jeux ou programmes. Cela pourrait expliquer
que Ready Player One m'ait plu malgré ses
nombreux défauts.
Il est aussi vrai que j'aime bien les énigmes. (On va dire que je
définis une énigme comme une question, une métaphore ou une
référence cryptique qui définit un mot, une personne, un lieu ou un
concept qu'il s'agit de trouver, ce qui n'est faisable qu'avec les
bonnes références culturelles ou en interprétant de façon astucieuse
les termes de l'énigme ; mais surtout, ce qui fait à mes yeux
une bonne énigme, c'est que lorsqu'on a trouvé la
réponse, il doit être complètement évident que c'est bien celle qu'on
cherchait, i.e., soit on trouve soit on ne trouve pas, mais si on
trouve, on doit immédiatement être complètement sûr de
soi[#2], sinon l'énigme n'était
pas bonne.) Les protagonistes du livre passent une certaine partie de
l'intrigue à chercher à résoudre des énigmes. À vrai dire, elles ne
sont vraiment pas très bonnes. Mais il y a quand même une certaine
satisfaction à voir le héros les résoudre, à suivre ses idées (y
compris à travers les fausses pistes) qui, pour le coup, est plutôt
bien gérée par l'auteur.
[#2] Pour un de
mes romans d'ado j'avais par exemple concocté la charade
suivante : Mon Premier marque la Fin du
Pouvoir. / Mon Second est la Première des Origines. / Mon Troisième
constitue le Milieu de la Vie. / Mon Tout tire son Pouvoir des
Origines de sa Vie. C'est peut-être trop facile, mais je suis au
moins certain d'une chose, c'est que celui qui trouve la bonne réponse
saura immédiatement qu'il a trouvé la bonne réponse.
Mais peut-être que la raison plus profonde pour laquelle ce roman
m'a plu, c'est que je me reconnais une certaine affinité avec
l'auteur, non pas dans le choix précis de la culture qu'il essaye de
partager (et que je ne connais que médiocrement, cf. ci-dessus) mais
dans l'idée générale de semer des références un peu obscures dans
l'espoir d'amener d'autres gens à s'y intéresser. C'est par exemple
ce que je fais de façon vraiment
évidente dans ce texte, mais il y a
plein de références (ou de mini easter eggs, si on veut) dans toutes
sortes de choses que j'écris. (Ceci étant, comme je suis taquin, je
mets aussi plein de choses qui ont l'air de pouvoir être des
références alors qu'il n'y a rien de particulier à comprendre.) Ma
culture à moi est peut-être plus bizarre, plus éclectique pour ne pas
dire aléatoire, que l'obsession de Halliday/Cline pour les films et
jeux vidéos des années '80, mais ça ne m'empêche pas de jouer à jeter
des hameçons un peu au hasard. Et ça n'a rien de spécialement
inhabituel à cette attitude, je pense, notamment parmi les geeks :
j'ai par exemple un ami qui fait très souvent des références
à Monkey
Island, Day
of the Tentacle et autres jeux LucasArt dans le genre et la
période (c'est comme pour les bonnes énigmes : ceux qui le connaissent
verront sans doute immédiatement de qui je parle). Peut-être que si
j'étais milliardaire je serais tenté, moi aussi, de cacher un trésor
quelque part qu'on ne pourrait trouver qu'en résolvant des énigmes
faisant plein de références compliquées à ma culture tarabiscotée,
précisant qu'il y a sans doute plein d'indices cachés dans mon blog
pour inciter les egg-hunters à l'apprendre par
cœur. (Après, comme je
suis notoirement fan
des coups de théâtre, il est
possible que le coffre ne contienne finalement qu'un petit papier
disant le
trésor était
en vous tout du long : l'amitié. Et peut-être même qu'il y
aurait encore
un plot twist après ça.) Mais
bon, je ne suis pas
milliardaire, alors ne perdez pas votre temps à apprendre mon
blog par cœur ! (Ou peut-être
que si, qu'en savez-vous au fond ?)
Skylar
Kergil est un musicien et activiste transgenre (et
« célébrité
YouTube ») dont j'ai entendu parler parce que mon poussinet aime
bien les chansons : personnellement, celles-ci me laissent assez
indifférent, en revanche il
a écrit un
livre sur sa vie en général et son expérience
transgenre FtM en particulier, et ça, ça m'intéresse
nettement plus ; pas tant pour l'angle « trans* » en lui-même mais
surtout pour sa perception de l'identité masculine (cf. les pensées
brouillonnes que j'avais écrites
ici) et son parcours dans une société et une culture parfois
cruellement intolérantes. Et puis, j'avais
écrit ce petit texte de fiction,
qui est apparemment tombé étonnamment juste (cf. les commentaires
dessus), ça m'intéressait du coup d'autant de comparer ça à
l'autobiographie de quelqu'un de réel. Précisons que ce n'est pas du
tout un ouvrage « militant » ou politique : c'est le récit de
l'enfance de Skylar Kergil comme il a voulu la raconter (par exemple
comme il en fait un petit
bout ici en
vidéo sur YouTube), ce n'est pas un manifeste ni un réquisitoire.
Le principal reproche que je ferais à ce livre concerne sa forme :
il est constitué d'un grand nombre de chapitres courts qui racontent,
chacun, une petite tranche de la vie de l'auteur ; mais ce n'est pas
toujours par ordre chronologique (ni, d'ailleurs, très logique), c'est
mélangé à des paroles de chanson, du coup, tout ça manque un peu de
structure et on ne s'y retrouve pas toujours (par exemple, il parle de
sa mastectomie et de son changement de nom, puis, plus loin, raconte
une anecdote antérieure et je n'arrivais pas à la comprendre parce que
je pensais que c'était plus tard) ; les trois derniers chapitres sont
des interviews de sa mère, son père et son frère, c'est gentillet mais
les questions qu'il leur pose ne sont pas terriblement intéressantes
(maintenant, je comprends que ce ne soit pas évident de poser des
questions qui peuvent fâcher !). Malgré ça, j'ai apprécié, et je
conseille —
J'étais sur le point d'écrire que je conseille à ceux qui se
sentent intéressés par la thématique du genre, mais en fait je devrais
sans doute plutôt conseiller à ceux qui ne ne sentent pas
concernés. Parce que c'est un peu la tragédie de ce genre de livres,
qu'ils « prêchent aux convaincus » : ceux qui auraient le plus besoin
de le lire, ce sont les jeunes qui s'interrogent sur leur identité de
genre, les parents dont les enfants s'interrogent (ou qui
s'interrogent sur leurs enfants), et les transphobes de tous poils —
mais les premiers et les deuxièmes risquent de ne pas le lire avant
d'avoir la réponse à leurs questions, et les derniers seront,
justement, les derniers à lire un tel livre. C'est dommage.
Quoi qu'il en soit, Skylar Kergil a l'air d'être un garçon vraiment
charmant (je ne veux pas dire qu'il est physiquement mignon — même si
en
l'occurrence, il
l'est plus qu'un peu — mais qu'il semble avoir un caractère
vraiment aimable), et ça ressort dans ce qu'il écrit. Rien que pour
ça, c'est agréable à lire.
Le livre dont je vais parler fait partie de ce que j'aurais
tendance à appeler
un coffee
table book, mais peut-être que le sens que je donne à ce terme
est inhabituel, parce que Wikipédia précise qu'il doit être de grand
format, et renvoie dans sa version française sur
l'article beau-livre, ce qui est, à mon sens, subtilement
différent. Disons que, selon moi, il s'agit d'un livre, de préférence
joliment illustré, qui est plus fait pour être feuilleté (comme source
d'informations ou de distraction) que lu de la première à la dernière
page. Dans le cas présent, l'auteur ne serait peut-être pas d'accord
avec mon jugement, mais je pense que son livre, qui n'est décidément
pas un grand format, s'y prête très bien. Je l'ai, pour ma part, lu
dans l'ordre du début à la fin (mais bon, j'ai fait ça
dans des cas encore plus bizarres),
sans doute par peur de rater des bouts.
How
to read Towns & Cities
par Jonathan
Glancey est un fascicule sur lequel je suis tombé par hasard en
parcourant les allées de Foyles à Londres. Comme je suis
un urbain dans l'âme (même si j'aime me promener à la campagne, je ne
supporterais pas de vivre ailleurs qu'en ville) et que l'architecture
et l'urbanisme intéressent ma curiosité ou en tout cas mon sens de
l'esthétique (je n'y connais rien, mais j'aime regarder des images de
bâtiments et de villes, et y
rêver), il m'a tout de suite attiré. D'autant qu'il n'était pas
encombrant (c'est le plus cher à payer quand j'achète un livre : pas
le prix du livre lui-même, mais le volume pour le stocker dans un
petit appartement d'une ville densément peuplée).
Ce livret se prétend a crash course in urban
architecture. En tant que tel, je ne suis pas sûr que ce soit un
grand succès. En revanche, en tant que petit catalogue d'exemples
d'éléments architecturaux intéressants ou remarquables qu'on peut
trouver dans des villes, je l'ai trouvé tout à fait bien. Il y a
certes un plan qui tente de mettre un peu de système dans tout ça : la
première partie est consacrée à la grammaire de l'architecture
urbaine, la seconde aux types et styles de villes ; autrement
dit, d'abord il passe en revue différentes sortes d'éléments dans les
villes (places, murailles, rues, bâtiments de pouvoir, marchés,
parcs…), puis différentes sortes de villes (médiévales, industrielles,
nouvelles, bidonvilles, futuristes, imaginaires…). L'intention de
mettre de l'ordre est louable, mais finalement, l'inventaire déborde
la volonté de le canaliser.
Chaque double page est organisée de la même manière : un paragraphe
d'ensemble sur l'idée présentée, et quatre ou cinq exemples chacun
accompagné d'un paragraphe de description, l'exemple sur la page de
gauche étant représenté en photo (sous le paragraphe d'ensemble), ceux
de la page de droite étant des dessins en noir et blanc (réalisés, je
suppose, par l'auteur, puisqu'il n'y a pas de nom d'illustrateur).
Les généralités ne sont souvent pas très passionnantes, mais le choix
d'exemples, lui, l'est, et bien souvent je me suis jeté sur Wikipédia
pour en savoir plus ou sur Google Images pour avoir d'autres images
(du coup, d'ailleurs, j'ai mis énormément de temps à finir ce livre).
Et j'ai appris l'existence de toutes sortes d'endroits dont je ne
soupçonnais rien,
comme Palmanova
en
Italie, Sun
City en Arizona, le
district Songjiang
de Shanghai (et sa très
bizarre fausse
ville anglaise),
ou Masdar
City à Abou Dabi, pour ne citer que quelques uns. Ou encore
le Teatro
Olimpico, même si le rapport avec les villes n'est pas
immédiat.
Globalement, j'ai bien aimé, et je recommande pour ceux qui aiment
les villes.
Dans la série, j'ai commencé à lire The
Language of Cities de Deyan Sudjic. J'en reparlerai peut-être
une autre fois.
Disons d'abord un mot sur l'avant-dernier
livre que j'ai lu : Brexit, No Exit (Why (in the
End) Britain Won't Leave Europe) de Denis MacShane. Juste pour
dire que je ne le recommande pas du tout : je pensais trouver quelque
chose du même type que le livre d'Ian
Dunt sur le même sujet, que j'avais bien aimé, mais j'ai été très
déçu. Ce n'est pas une question de contenu : le sujet est
intéressant, et les opinions de Denis MacShane le sont aussi (et en
tant qu'ancien ministre pour l'Europe de Tony Blair, il est bien
informé) ; mais ce qui est lamentable, c'est l'organisation. J'ai
rarement vu un livre (d'idées) aussi mal structuré : le plan semble
superficiellement raisonnable, mais quand on y regarde de plus près,
les chapitres ont l'air d'avoir été rangés au hasard dans un certain
nombre de grandes parties, leur contenu n'a que très peu de rapport
avec leur titre (par exemple, le chapitre qui
s'intitule Why the euro will survive discute en
long et en large des problèmes passés de l'euro — sans grand rapport
avec le Brexit — et n'évoque pas la survie de la monnaie unique à
l'avenir), l'auteur part dans des digressions, change de sujet au
milieu d'un paragraphe, bref, c'est un peu le chaos.
Mais ce dont je veux parler dans cette entrée, c'est le livre de la
candidate démocrate à la dernière élection présidentielle américaine,
dans lequel elle revient sur cette élection et cherche à
comprendre ce qui s'est passé. Je l'ai acheté sans en
attendre grand-chose. Les quelques échos que j'en avais eus étaient
du genre Hillary Clinton fait n'importe quoi pour continuer à
exister (sous-entendu : elle devrait plutôt trouver une pierre, se
cacher dessous, et ne plus jamais ouvrir la bouche), elle cherche à
s'attirer une sympathie à laquelle elle a perdu tout
droit, elle veut tirer de l'argent de son échec
et/ou elle cherche toutes les excuses possibles imaginables pour
expliquer son fiasco sans jamais se remettre en question ; j'ai
quand même voulu me faire une opinion par moi-même. Disons tout de
suite que ces jugements me semblent faux et injustes. J'ai trouvé le
livre intéressant, très bien écrit, et vraiment agréable à lire.
Elle évoque différents sujets : son parcours personnel en
politique, ses idées (sommairement), le déroulement quotidien de la
campagne, les choix qu'elle a faits, ses hésitations et ses erreurs,
les embûches qu'elle a trouvées sur son chemin, ses frustrations et
incompréhensions, son ressenti personnel par rapport à Donald Trump et
par rapport à l'élection, ses peurs et ses espoirs pour l'avenir, et
ce qu'elle propose pour aller de l'avant.
Rien de tout ça n'est renversant ou complètement inattendu, mais
elle expose[#] les choses avec
beaucoup de clarté, le tout est très bien organisé (tout le contraire
du livre de MacShane évoqué plus haut), elle fait bien comprendre ses
idées et ses choix en même temps qu'elle nous fait partager ses
craintes et ses joies. Qu'on soit ou non d'accord avec elle, avec ses
opinions politiques ou avec son analyse post mortem de
l'élection, je trouve difficile de ne pas lui reconnaître une profonde
intelligence, une grande culture et une belle plume. (Le style n'a
rien de recherché ou de sophistiqué : il est simple mais les mots sont
justes.)
Si on cherche des critiques de ce livre en ligne, et surtout si on
cherche des critiques écrites par des internautes
(voir par
exemple ici), on en trouve des piles qui disent soit elle a
perdu, elle a tout gâché, je ne veux plus jamais entendre parler
d'elle soit elle a volé la candidature à Bernie Sanders, je la
déteste, soit enfin c'est une folle et elle mérite d'aller en
prison, souvent combinés aux reproches que j'ai déjà cités plus
hauts. Beaucoup viennent de gens n'ayant manifestement pas lu le
livre (et certains le reconnaissent, ou ont posté avant la
publication). Symétriquement, on trouve aussi beaucoup de gens qui
déclarent que le livre est excellent juste parce qu'ils aiment bien
son auteure ou parce qu'ils détestent les gens qui écrivent les
critiques négatives (ou le nouveau président). C'est assez
caricatural de ce que je racontais
ici avant l'élection. Si on va fouiller dans les critiques qui
n'accordent ni la meilleure ni la pire
note[#2], c'est déjà plus
intéressant.
Mais globalement, même en écartant les trolls manifestes, ce qui
est fascinant, c'est à quel point les Américains (car je pense que
c'est un phénomène très Américain) ont en horreur l'échec : au motif
qu'elle a perdu une élection serrée, elle aurait perdu non seulement
le droit d'être présidente (personne ne conteste ça) mais même celui
d'ouvrir la bouche et presque celui d'exister ; or je pense le
contraire, et pas seulement en suivant
l'adage victrix causa diis placuit sed victa
Catoni : les vaincus ont souvent beaucoup plus à nous apprendre
sur les batailles que les vainqueurs, parce que les vaincus sont
obligés de se remettre en question, et donc d'avoir une
analyse plus poussée que j'ai gagné parce que j'étais le
meilleur.
On peut certes légitimement reprocher à Hillary Clinton de ne pas
assez se remettre en question. Il est indéniable qu'elle cherche
d'autres causes à sa défaite que ses seules fautes de jugement. Mais
il est tout simplement faux de dire qu'elle n'admet aucune erreur, ou
qu'elle ne les analyse pas : simplement, elle le fait avec nuance,
elle ne jette pas le bébé avec l'eau du bain (et elle ne brûle pas
toutes ses opinions au motif que les Américains ont élu Trump), donc
ceux qui s'attendaient à ce qu'elle s'auto-flagelle sur 500 pages vont
assurément être déçus. Oui, elle accuse beaucoup Jim Comey, oui, elle
pointe du doigt les trolls Russes et Poutine lui-même ; oui, elle fait
des reproches à la presse et aux inconditionnels de Sanders ; oui,
elle rappelle plus d'une fois qu'elle a gagné le « vote populaire »
(= le plus grand nombre de voix) et que le fait qu'elle soit
une femme est important ; si on ne veut pas entendre son point de vue
sur tout ça, si on refuse qu'un perdant puisse se défendre ou défendre
sa stratégie, ou si on ne supporte pas d'entendre une opinion avec
laquelle on n'est pas d'accord pour commencer, il vaut mieux, en
effet, ne pas ouvrir ce livre.
Personnellement, ce qui m'a agacé, ce sont plutôt les passages que
j'ai trouvés un peu « exercice imposé » : où elle parle de ses
petits-enfants ou de sermons religieux (pour plaire aux Américains, il
faut parler de famille et de Dieu), ou quand elle essaie de « faire
jeune » en invoquant Beyoncé. Il est incontestable que certains
bouts du livre sont des exercices de comm'.
Ce que j'ai déjà trouvé plus intéressant, c'est quand elle décrit
la manière dont la campagne s'organisait au jour le jour, par exemple
la préparation des débats télévisés. C'est encore la façon dont elle
parle de son attachement au réalisme en politique : c'est-à-dire de ne
faire que des promesses qu'on peut raisonnablement espérer tenir ; et
dont elle se demande quoi faire quand ses adversaires refusent ce
principe. J'ai aussi trouvé bien vu qu'elle devine par avance les
reproches qu'on fera au livre qu'elle est en train d'écrire, et dont
elle y répond préventivement.
Les passages où elle parle de son expérience en tant que femme dans
le monde de la politique américaine sont parmi ceux que j'ai trouvés
les plus intéressants. Je n'avais aucun doute quant à la réalité du
sexisme dans ce milieu ou contre elle en particulier, mais la manière
dont elle en décrit certaines petites frustrations, par exemple le
fait qu'elle soit obligée de consacrer beaucoup plus de temps à sa
coiffure et à sa tenue que ses concurrents masculins, ou qu'une femme
ne puisse jamais hausser la voix sous peine d'être catégorisée
comme stridente alors qu'un homme peut gronder tout à loisir,
m'a beaucoup plus marqué qu'une explication générale de principe. Ce
qu'elle dit sur Eleanor Roosevelt, pour laquelle elle a beaucoup
d'admiration, est aussi important.
Mais finalement, ce que j'ai trouvé le plus fort, ou en tout cas le
plus sincère, c'est quand elle reconnaît franchement son désarroi.
Devant la haine dont elle a fait l'objet, par exemple, ou la manière
dont toutes ses actions pouvaient se faire interpréter comme faisant
partie d'un sinistre complot ; ou devant sa propre incapacité à
communiquer sur la notion de solidarité et sur l'importance de
construire des ponts entre les personnes.
Je citerai simplement le passage suivant où elle s'exprime au sujet
des angry Trump voters :
I went back to de Tocqueville. After studying the French
Revolution, he wrote that revolts tend to start not in places where
conditions are worst, but in places where expectations are most unmet.
So if you've been raised to believe your life will unfold a certain
way—say, with a steady union job that doesn't require a college degree
but does provide a middle-class income, with traditional gender roles
intact and everyone speaking English—and then things don't work out
the way you expected, that's when you get angry. It's about loss.
It's about the sense that the future is going to be harder than the
past. […] Too many people feel alienated from one another and from
any sense of belonging or higher purpose. Anger and resentment fill
that void and can overwhelm everything else: tolerance, basic
standards of decency, facts, and certainly the kind of practical
solutions I spent the campaign offering.
Do I feel empathy for Trump voters? That's a question I've asked
myself a lot. It's complicated. It's relatively easy to empathize
with hardworking, warmhearted people who decided they couldn't in good
conscience vote for me after reading that letter from Jim Comey… or
who don't think any party should control the White House for more than
eight years at a time… or who have a deeply held belief in limited
government, or an overriding moral objection to abortion. I also feel
sympathy for people who believed Trump's promises and are now
terrified that he's trying to take away their health care, not make it
better, and cut taxes for the superrich, not invest in infrastructure.
I get it. But I have no tolerance for intolerance. None. Bullying
disgusts me. I look at the people at Trump's rallies, cheering for
his hateful rants, and I wonder: Where's their empathy and
understanding? Why are they allowed to close their hearts to
the striving immigrant father and the grieving black mother, or
the LGBT teenager who's bullied at school and thinking of
suicide? Why doesn't the press write think pieces about Trump voters
trying to understand why most Americans rejected their
candidate? Why is the burden of opening our heart only on half the
country?
And yet I've come to believe that for me personally and for our
country generally, we have no choice but to try. In the spring of
2017, Pope Francis gave a TED Talk. Yes,
a TED Talk. It was amazing. This is the same pope
whom Donald Trump attacked on Twitter during the campaign. He called
for a revolution of tenderness. What a phrase! He said, We
all need each other, none of us is an island, an autonomous and
independent I, separated from the others, and we can only build
the future by standing together, including everyone. He said that
tenderness means to use our eyes to see the other, our ears to hear
the other, to listen to the children, the poor, those who are afraid
of the future.
Enfin, voilà, qu'on soit d'accord ou non avec Hillary Clinton sur
tel ou tel sujet de fond, je pense que ça a de l'intérêt de l'écouter
— à condition de ne pas faire de rejet épidermique.
(Quant au livre de Donald Trump, je n'ai pas besoin d'en écrire une
critique : c'est le deuxième meilleur livre de l'Univers après la
Bible, c'est lui qui l'a dit.)
[#] Je sais qu'il est de
bon ton, à ce moment-là, de prendre un air désabusé et dire que
c'est bien sûr un nègre qui a écrit le livre. Franchement,
ça ne m'intéresse pas beaucoup de savoir dans quelle mesure c'est le
cas, mais si on veut, on peut considérer que je suis un grand naïf qui
m'imagine que la personne dont le nom figure sur la couverture est
responsable de l'essentiel du texte ou du moins, de ses idées.
[#2] Quel que soit le
sujet, je recommande toujours de faire ça. On élimine ainsi les
trolls, les énervés, et les critiques payées ou automatiques, et on
tombe sur les avis des gens intéressants, capables d'avoir un jugement
nuancé.
Le titre original de ce livre, en suédois,
est Syndafall i Wilmslow, et son auteur,
David Lagercrantz, est connu à la fois comme journaliste, comme
biographe (notamment de Zlatan Ibrahimović), et comme auteur de romans
policiers (c'est lui qui continue la série Millennium,
initiée par Stieg Larsson, souvent considérée comme emblématique du
genre « noir scandinave »). C'est sans doute à cause de toutes ces
influences que le roman dont je parle ici, et que je viens de finir,
n'arrive pas bien à décider s'il est une biographie historique, un
policier, un roman d'espionnage, une étude de personnalité, le tableau
d'une époque (l'Angleterre de l'immédiate après-guerre), ou même un
texte de vulgarisation scientifique. Il est un peu tout ça à la fois,
et le mélange, même s'il est intéressant et relativement réussi, est
tout de même déroutant.
Le thème, et le sous-titre du livre, est la mort et la vie (dans
cet ordre !) d'Alan Turing. La prémisse est que le policier chargé
d'enquêter sur le décès du mathématicien dans des circonstances un peu
particulières, cherche à en savoir plus sur le personnage, d'abord
pour les raisons de l'enquête, puis par curiosité personnelle et
finalement une forme de fascination pour le défunt : cette
investigation amène le héros à remettre en question son propre
jugement sur l'homosexualité (et la manière dont la loi anglaise la
condamne), à chercher à comprendre quelque chose aux travaux de Turing
sur la logique et à ses réflexions sur l'intelligence artificielle (ou
au moins à leur histoire), et enfin à être soupçonné
par GCHQ.
Je trouve cette idée assez excellente. La manière dont David
Lagercrantz mélange des faits et personnages réels avec d'autres qui
sont de son invention, est vraiment bien menée, et a quelque chose
d'assez délicieusement ecoïen. Les
multiples facettes du personnage de Turing (homosexuel persécuté et
conduit au suicide, mathématicien, père fondateur de l'informatique,
de l'intelligence artificielle et de la cryptographie, et héros secret
de la seconde guerre mondiale) se prêtaient très bien à un roman
lui-même à multiples facettes. Là où on est déçu, cependant, c'est
que ces éléments ne sont pas tellement bien reliés entre eux, l'auteur
n'ayant pas réussi à faire naître une cohérence difficile à trouver,
ni à choisir un point de vue unique ; chaque aspect est traité de
manière qui peut laisser le lecteur sur sa faim ; et l'action,
finalement, méandre plus qu'elle ne progresse. Malgré ces reproches,
je suis plutôt satisfait, notamment du traitement subtil de la
psychologie des personnages et de l'ambiance de l'époque ; je le suis
aussi par la traduction, qui m'a fait croire un certain temps que je
lisais un texte originalement écrit en anglais (et très bien écrit,
qui plus est), jusqu'à ce que je regarde plus attentivement la page de
copyright.
Pour ce qui est de la justesse de la description de Turing (qui, il
est vrai, n'apparaît jamais directement), c'est aussi bien plus réussi
que le film The
Imitation Game (qui est sorti en même temps que la
traduction anglaise du roman de Lagercrantz).
Comme le titre le laisse comprendre, Miranda
and Caliban imagine l'histoire des deux personnages ainsi
nommés dans La Tempête de Shakespeare. Le roman de
Jacqueline Carey imagine les événements se déroulant à partir
d'environ neuf ans avant la pièce et jusqu'à la fin de cette
dernière : mais ce qui intéresse l'auteure, ce sont les relations
entre les quatre personnages qui se trouvent sur l'île : Miranda et
Caliban, bien sûr, mais aussi Prospero et Ariel. (Pour ceux qui n'ont
pas lu ou vu la pièce — ce n'est pas nécessaire pour lire le roman —
mais pour que ce je raconte soit compréhensible : Prospero est un
puissant magicien échoué sur une île déserte avec sa fille Miranda ;
Caliban est le fils d'une sorcière précédemment exilée au même endroit
et maintenant morte, nommée Sycorax, que Prospero recueille et dont il
fait son servant ; et Ariel est un esprit que Prospero libère d'un
sortilège de Sycorax, et qui devient aussi son serviteur.)
Il s'agit donc du récit de la manière dont Miranda et Caliban
grandissent et se construisent l'un par rapport à l'autre dans ces
conditions assez particulières, sous l'égide d'un magicien autoritaire
et obsédé par son plan de vengeance, et en compagnie d'un esprit
volatil et facétieux. J'ai trouvé l'idée très intéressante, et le
résultat est réussi, du moins en ce qui concerne les deux personnages
éponymes. Précisons que des changements ont été faits par rapport à
l'œuvre de Shakespeare (ou, lorsqu'elle n'est pas claire, elle a été
interprétée, parfois de la façon qui n'est pas la plus évidente) :
notamment, Caliban est tout à fait humain, au sens propre comme au
sens figuré, ce qui n'est pas le cas, ou en tout cas pas clairement le
cas, dans la pièce. Il n'est ni grossier ni brutal ni stupide. Mais
le personnage de Caliban a toute une histoire d'interprétations et de
réinterprétations (classiquement comme un esclave révolté, et jusqu'à
un monstre invisible et destructeur dans le classique de
la SF
hollywoodienne, La
Planète interdite, que je
recommande de nouveau au passage) :
la vision de Jacqueline Carey m'en a en tout cas semblé à la fois
fructueuse et attachante. Miranda comme Caliban sont à la fois
intelligents et imparfaits, et on les voit évoluer avec l'âge : tout
ça est très bien mené.
Ce que j'ai trouvé beaucoup moins réussi, c'est le personnage de
Prospero. Autant Miranda et Caliban gagnent en profondeur par rapport
à ce qu'on voit dans la pièce (du moins dans le souvenir que j'en ai,
qui est plutôt lointain), autant Prospero en perd. Même si ce n'est
pas le personnage le plus important du roman, je le regrette parce
que, chez Shakespeare, il a une grande complexité. Jacqueline Carey
lui donne une morale étroite qui m'évoque plutôt celle d'un lord
anglais de l'ère victorienne que d'un magicien italien de la
Renaissance. En plus de ça, elle diminue la portée de ses choix
finaux que sont le pardon (il ne pardonne pas à Caliban, alors que
dans la pièce je comprends que si) et son renoncement aux arts
occultes (il en croit la promesse nécessaire à l'acte de magie
lui-même, donc ce n'est pas un acte pleinement volontaire) : comme ces
choix donnent vraiment sa dimension au personnage chez Shakespeare, il
s'en trouve d'autant amoindri dans le roman. Je trouve ça vraiment
dommage. D'autant plus que ce n'était pas vraiment nécessaire :
Prospero aurait pu jouer essentiellement le même rôle avec des
motivations un peu différentes (Carey a très bien compris combien le
malentendu ou le manque de communication peuvent se transformer en
adversaires).
Pour ce qui est d'Ariel, on sent bien qu'il est assez complexe et
changeant (après, le mot mercurial est répété
jusqu'à l'user, ce qui est un chouïa maladroit, mais bon, ce n'est pas
grave), et qu'il ne se comprend pas toujours lui-même, ce qui est en
effet subtil. On peut juste regretter un peu qu'on ne nous en parle
pas plus, mais c'est un choix qui se défend.
Dans l'ensemble, je recommande tout à fait, avec pour seuls bémols
le traitement de Prospero comme je l'ai expliqué ci-dessus, et le
déroulement de la fin qui m'a semblé un peu bâclée.
Titus n'aimait pas Bérénice (et une digression sur Bérénice)
Titus n'aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (prix
Médicis 2015) :
Ce livre m'a assez plu, mais n'était pas ce que je pensais.
La pièce de
Racine, Bérénice,
est une de mes œuvres littéraires
préférées[#], dont j'admire à la
fois la pureté de la langue, le dénuement de l'action et la force des
sentiments.
Je pensais que Titus n'aimait pas Bérénice serait une
sorte de fantaisie autour de cette pièce : une réadaptation moderne,
une enquête autour d'elle, une analyse, une mise en abyme, quelque
chose comme ça. En fait, ce n'est rien de tout ça : c'est
essentiellement une biographie de Racine. Certes, cette biographie
est romancée (combien, je ne sais pas : je ne suis pas historien) et
l'auteure tente d'expliquer ou d'imaginer l'état d'esprit de Racine
quand il écrit ses différentes pièces (dont Bérénice,
donc, mais pas plus que les autres) ; finalement, je ne peux pas dire
que j'aie appris grand-chose sur la pièce ou sur son sens, alors que
j'en ai appris sur Racine.
La biographie de Racine est bien insérée dans une histoire-cadre en
rapport avec la pièce : dans cette histoire (contemporaine), un
dénommé Titus rompt avec sa maîtresse dénommée Bérénice pour rester
auprès de sa femme dénommée Roma. C'est ce qui censément pousse la
Bérénice en question à se renseigner sur la vie de Racine. Mais cette
histoire-cadre est très mince en nombre de pages, je ne la trouve pas
terriblement intéressante, sa morale, si elle en a une, est confuse ;
et honnêtement, elle ne sert pas à grand-chose, car le lien qu'elle
établit avec la partie biographique est ténu et artificiel. Si le but
était de faire comprendre au lecteur quelque chose
sur Bérénice ou sur les séparations amoureuses ou les
peines de cœur, il aurait fallu s'arranger pour que cette leçon, et le
lien avec la vie de Racine, soient présentés de façon moins cryptique.
Là on a juste l'impression que deux histoires différentes — la
véritable histoire, et un prétexte pour la dérouler — se sont
mélangées, impression d'autant plus agaçante qu'il n'y a quasiment
aucun élément les reliant, et aucune convention typographique les
séparant (beaucoup d'auteurs, dans un cas semblable, changent de
police de caractères ou font quelque chose du genre : c'est vraiment
idiot de s'en être privé, cela ne fait qu'embrouiller le lecteur).
Mais prise isolément, la biographie est intéressante et bien
écrite. Le personnage de Racine est rendu vraiment vivant et
attachant. On est sensible à la manière dont il est tiraillé par des
forces contradictoires — essentiellement la fascination pour le roi
Louis XIV et l'influence de ses maîtres et de sa tante à Port-Royal —
entre sa fascination pour ses héroïnes et pour les actrices qui les
jouent et la condamnation du théâtre impie par les jansénistes.
Peut-être que j'ai ressenti cela d'autant plus fortement que j'ai
plusieurs fois fait la promenade de Chevreuse aux ruines de
Port-Royal-des-Champs
(a.k.a., « chemin
de Racine », voir
aussi ici)[#3].
Mais indépendamment de ça, je pense que cette biographie — peut-être
partiellement romancée, je répète que je n'en sais rien — est plus
captivante, et nous fait mieux comprendre la personnalité de
l'écrivain, qu'un traité plus académique et plus long sur la vie de
Racine.
Bref, je recommande ce petit livre où on ne s'ennuie pas, mais je
recommande d'ignorer les intrusions de l'histoire-cadre.
*
[#] Digression
(relativement à propos quand même) : Une de mes œuvres préférées, mais
j'ai toujours regretté que le triangle amoureux
Titus-Bérénice-Antiochus ne soit pas fermé de la façon qui en fasse
vraiment un triangle, c'est-à-dire : que la raison pour laquelle Titus
se sépare de Bérénice serait qu'il se rende compte qu'il aime en
secret Antiochus (lequel aime Bérénice, laquelle aime Titus). • Je
l'ai déjà dit mais je le
répète[#2] : saloperie que
l'homophobie qui nous a privé de toutes sortes de possibilités
intéressantes dans la culture classique ! Saloperie d'homophobie
tellement profondément ancrée dans les esprits qu'on pouvait montrer
sur scène toutes sortes de crimes et de vices, mais deux hommes, ou
deux femmes, qui s'aiment ouvertement, non. Et maintenant, le
XVIIe siècle est passé, plus personne ne sait écrire le français comme
Racine, et même si quelqu'un savait, ça ne se vendrait pas, et même si
ça se vendait, ça mettrait encore des siècles à devenir un
« classique » et à imprégner notre culture. • J'avais moi-même
commencé à essayer de débuter d'entreprendre d'écrire une pièce de ce
genre, mais il faut reconnaître que respecter toutes les règles du
théâtre classique, des « trois unités » aux contraintes prosodiques de
l'alexandrin et de l'alternance des rimes, c'est un exercice
vraiment difficile pour lequel je n'ai
qu'un talent très limité et
certainement pas le temps pour mener la tâche à bien. • De façon
amusante, d'ailleurs, dans
l'excellente adaptation
de la pièce (je parle du Bérénice de Racine) faite pour
la télévision par Jean-Claude Carrière et Jean-Daniel Verhaeghe, avec
Carole Bouquet dans le rôle éponyme, Gérard Depardieu en Titus et
Jacques Weber en Antiochus, les artistes se sont amusés à écrire,
jouer et tourner, une scène « bonus », une fin alternative, qui part à
peu près exactement du postulat que j'ai décrit ci-dessus (Titus
était pédé — ça fait un demi-alexandrin) : elle n'a été diffusée,
je crois, qu'une seule fois, sur Arte (dans le cadre de
l'émission Metropolis), quatre jours après la pièce
elle-même, le 16 septembre 2000. Si quelqu'un arrive à retrouver une
vidéo, ou le texte utilisé, ça m'intéresse…
[#2] D'ailleurs, je
pensais que toute la digression qui précède était un radotage de ma
part et que j'avais déjà raconté tout ça, mais je n'en trouve plus
aucune trace. Comme quoi, parfois, il vaut mieux prendre le risque de
radoter que de se taire en se disant je l'ai déjà écrit quelque
part.
[#3] La dernière fois que j'ai fait cette promenade (fin
octobre 2016), il y avait un âne et deux chèvres, tous les trois très
amicaux, sur le terrain de l'abbaye, et mon poussinet a fait
copain-copain avec eux (preuve ci-contre, cliquez pour agrandir). Ils
vendaient aussi du miel des ruches de Port-Royal. Tout ça va très
bien avec les vers de Racine niaisement bucoliques qui sont reproduits
tout du long du chemin. [Ajout :
cf. cette entrée ultérieure sur des
animaux proches (et pour un avis de décès de cet âne).]
J'ai rarement trouvé un livre dont je me dise autant qu'il avait
été écrit pour moi que Kalpa impérial
d'Angélica
Gorodischer. J'avais parlé ici
de ma fascination pour les empires et les empereurs dans la
science-fiction, et j'avais illustré ça
ici de façon plus ou moins auto-caricaturale (voir
aussi ici, ici, ici, ici
et plein d'autres du genre) : Kalpa impérial est
l'histoire de l'Empire le plus vaste qui ait jamais existé et
de certains ses monarques. On ne sait pas très bien si on doit
classer ça comme de la science-fiction, de
la fantasy ou autre chose : il n'y a pas de magie
(ou en tout cas, ce n'est pas clair), pas de technologie avancée ni de
voyage dans l'espace, les éléments des histoires sont plutôt
intemporels et se déroulent à un endroit non
spécifié[#], cela ressemble
plutôt au style des fables, ce qui est aussi quelque chose qui peut me
plaire (et que, là aussi, j'essaie moi-même parfois de reproduire :
voir ici, ici, ici, ici
ou encore dans ce conte de
fées
ou cet
autre conte). C'est un recueil de nouvelles (un genre que
j'affectionne), avec tout au plus une référence de l'une à l'autre par
un nom répété, lien suffisamment ténu pour qu'on ne sache même pas
dans quel ordre ces histoires se déroulent. Histoires qui d'ailleurs
semblent être de simples fragments épars de chroniques beaucoup
plus vastes, et dont la fin est souvent une invitation au lecteur à
deviner le sens de ce qu'il vient de lire. On ne peut pas ne pas
comparer avec les Villes invisibles d'Italo Calvino, un
livre que j'admire beaucoup (j'ai tenté de produire ma propre « ville
invisible » ici, et j'ai cité mon
passage préféré du livre ici) ;
précisons cependant que les nouvelles de Gorodischer sont plus des
récrits que celles de Calvino (disons qu'elle raconte alors que
Calvino décrit). Mais un autre de mes écrivains préférés auxquels
elle me fait aussi penser, c'est son compatriote Jorge Luis Borges :
la ressemblance, là, n'est pas tellement dans ce qui est raconté mais
plutôt dans le mode narratif… je n'arrive pas à mettre le doigt dessus
exactement, mais il y a quelque chose à la fois dans le style et dans
la façon de tourner les nouvelles un peu comme des énigmes, qui me
rappelle Borges.
Tout ceci étant dit, il n'est pas surprenant que j'aie énormément
aimé. (Comment se fait-il, d'ailleurs, avec le nombre de copains que
j'ai qui lisent volume sur volume de SF, que personne ne
m'ait jamais recommandé Kalpa impérial ? Je suis tombé
dessus vraiment par hasard, en errant dans la librairie de la rue des
Écoles qui est à peu près en face de la
Sorbonne, Compagnie.) Maintenant, je ne sais pas
vraiment dans quelle mesure je dois le recommander à d'autres : le
fait que ce livre soit à ce point « écrit pour moi » me rend plus ou
moins incapable de le juger objectivement (enfin, objectivement ne
veut rien dire, mais disons, d'une manière qui se prête à des
recommandations utiles) ; c'est aussi la raison pour laquelle j'ai
fait ci-dessus pas mal de liens vers des fragments que j'ai moi-même
écrits : s'ils sont de ceux qui vous plaisent, il y a des chances que
vous aimiez Kalpa impérial (la réciproque n'étant,
évidemment, pas vraie, mais ce sera au moins un indice). Mais
simplement si vous en avez marre de la fantasy qui ressemble
à ceci
(généralement écrits en anglais par un américain barbu, typiquement en
douze volumes avec un nom du genre Cycle de la Nuit de Glace de la
Porte du Temps de l'Épée de Feu) et si vous voulez quelque chose
d'un
peu différent[#2],
essayez ce petit recueil de nouvelles d'une femme argentine, ce sera
au moins… rafraîchissant.
[#] À peu près la seule
chose qu'on apprend de la géographie de ce très vaste empire est que
le sud est plus sauvage et plus chaud que le nord (ce qui suggère
qu'on est plutôt dans l'hémisphère nord, c'était d'autant moins
évident que l'auteure est notohémisphérienne). Pour ce qui est de la
chronologie, on en sait encore moins : il y a un indice ponctuel selon
lequel cet empire existerait dans notre futur lointain, mais cela
pourrait aussi bien être une blague.
[#2] Sauf pour ce qui
est des noms, où manifestement Gorodischer s'amuse à en fabriquer
d'aussi saugrenus les uns que les autres, par
exemple Senoeb'Diaül.
Je m'étais dit que je tâcherais
de faire plus régulièrement des comptes-rendus des livres que je lis,
et je ne tiens décidément pas mes résolutions puisque ça fait un
moment que j'ai fini de lire Golem de Pierre Assouline
[correction : le titre est bien Golem et
non pas Le Golem, comme je l'avais écrit, merci à Marc en
commentaire]. Il est vrai que je n'ai pas aimé et que les critiques
négatives ne sont pas d'un grand intérêt (à moins de les rassembler
sur un site comme Amazon où sont susceptibles de les lire les gens qui
s'apprêtent à acheter le livre). Néanmoins, les raisons pour
lesquelles je n'ai pas aimé ne sont pas totalement dénuées d'intéret,
donc je peux en dire quelque chose.
Spoilons allègrement : Golem est l'histoire d'un
champion d'échecs, Gustave Meyer, qui est soupçonné du meurtre de son
ex-femme, et qui fuit la police. (La victime a été tuée alors qu'elle
conduisait : quelqu'un a pris le contrôle de sa voiture à distance ;
Meyer est soupçonné essentiellement parce qu'il est doué en
informatique.) Parallèlement à ça, Meyer découvre que son ami, le
neurologue Robert Klapman, qui a opéré son cerveau (pour des problèmes
d'épilepsie), en a profité pour l'utiliser comme cobaye dans une
technique destinée à améliorer considérablement la mémoire et le
rendre encore meilleur aux échecs. Meyer voyage à travers Paris puis
à travers l'Europe, est obsédé par la kabbale et le thème
du golem, finit par
découvrir que c'est Klapman qui a aussi tué l'ex de Meyer (parce
qu'elle tenait un blog dénonçant les pratiques douteuses de grands
labos pharmaceutiques et l'éthique douteuse des médecins) et le
démasque, renonce à un tournoi d'échecs, et le roman se termine en
queue de poisson.
J'avais acheté parce que j'aime bien
l'ésotérisme en fiction, surtout quand il joue un rôle soit de
contrainte oulipienne, soit de fil directeur à une enquête, soit de
cadre d'une falsification (des thèmes à la Calvino, Borges, Eco et
d'autres de mes auteurs préférés). J'ai pensé qu'il s'agirait de
quelque chose du genre. C'est un peu le cas, mais c'est plutôt
raté.
Assouline aime manifestement étaler sa culture. Pour ça, je ne
peux pas lui en vouloir : j'en fais autant. Il a lu,
donc, le Golem
de Meyrink, la
nouvelle Funes
et la Mémoire de Borges
et le Joueur
d'échecs de Zweig ; il connaît bien Primo Levi et Paul
Celan ; il a vu le
film La Nuit du
chasseur ; il aime beaucoup le
tableau Black
on Maroon de Rothko ; il s'est documenté sur les échecs et
sur la culture juive ; il a beaucoup voyagé ; et tout ça, il tient à
le faire savoir. OK, comme je disais, je fais le même
genre de choses, et sans doute moins bien que lui. Pour ma défense,
quand je sème des références savantes dans les petits textes que
j'écrits, j'y pense généralement comme des sortes
d'œufs de
pâques qui amuseront (j'espère) le lecteur qui les repère ; il y a
peut-être de ça chez Assouline, mais en fait, le plus souvent, il
révèle lui-même la clé de la devinette : par exemple quand son héros
échange son chapeau avec un autre dans une synagogue à Prague, on
pourrait être tout content d'y reconnaître une allusion
au Golem de Meyrink — dont le vrai nom est justement
Gustave Meyer —, sauf que l'auteur vous vend la mèche un paragraphe
plus loin. Passons.
Outre sa culture, Assouline aime étaler ses préjugés. Le livre
tout entier est une sorte de plaidoyer contre le transhumanisme, ou
contre les ordinateurs, on ne sait pas très bien au juste, peut-être
même un pamphlet sur la supériorité des Arts et de la Culture sur les
sciences et les techniques. C'est surtout un bel incendie
d'hommes de
paille. Quand le héros se rend à une réunion de transhumanistes,
par exemple, ç'aurait pu être l'occasion d'un débat intéressant, d'un
échange d'idées où l'auteur aurait pu montrer sa propre position de
manière indirecte et circonstanciée : mais non, les transhumanistes en
question sont tellement caricaturaux, leurs arguments tellement
ridicules, leur façon de rejeter toute inquiétude tellement agressive,
que cela fait penser à la vision que peut avoir un puritain américain
d'une réunion d'athées complotant pour faire venir l'Antéchrist. Les
échecs semblent être le prétexte pour essayer de suggérer que les
humains y jouent avec art, poésie, sentiment, je ne sais quoi, tandis
que les ordinateurs y jouent de façon, forcément, « mécanique ».
Toutes sortes d'opinions ou de jugements sont insérés dans la
narration avec un semblable manque de subtilité. Qu'il s'agisse du
courage des blogueurs qui osent défier les pouvoirs établis (je
suppose qu'il se voit comme tel). Ou d'une attaque au passage contre
Wikipédia (on sait
qu'Assouline ne
l'aime pas) : il n'y a pas de mesquinerie qui ne mérite d'être
saisie.
Le style n'est globalement pas mauvais. Quelques passages sont
agréablement écrits ; le livre commence par la
très jolie question quand fond
la neige où va le blanc ? [précision : comme on
me le fait remarquer en commentaire, cette question est classique — je
ne le savais pas ça — même si son origine semble fort confuse ; je
pense que ça ne change pas grand-chose] ; il est clair que l'auteur sait manier
le français. Néanmoins, il y a des changements de rythme assez
déplaisants pour le lecteur, et plusieurs fois des révélations
importantes noyées dans un paragraphe de banalités, c'est un peu
déstabilisant.
Mais au final, mon principal reproche contre ce livre est surtout
qu'il ne va nulle part. L'intrigue policière est absolument nulle :
la détective de la police (Nina Rocher) qui tâche de retrouver le
héros ne fait rien d'un bout à l'autre du livre, que le suivre
toujours avec un temps de retard, et son personnage ne sert finalement
à rien (c'est dommage, parce qu'elle semblait pouvoir avoir une
certaine profondeur) ; le héros ne fait rien que lire et discuter,
mais on ne le voit pas vraiment évoluer ; il traque le mythe du golem
partout (jusqu'à se faire tatouer les lettres אמת
sur le bras — comme le golem de l'histoire), et se plaint lui-même de
le retrouver partout ; ni le héros, ni son ami qui s'avère être en
fait son ennemi, ni quiconque dans le livre (à part la policière),
n'ont la moindre personnalité : les raisons du crime sont complètement
futiles (c'est moi qui ai supprimé Marie, elle n'aurait pas dû se
mêler de nos affaires […], et puis quoi, elle ne voulait pas
comprendre que l'avenir de l'humanité est en jeu, qu'on a déjà changé
de système de pensée, on a tourné la page et de tels obstacles pour
mineurs qu'ils soient doivent être éliminés), et le méchant
s'attend, après les avoir révélées, que le héros va jouer
tranquillement aux échecs. Et toute cette non-action finit sur une
non-fin où il ne se passe essentiellement rien (le héros joue une
partie d'échecs où il abandonne dès le premier coup — je suppose qu'on
est censé trouver ça admirable — et il part pour
aller vivre).
Bref, même si ce livre est très loin d'être le plus mauvais que
j'aie jamais lu, et que je puisse assez bien concevoir qu'on
l'apprécie, je ne le recommande pas.
Je ne parle pas souvent sur ce blog des livres que je lis. Encore
moins que des films que je vois : une raison évidente est que regarder
un film est une expérience plus concentrée dans le temps, donc j'ai un
moment clair où en parler, alors qu'un livre, souvent, quand je ne
l'ai pas fini je ne veux pas en parler parce que je ne l'ai pas fini,
et quand je l'ai fini je ne veux pas en parler non plus parce que je
suis passé à autre chose, ou parce que j'en ai eu marre. Ceci est
d'autant plus vrai que je lis lentement. Et de toute façon je ne lis
pas beaucoup. Entre autres parce que je ne lis quasiment qu'aux
toilettes[#], et je n'y passe
pas ma vie.
Néanmoins, j'ai lu un peu plus que d'habitude le mois dernier, et
il y a quelques livres dont je pourrais dire du bien, alors en voici
une liste, en en profitant pour inaugurer une nouvelle « catégorie »
sur ce blog :
Les salauds de l'Europe de Jean Quatremer
Sous-titré guide à l'usage des eurosceptiques et écrit par
un chroniqueur qui connaît parfaitement les rouages de l'Union
européenne, ce livre commence par tracer un tableau extrêmement noir
de l'UE, essentiellement une compilation de tous les
reproches les plus courants sur ce registre, avant d'entreprendre,
dans les chapitres qui suivent, de les décortiquer et de nuancer le
tableau. Ce qui est intéressant est qu'il irritera sans doute à la
fois les eurosceptiques (auxquels il prétend s'adresser) et les
europhiles, mais les deux auront beaucoup à y apprendre s'ils
acceptent d'aller au-delà de cette irritation.
Si on imagine que l'auteur, généralement classé comme défenseur de
l'UE, va retenir ses coups, on se trompe : il ne ménage
pas, par exemple, le monstre bureaucratique qu'est la Commission, et
notamment la Commission Barroso. On pouvait s'imaginer qu'après un
premier chapitre recensant tous les poncifs europhobes, il allait les
réfuter : ce n'est pas le cas, il ne dit pas c'est faux,
mais c'est plus compliqué, car son propos est que pour défendre
l'Europe et pourquoi elle est nécessaire, les réponses rapident ne
conviennent pas, il faut prendre son temps, et c'est ce qu'il fait
dans ce livre tout en nuances. Bref, je recommande vivement (si on
est prêt à ne pas camper sur ses positions).
Le petit livre des couleurs de Michel Pastoureau et
Dominique Simonnet
J'aime bien les livres pas trop épais et, là, je suis servi
(120 pages). Mais pour être bref, il n'en est pas moins fascinant.
Comme son nom l'indique, il s'agit d'un livre sur les couleurs : plus
exactement, sur l'histoire des couleurs, c'est-à-dire de la symbolique
de celles-ci et de leur place dans notre culture et notre société
(c'est la spécialité du premier auteur). Écrit sous forme d'interview
(du premier auteur par la seconde), il reprend une par une les
couleurs que Michel Pastoureau considère comme « vraies », à savoir le
bleu, le rouge, le blanc, le vert, le jaune et le noir, puis un
dernier chapitre pour évoquer brièvement ce qu'il considère comme des
« demi-couleurs » (violet, orange, rose, marron et gris), en retraçant
à chaque fois l'importance de la couleur, les rôles qu'on lui donne et
les images qu'on lui associe. Il ne s'intéresse pas du tout à
la physique ou à la physiologie
des couleurs, ni à peine à leur linguistique (cf. ce que je
racontais ici), au moins dans ce
très bref ouvrage, mais il a le temps de dire beaucoup de choses
intéressantes, dont certaines qui m'ont surpris (par exemple : qu'au
Moyen-Âge les mariées étaient généralement en rouge, que personne
avant le 17e siècle n'imaginait le vert comme mélange de bleu et de
jaune, que l'association du vert avec la nature est relativement
récente, que l'opposition du noir au blanc ne s'est vraiment imposée
qu'avec la photographie, etc.).
L'étiquette à la cour de Versailles de Daria
Galateria (traduit de l'italien)
Ce livre-là ne m'a pas franchement emballé. Le sujet est
intéressant, mais l'exposition est brouillonne (sans doute parce
qu'elle ne se veut pas très sérieuse, et l'auteure prétend au moins
autant amuser qu'instruire). Il s'agit d'un recueil d'anecdotes
tirées essentiellement de chroniqueurs tels que Saint-Simon, Dangeau,
Breteuil…, et présentées sous forme alphabétique de sujet. On a du
mal à s'y retrouver, d'abord parce que l'ordre alphabétique n'est pas
franchement terrible pour un livre qu'on va typiquement lire
linéairement, et ensuite parce que l'auteure n'arrête pas de changer
d'époque, ou de faire des coqs-à-l'âne sans les annoncer.
Le thème général est que les règles d'étiquette concernant la
préséance ou les privilèges étaient invraisemblablement compliquées,
pleines d'exceptions historiques apparues parce que tel jour le roi a
permis à Untel de faire ceci-cela et depuis c'est devenu un privilège
hériditaire, et peut-être que d'autres réclament d'avoir aussi ce
privilège, et ces règles finissent par s'accumuler (Machin a le droit
d'entrer dans la chambre du roi par telle porte uniquement, Machin par
telle autre porte, ce genre de choses), et comme les règles sont
arcanes, les disputes sont aussi incessantes, en particulier en
matière de préséance. (La personne qui « a la main », c'est-à-dire la
préséance, passe devant et passe à droite, notamment au moment de
franchir les portes. Globalement parlant, les plus hauts placés après
le roi et la reine sont les fils et filles de France, c'est-à-dire les
enfants du roi, d'un roi passé ou du Dauphin, puis les petits-fils et
petites-filles de France, puis les princes de sang c'est-à-dire les
descendants de Hugues Capet, puis les ducs et pairs ; mais là où ça se
complique est qu'il faut insérer quelque part les cardinaux, les
membres des familles régnantes étrangères, etc., et que de toute façon
la préséance ne sera pas la même selon qu'on est à Versailles ou au
Louvre, ou au parlement, ou à la messe, ou que sais-je encore.)
Bon, peut-être que l'exposition brouillonne convient bien,
finalement, à un sujet qui est lui-même plein de bizarreries
inexplicables. Et j'ai appris des choses qui m'ont amusé ; par
exemple qu'un des privilèges recherchés à Versailles était le
« privilège du pour », qui signifiait simplement que l'accès au
logement qu'on occupait à Versailles était marqué (à la craie) pour
le duc de X. (par exemple) plutôt que simplement le duc
de X. : ce privilège n'apportait rien de plus que ce seul mot (et
pas, par exemple, un logement plus décent), mais comme la
formulation pour était, au départ, celle utilisée pour les
princes de sang, d'autres ont voulu l'avoir à leur tour.
(Cela me fait penser que, sur un sujet proche et dans une
exposition nettement moins brouillonne, j'avais bien aimé le
livre Le Roi-Soleil se lève aussi de Philippe
Beaussant.)
L'ordinateur du paradis de Benoît Duteurtre
J'avais déjà lu quelque chose de Benoît Duteurtre, je ne me
rappelle plus bien quoi, mais je me rappelle que j'avais passé
beaucoup de temps à me demander si c'était « du lard ou du cochon »,
et c'est un peu pareil ici. L'auteur a un talent certain pour
présenter des personnages gentiment ridicules, qui ont des opinions ou
des actions finalement raisonnables et dont on ne sait pas bien si on
doit rire d'eux ou avec eux, ni ce que lui (l'auteur) essaie de nous
dire, si tant est qu'il essaie de nous dire quelque chose. Il aborde
des questions graves sur un mode léger, et finalement ne répond pas à
la question, ou bien semble proposer des réponses contradictoires et
qui vont mettre mal à l'aise ceux qui croient une chose et ceux qui
croient son contraire, en se moquant autant des uns que des
autres.
Ici s'entremêlent l'histoire de quelqu'un qui se présente aux
portes du paradis pour y être admis (ou pas) et qui se retrouve en
fait face à un cauchemar bureaucratique, et une autre, sur Terre, où
le président d'une Commission des Libertés publiques se
retrouve au cœur d'un scandale parce qu'il a prononcé une phrase
politiquement très incorrecte qui a été enregistrée à son insu ; puis
surviennent des dérèglements informatiques qui font que tout le monde
commence à recevoir des messages électroniques
(emails, SMS, historiques de navigateurs) d'autres gens,
y compris des données censées avoir été effacées. Les idées sont
intéressantes, les sujets évoqués le sont avec une certaine
subtilité : le respect de la vie privée à l'heure d'Internet, la
confidentialité en ligne, le droit à l'oubli, le pouvoir des
ordinateurs dans notre vie, les limites du politiquement correct, et
le monde parfois absurde ou inhumain auquel peut conduire une
rationalisation excessive ; l'auteur fait preuve d'un humour assez
efficace, mais au final, comme je le dis plus haut, on ne sait pas
très bien où il veut en arriver ni de qui il se moque (de ceux qui
applaudissent le progrès ou de ceux qui regrettent toujours comme
c'était âvant ? les deux, sans doute) : ce n'est pas forcément grave,
s'il veut juste nous encourager à réfléchir, mais on peut trouver
irritante cette façon qu'a Benoît Duteurtre de se moquer sans vraiment
se mouiller.
Openly Straight de Bill Konigsberg
C'est un roman classé young adult (jeunes
adultes, quoi, mais on ne dit pas trop ça en français pour parler
d'une catégorie littéraire), gay&lesbien (enfin, en l'occurrence,
gay). J'apprécie souvent les livres young adult
pour leur fraîcheur (même si je ne suis vraiment plus dans le public
visé), et j'apprécie les livres LGBT parce que, oui, je
ressens un manque à combler à ce
sujet. Mais souvent on se retrouve avec des histoires toutes calquées
sur le même modèle, celui du lycéen qui fait face à l'homophobie de sa
famille et/ou de ses professeurs et camarades de classe, a pour seule
alliée sa meilleure amie, et finit par s'épanouir en
représentant Roméo et Juliette ou le Songe d'une
nuit d'été le dernier jour de classe, sous la direction d'un
prof d'anglais sage et tolérant. Je ne dis pas que cette histoire
n'est pas intéressante, et il est utile qu'elle soit racontée, mais
j'ai maintenant l'impression de l'avoir lue douze fois sans compter
les fois où je l'ai vue à la télé ou au cinéma.
Openly Straight présente une variation
intéressante sur ce thème : la famille du héros, Rafe, n'est pas du
tout homophobe, au contraire, ses parents fêtent
son coming out au restaurant comme on fêterait un
anniversaire, et en fait, il n'y a essentiellement aucun personnage
homophobe dans toute l'histoire (en tout cas pas ouvertement, en tout
cas pas en position centrale à l'intrigue) ; il y a bien un prof
d'anglais sage et tolérant, mais pas de pièce de Shakespeare. Le
point de départ est que Rafe, qui quitte sa ville native de Boulder
(Colorado) pour continuer sa scolarité dans un lycée pour garçons en
Nouvelle-Angleterre, en a simplement assez d'être l'« homo de
service » et décide de rentrer dans le proverbial placard. Je ne vais
pas résumer les péripéties qui s'ensuivent : elles ne sont ni très
complexes ni incroyablement originales, mais elles paraissent vraiment
naturelles et pas du tout forcées — ni happy end
parachuté ni fin tragique tout aussi factice.
La plupart des personnages ont une vraie épaisseur psychologique,
et les rapports humains sont assez touchants. Mais surtout, en
évitant toute caricature, l'auteur réussit à toucher à des questions
assez délicates : sur la sincérité vis-à-vis de ses amis (est-ce un
mensonge d'essayer de se faire passer pour hétéro si on ne l'est pas ?
est-ce opportun si on ne risque pas d'être victime d'homophobie ?),
sur le rapport entre masculinité et homosexualité
(cf. ici), sur les étiquettes qu'on
se colle ou que les autres vous collent, y compris des gens bien
intentionnés. Et, ce qui est agréable, l'auteur n'essaie pas de
forcer une réponse à ces questions : il suggère au lecteur d'y
réfléchir, comme son héros y réfléchit, mais n'impose pas vraiment une
conclusion.
Bon, on pourra me dire que je suis injuste parce
que je reproche à Duteurtre de poser des bonnes questions sans y
répondre et que je félicite Konigsberg pour exactement la même chose.
Pour éclaircir mon point de vue, donc : le problème est que Duteurtre
donne l'impression d'avoir un avis et de le cacher derrière le fait
qu'il se moque de tout le monde — alors que Konigsberg donne
l'impression de ne pas avoir lui-même de position vraiment
tranchée.
Certains points soulevés (je ne parle pas du tout d'une
ressemblance de l'intrigue !) m'ont un peu fait penser au
film Get
Out, que je recommande très vivement au
passage : Get Out fait réfléchir à la
manière dont le racisme peut être entretenu par autre chose que la
haine, y compris par des gens animés des meilleures intentions (enfin,
dans le film c'est un peu plus compliqué, mais je ne vais pas
spoiler) : dans une certaine mesure, Openly
Straight évoque des thèmes analogues s'agissant de l'homophobie
(ou disons, du fait de coller des étiquettes sur les gens, dont ils
n'ont pas forcément envie, en fonction de leur orientation
sexuelle).
Ma liste de livres à lire prochainement : Golem de
Pierre Assouline (déjà bien entamé) [mise à
jour :lire
ici], Kalpa impérial d'Angélica Gorodischer (décrit
comme une sorte de version des Villes Invisibles de
Calvino — un de mes livres préférés
— dans un empire galactique : je
suis bien obligé d'essayer de lire
ça !) [mise à
jour :lire
ici], Titus n'aimait pas Bérénice de Nathalie Azoulai
[mise à jour :lire
ici], et Miranda and Caliban de
Jacqueline Carey [mise à
jour :lire ici].
[#] À l'exception des
livres et articles de maths, que je lis notamment pendant que je fais
de la musculation. Oui, c'est bizarre, mais en fait le rythme marche
très bien : je lis pendant trois minutes en me reposant après un
exercice, puis je laisse reposer le temps de faire l'exercice suivant.
Ça m'évite de lire en diagonale, et le fait de faire travailler
alternativement cerveau et muscules pendant que l'autre se repose
fonctionne gobalement bien : je recommande.
J'étais à Londres le week-end dernier, et en errant
chez Foyles (ce qui fait partie de mes figures imposées à
chaque fois que je vais à Londres), je suis tombé sur le
livre Brexit d'Ian Dunt, qui porte le sous-titre très
approprié What the Hell Happens Now? : je
voudrais le recommander.
Ce n'est pas vraiment un livre politique. En tout cas, le propos
de l'auteur n'est pas d'accuser les électeurs britanniques d'avoir
pris une mauvaise décision : c'est sans doute déjà plus d'accuser
certains hommes politiques d'avoir exploité leur mécontentement pour
les conduire à prendre une mauvaise décision ; mais il n'est pas, ou
du moins ne paraît pas à la lecture de ce livre, fondamentalement
opposé au principe du Brexit. Ce qui est sûr est qu'il n'est pas
spécialement tendre avec l'Union européenne ou avec ses acteurs, mais
il ne cherche pas spécialement à les juger. Il s'agit essentiellement
d'une présentation succincte des complexités techniques du Brexit et
de la faiblesse de la position britannique dans les négociations ; et
d'un réquisitoire contre les personnalités politiques britanniques
(Theresa May elle-même évidemment, mais surtout ses « trois
mousquetaires », Boris Johnson, David Davis et Liam Fox) qui se ruent
dans l'opportunité politique sans connaître leurs dossiers, sans
savoir où ils vont et sans même comprendre la complexité du
problème.
J'avais moi-même une opinion
partagée au sujet du Brexit : pour
l'eurobéat que je suis, le fait que
le Royaume-Uni quitte l'Union est assurément une perte, mais s'ils
étaient restés de justesse et avaient continué à paralyser toute
évolution vers plus de fédéralisme ou à bloquer toute mesure sociale,
ce n'était pas forcément mieux. Toujours est-il que je n'avais
réfléchi aux conséquences que du point de vue de l'Union, ma réflexion
sur le Royaume-Uni lui-même se limitant à ils vont y perdre
beaucoup, mais ils l'auront bien cherché : le livre d'Ian Dunt
explique les choses beaucoup plus précisément, où se situeront les
problèmes, comment on pourrait les pallier, et pourquoi le
gouvernement conservateur actuel n'a pas du tout l'air parti pour,
tellement il s'est enfermé dans sa propre rhétorique sur le regain de
souveraineté.
Le livre est assez court et clairement écrit (j'en ai lu une bonne
partie dans le voyage en Eurostar et pourtant je ne suis vraiment pas
un lecteur rapide), je ne vais pas essayer de le résumer. Il commence
par quelques pages de fiction décrivant le pire scénario possible (du
point de vue du Royaume-Uni) sur le déroulement des mois suivant le
Brexit après un échec des négociations avec l'UE ; puis
il traite successivement différentes formes que le Brexit pourrait
prendre, et différents aspects de la complexité (légale, économique,
régulatoire, politique, etc.) du processus, et les conséquences qui
peuvent en découler, y compris sur l'unité du Royaume-Uni ou sur
l'équilibre constitutionnel des pouvoirs. L'auteur penche clairement
pour un scénario où le Royaume-Uni rejoindrait (enfin, resterait dans)
l'Espace Économique Européen, au moins à titre transitoire, mais dans
le même temps il explique que, compte tenu des déclarations du
gouvernement britannique, ce scénario n'est pas du tout probable à
l'heure actuelle.
Il y a beaucoup de subtilités dont je n'avais pas du tout
conscience. Les problèmes légaux, dont Ian Dunt ne peut évidemment
qu'effleurer la surface, sont par exemple intéressants, au moins
intellectuellement. Le gouvernement britannique entend faire passer
un Great
Repeal Bill qui « rapatrierait » comme législation
britannique tout ce qui y a été incorporé par l'Union européenne,
autrement dit, qui prendrait l'état de la législation au moment où le
Royaume-Uni quitte l'Union et en ferait un droit britannique ; un
ennui parmi d'autres, c'est par exemple que cette législation fait
référence à des institutions européennes auxquelles le Royaume-Uni
n'aurait plus accès : il faut donc recréer ces institutions côté
britannique, ou amender le droit ; comme la tâche est hautement
complexe, le gouvernement britannique propose de se donner le droit de
modifier la Loi sans passer par le parlement, ce qui pose un problème
d'équilibre des pouvoirs. Il y a bien sûr la difficulté que le droit
européen évolue sans cesse, selon les arrêts de la Cour de Justice de
l'Union européenne, dont il était
précisément une promesse majeure du camp Leave de
se débarrasser de l'autorité. Un autre problème technique est de
créer les agences de régulation britanniques pour remplir les
fonctions qui sont actuellement remplies par l'Union européenne, et de
trouver les fonctionnaires pour les faire tourner, tout en gardant
l'équivalence des protections (des consommateurs, des travailleurs,
etc.), surtout s'il s'agit de continuer à faire commerce avec l'Union,
et en même temps de ne pas tomber victime des lobbys de façon encore
plus aiguë qu'ils ne s'exercent à Bruxelles. • D'autres problèmes
légaux délicats se posent encore au niveau de
l'OMC,
organisation sur laquelle le gouvernement britannique déclare pouvoir
de façon heureuse s'appuyer en cas d'échec des négociations : or les
documents à l'OMC concernant le Royaume-Uni (notamment
les fameuses listes, ou schedules) sont
maintenant complètement intriqués avec l'Union européenne, et il y a
possiblement un flou juridique considérable et dangereux sur la
manière dont ils doivent s'appliquer après le Brexit (par exemple,
comment séparer les quotas du Royaume-Uni de ceux de l'Union), qui
pourrait conduire toutes sortes d'États tiers à vouloir utiliser la
situation à leur profit. La difficulté technique liée est que le
Royaume-Uni n'a plus, ou en tout cas plus assez, de négociateurs
commerciaux parmi ses fonctionnaires, et absolument pas le temps pour
en former.
Mais ce qui semble surtout horrifier l'auteur, c'est à quel point
les ministres chargés du Brexit sont ignorants des problèmes auxquels
ils vont devoir s'attaquer, ou du fonctionnement même de l'Union
européenne. (Il cite par exemple le cas d'un ministre qui a déclaré
vouloir conclure des accords commerciaux avec Berlin en parallèle avec
les négociations du Brexit, et à qui Berlin a rappelé que les états de
l'Union n'ont pas le droit de passer de tels accords, qui sont une
compétence exclusive de l'Union.) Le livre a été écrit avant
l'invocation formelle de l'article 50 (ça ne l'empêche pas de rester
tout à fait d'actualité), et en particulier
avant ce
fameux dîner dont Jean-Claude Juncker est revenu en expliquant à
Angela Merkel que Theresa May vivait dans une autre galaxie. Theresa
May a ensuite décrit le rapport en question comme
du Brussels gossip, mais le livre d'Ian Dunt
suggère qu'il y a véritablement un problème de perception de la
réalité au sein du cabinet britannique. Il montre aussi du doigt des
erreurs fondamentales de calcul, par exemple le fait que Theresa May
ait annoncé en avance la date à laquelle elle comptait invoquer
l'article 50, alors qu'il s'agissait justement d'un des rares leviers
dont elle disposait dans les négociations (qu'elle aurait pu utiliser
pour exiger des discussions préliminaires aux négociations
formelles).
Le même auteur publie des
articles ici,
et ils sont globalement féroces avec le gouvernement britannique.
Je ne parle guère sur ce blog des romans que je lis (encore moins
que des films que je
vois), entre autres parce que lire un livre prend beaucoup plus de
temps que voir un film, et à la fin je ne sais plus bien ce que je
pensais au début, ou peut-être que, comme l'expérience est moins
ramassée dans le temps, ça me motive moins à en parler. Mais comme
j'ai écrit récemment une entrée sur ma
lecture du cycle de Fondation d'Asimov, il faut que
dise un mot sur un roman que je viens de
finir : Psychohistorical Crisis, publié
en 2001, du romancier et mathématicien canadien Donald Kingsbury.
Il s'agit d'une suite de Fondation. Une suite non
autorisée, c'est-à-dire que pour éviter les problèmes de
copyright[#] tous les noms ont
été changés, je vais y revenir ; et du coup, pour ceux qui considèrent
que ce concept a un sens[#2],
ce n'est
pas canon.
En fait, plus précisément, c'est une suite de la trilogie « centrale »
de Fondation, c'est-à-dire les trois volumes publiés au
début des années '50
(soit : Foundation, Foundation
and Empire et Second Foundation,
voyez mon entrée précédente pour
plus d'explications sur le cycle asimovien) ; Kingsbury ne contredit
pas explicitement les autres romans du cycle
de Fondation[#3],
il y a même un ou deux points où il m'a semblé qu'il faisait une
référence extrêmement obscure aux préludes, mais c'était plus un clin
d'œil qu'un lien interne à l'histoire, généralement parlant il les
ignore simplement, donc on peut considérer qu'on a une histoire qui se
tient en ajoutant ce roman à la suite de la trilogie centrale
de Fondation.
Mieux, cette histoire a une fin, ce qui n'est pas vraiment le cas
de la trilogie de Fondation, qui reste un peu en plan (et
peut-être encore plus si on y ajoute les romans qui se passent après).
Et peut-être encore mieux, sur certains plans, je trouve que le roman
de Kingsbury reste plus dans l'esprit, ou dans la trajectoire
narrative, de cette trilogie, alors que les romans plus tardifs
d'Asimov partaient un peu dans une autre direction (notamment par la
volonté de faire le lien avec le cycle des robots, mais j'en ai déjà
parlé). On pourrait même dire que Kingsbury éclaircit certains points
qu'Asimov avait laissé un peu obscurs, et peut-être même corrige une
sorte d'incohérence (c'est très discutable, mais on peut défendre
cette position) dans Fondation, voire, dans les
mathématiques de Hari Seldon. D'une certaine manière, ce qu'il fait
m'évoque que j'avais imaginé dans ce
fragment, et c'est peut-être pour ça que ça m'amuse. Plus
généralement, certains aspects de sa façon d'écrire me renvoient à ma
propre lecture d'Asimov, il faut croire que Kingsbury en a un peu la
même approche (peut-être parce qu'il est lui aussi matheux ?).
En revanche, il faut préciser que Kingsbury change, en plus des
noms, un point important dans l'histoire d'Asimov. Enfin, ce n'est
pas totalement clair s'il s'agit d'un changement rétroactif (au sens
où le roman de Kingsbury se placerait à la suite d'un roman différent,
quoique très parallèle, à celui d'Asimov), ou si c'est un changement
de situation dans l'histoire interne, mais ça n'a pas grande
importance de le savoir et l'ambiguïté est peut-être voulue.
Pour être un peu moins vague, après les deux notes qui suivent, je
vais présupposer la lecture de la trilogie centrale
de Fondation, et je vais donc la spoiler (par contre, je
ne spoilerai pas, ou alors de façon très mineure, le roman de
Kingsbury). De toute façon, une critique
de Psychohistorical Crisis n'a probablement
aucun intérêt pour quelqu'un qui n'aurait pas lu la trilogie centrale
de Fondation vu qu'il est quasiment nécessaire de l'avoir
lue pour lire cette « suite » (ce n'est pas rigoureusement
indispensable, les événements importants sont toujours rappelés, mais
peut-être pas de façon très compréhensible, et en tout cas de manière
à gâcher le plaisir).
[#] Digression : C'est une question
sur laquelle j'aimerais un peu mieux connaître l'état du droit : dans
quelle mesure le droit de la propriété intellectuelle, dans différents
pays et différents régimes (copyright/droit d'auteur d'une part, droit
des marques de l'autre), s'applique aux personnages, lieux et univers
de fiction, c'est-à-dire (1) spécifiquement à leurs noms, et
(2) indépendamment de leurs noms. • Kingsbury ou ses éditeurs ont
l'air d'avoir fait l'hypothèse que, au moins pour les pays où ils
publient et au moins sur les régimes que les ayants-droit d'Asimov ont
couvert, le copyright ne s'applique qu'aux noms, et que des
modifications vraiment simples de ceux-ci, parfois une simple
permutation des lettres, écartent les problèmes ; si c'est vrai, je
trouve ça heureux (politiquement et, si j'ose dire, artistiquement /
littérairement), mais surprenant (juridiquement). • Il est vrai que
beaucoup de pays protègent la parodie et/ou l'analyse critique, mais
le roman dont je parle ici ne tombe probablement pas sous ces
exceptions, et elles sont assez étroitement définies (par exemple, je
me souviens que des gens ont eu des problèmes en voulant publier un
dictionnaire des personnages de je ne sais plus quelle série de
livres, peut-être Harry Potter : apparemment ça ne
passait pas pour de l'analyse littéraire). • Peut-être aussi
simplement que les héritiers d'Asimov ne sont pas des infâmes connards
rapaces et procéduriers comme le sont les héritiers ou avocats d'une
proportion considérable des auteurs à succès (remarquez l'habileté
avec laquelle j'évite de nommer qui que ce soit pour ne pas risquer
d'être traîné en justice pour diffamation).
[#2] Je trouve que le
« canon » est un concept idiot, parce qu'il nie justement ce qui est
le plus intéressant dans la fiction par rapport à la réalité :
l'univers n'est pas uniquement défini, un auteur est libre de se
contredire, de revenir en arrière, de modifier ce qu'il a déjà écrit,
de reprendre tout ou même une partie de ce qu'un autre auteur
a écrit et de bâtir dessus (modulo problèmes de droit d'auteur, cf. la
note précédente), et même de rendre volontairement obscur ou incertain
le fait que plusieurs romans puissent se passer ou non dans le même
univers. (Je m'amuse avec ça dans mes fragments littéraires
gratuits : j'aime bien l'idée qu'on ne sache pas bien lesquels sont
reliés auxquels ou de quelle manière, quels personnages sont les
mêmes, etc.) Après, comme toute liberté, il est possible d'en faire
n'importe quoi et de se tirer dans le pied avec,
mais abusus non tollit usum (vieil adage que des
gens ont parfois du mal à comprendre).
[#3] Ah si, maintenant
que j'y pense, il contredit Foundation and
Earth pour ce qui est du destin de la Terre. Mais bon, ce
n'est pas un point majeur, finalement.
🌠
Pour situer les choses, Psychohistorical
Crisis se passe environ 2700 ans après le début
de Foundation, donc après le début du
Second Empire galactique. Comme je le disais plus haut, tous les noms
ont été changés, de façon d'autant plus mineure qu'ils sont peu
importants, mais on les reconnaît très facilement quand on a
lu Fondation : par exemple, Terminus
devient Faraway, Kalgan
devient Lakgan, l'empereur Cleon devient Cleopon
(ç'aurait été plus amusant de l'appeler Solon ou Dracon,
mais bon… de toute façon le nom n'apparaît que dans une ligne d'une
annexe chronologique), Anacreon
devient Nacreome, Siwenna devient Sewinna, etc. ;
je n'ai pas compris la logique, mais Trantor
s'appelle Splendid Wisdom
(pourquoi Wisdom ? aucune idée), le Mulet
(the Mule dans l'original) devient [c'est
notamment là que ça spoile violemment Foundation
and Empire, je vous aurai
prévenu] Cloun-the-Stubborn, on apprécie la
blague, et Hari Seldon n'est jamais nommé et devient
simplement the Founder ; la Fondation
elle-même est the Fellowship,
le First Speaker est First
Rank(ing) [Psychohistorian/Pscholar]. Bref, on voit l'idée.
Le changement essentiel par rapport aux écrits d'Asimov est qu'il
semble que le mulet ne soit pas un mutant et que les psychohistoriens
n'aient pas de pouvoirs psi. En tout cas, personne n'est capable de
modifier à distance les émotions d'un autre. À la place (si j'ose
dire), Kingsbury imagine que les gadgets évoqués par Asimov que sont
la sonde psychique (psychic probe) et
le visi-sonar (Kingsbury rebaptise ça en visi-harmonar)
ont évolué techniquement et donné naissance au fam (abréviation
de familiar), une sorte d'ordinateur qui
interface avec le cerveau humain et qui sert à augmenter à la fois ses
capacités analytiques et son auto-contrôle émotionnel ;
essentiellement tout le monde en a un (mais tous les modèles ne se
valent pas, et il y a une inégalité sociale fondée sur la possibilité
de s'acheter un plus ou moins bon fam). • Je n'étais pas super
convaincu par cette invention, qui joue un grand rôle dans l'intrigue,
mais il faut dire que je n'étais pas non plus super convaincu par
l'idée d'Asimov de la possibilité de modifier les émotions, et il faut
admettre que Kingsbury fait un assez bon usage de son gadget (les
possibilités du fam sont un petit peu à géométrie variable, mais à peu
près autant que les pouvoirs psi chez Asimov). Il laisse aussi
ouverte la porte que son roman s'inscrive vraiment dans la
continuation de ceux d'Asimov en suggérant que le fam a aussi comme
fonction d'empêcher le contrôle émotionnel par autrui ; et peu
importe, finalement, que le Mulet ait déstabilisé le Plan Seldon en
utilisant un pouvoir de mutant ou la technologie du visi-sonar, le
point important est qu'à l'époque où le roman se passe,
essentiellement tout le monde a un fam et les émotions ne sont plus
contrôlables par ce type d'attaque.
Il y a aussi des points sur lesquels Kingsbury, sans contredire
Asimov, étend ce qu'il a fait, clarifie ou donne de la profondeur.
Pour ce qui est de la psychohistoire, qui joue un rôle majeur, on
sent que l'auteur est mathématicien et cherche à rendre la chose
scientifiquement aussi plausible que se peut, alors qu'Asimov, il faut
le reconnaître, se contente souvent de pipoter des termes
mathématiques un peu ridicules. Évidemment, il ne faut pas s'attendre
à ce que le roman contienne des vrais morceaux de mathématiques. Mais
par exemple, Kingsbury est plus détaillé qu'Asimov sur l'objection
inévitable qu'il n'est pas imaginable que l'ensemble de l'histoire de
l'humanité soit prévisible, fût-ce statistiquement : il explique que
la prévision est possible en général mais qu'il y a des régions des
paramètres psychohistoriques, qu'il appelle topozone
crossings (dans mes propres fan-fictions d'Asimov j'avais eu la
même idée et appelé ça des nexus), où le cours des affaires
humaines sera sensible à de petites perturbations, et qu'il faut donc
contrôler avec beaucoup plus de précision, et c'est en ces points que
l'avenir se joue vraiment. Je pourrais aussi dire, je l'ai évoqué
ci-dessus, que le cœur de l'intrigue consiste à corriger un problème
crucial, presque une incohérence, dans le Plan Seldon (ceci explique
qu'il puisse y avoir encore des choses à raconter après l'avènement du
Second Empire) : je ne vais pas en dire plus parce que ce serait
impossible sans spoiler de façon majeure, mais disons que je suis
d'accord à la fois avec le problème et avec sa solution.
Il y a par ailleurs un passage de l'intrigue qui concerne
l'astrologie qui est certainement inspiré
d'Umberto Eco (par exemple, des
thèmes du Pendule de Foucault), et les idées
sous-jacentes sur le rapport entre psychohistoire et astrologie, entre
science et mystification, me plaisent beaucoup, et je me suis un peu
frappé le front en me disant mais pourquoi je n'ai jamais
pensé à ça ?, tellement j'ai trouvé l'idée brillante. (Je ne vais
pas en dire plus pour ne pas spoiler, mais je volerai certainement le
concept dans quelque chose que j'écrirai un jour.)
Kingsbury développe aussi l'histoire de l'humanité et notamment du
Premier Empire galactique, de façon beaucoup plus détaillée qu'Asimov
ne l'avait fait. Il semble partager ma fascination pour les empereurs
et la fait partager à son personnage, qui trouve intéressant
de lire les biographies des plus pittoresques d'entre eux. Kingsbury
développe aussi toutes sortes de détails qui donnent de
la profondeur et de solidité à l'Univers décrit, parce qu'il
faut reconnaître que chez Asimov il est un peu en carton-pâte (à part
pour ce qui est de Trantor, et encore). Par exemple, il imagine les
unités de temps et de longueur qu'une civilisation galactique pourrait
utiliser de façon un peu plus sérieuse qu'Asimov. (Tout est basé sur
le mètre : une année, par exemple, est le temps qu'il faut pour que la
lumière parcoure une lieue de 1016 m, ce qui donne
notre année à 6% près ; une veille est le temps qu'il faut pour
que la lumière parcoure 1013 m, soit un peu plus de 9 de
nos heures ; une heure est le dixième de ça, une inamin
est le dixième centième de ça, soit 33 de nos secondes, et un jiff est
le centième de ça, soit un 1/3 de nos secondes. Tout ça se lit très
bien, et est plus plausible qu'un système basé sur la
seconde SI comme j'avais moi-même imaginé.)
Mais bon, si jusqu'à présent j'ai dit surtout du bien de ce livre,
il faut que j'en dise aussi du mal. Parce qu'autant le fond général
me plaît bien et je considère qu'il y a le matériau d'une véritable
suite-et-fin de la saga commencée par Asimov, autant la forme me
déplaît sur plusieurs aspects.
Essentiellement, c'est très brouillon et le rythme
est très déséquilibré. Par exemple, certains passages sont
extraordinairement développés, foisonnent de détails, et juste après,
un point important de l'intrigue est expédié de façon lapidaire. On a
droit à des passages extrêmement longs, et à mon avis franchement
idiots, où le héros est sur Terre (pour des raisons vraiment peu
importantes) et essaie notamment de reconstruire un bombardier de la
seconde guerre mondiale, et les derniers un ou deux chapitres où tout
se dénoue sont écrits tellement vite qu'on se sent un peu volé. On a
des passages très détaillés sur les unités de mesure, des rants
bizarres (et à mon avis quelque part entre « scientifiquement
inexacts » et « not even wrong ») sur le
déterminisme des lois de la physique et la conservation de
l'information, et à côté de ça on n'apprend quasiment rien sur des
groupes qui jouent un rôle essentiel dans l'intrigue. On apprend des
choses étonnamment précises sur le maniérisme de tel personnage un peu
secondaire et rien sur le physique d'un autre beaucoup plus important.
Les idées brillantes que j'ai évoquées ci-dessus sur l'astrologie
sont, finalement, mal mises en valeur dans le rythme du roman et dans
l'intrigue en général.
Et puis Kingsbury se spoile lui-même. Je trouve ça
particulièrement dommage parce que je suis amateur de coups de
théâtre, mais apparemment lui ne l'est pas du tout : à chaque fois
qu'il a construit un mystère qu'il pourrait nous révéler de façon
théâtrale (et asimovienne), il semble qu'il veuille le désamorcer, le
dé-dramatiser, et un roman qui pourrait être riche en rebondissements,
au moins dans sa forme, se transforme en long fleuve tranquille.
(Peut-être que certains préféreront, après tout, c'est une question de
goût, les coups de théâtre peuvent être jugés artificiels, mais enfin
là il n'y en a vraiment aucun qui résiste, même pas en hommage à
Asimov.)
Enfin, il y a le traitement des femmes qui est vraiment bizarre.
C'est une chose que les femmes jouent des rôles moins importants que
les hommes — après tout, on ne peut pas juger une œuvre individuelle
sur ce genre de choses, ça ne peut s'estimer que statistiquement — et
qu'aucune femme ne soit psychohistorienne ou mathématicienne, mais il
y en a un certain nombre qui sont quasiment placées au niveau de
jouets sexuels, et qui plus est l'auteur insiste plus ou moins
lourdement sur le fait qu'elles sont tout juste pubères. Alors il est
possible qu'il ait voulu justement dénoncer le traitement des femmes
dans la SF des années '50, ou s'en moquer, ou quelque
chose comme ça. (Il y a moins de grands rôles féminins que masculins
chez Asimov, par exemple, et je ne suis pas sûr de pouvoir citer une
seule de ses œuvres qui satisfasse
au test de
Bechdel, mais enfin dans la série Fondation, il y a
quand même Bayta Darrell et sa petite-fille Arcadia Darrell, qui sont
des personnages de tout premier plan, dans les romans écrits plus
tard, Dors Venabili et Wanda Seldon, et dans d'autres séries, Susan
Calvin ou Noÿs Lambent.) Si l'auteur avait écrit une petite réflexion
sur la question, avait mis en scène un personnage qui se plaigne de la
misogynie de sa société, ou quelque chose de ce genre, on pourrait
comprendre, mais là il est difficile de ne pas prendre les choses au
premier degré, et c'est vraiment gênant.
Au final, je recommande quand même le roman, en tout cas à ceux qui
trouvent comme moi qu'il manque un peu une fin à la trilogie centrale
de Fondation, et que les romans écrit plus tard par
Asimov n'en fournissent pas vraiment une, voire en trahissent la
prémisse ; je le recommande à ceux qui veulent voir le thème de la
psychohistoire un peux mieux développé ; mais seulement à condition
d'être capable de sauter des passages inutilement longuets, de
supporter que les révélations soient mal mises en valeur et que
d'accepter de fermer les yeux sur la présentation vraiment bizarre des
femmes. Il est dommage que des idées d'intrigue vraiment excellentes
soient desservies par une forme douteuse.
Réflexions encore plus décousues sur les romans d'Umberto Eco
Puisqu'on me le demande explicitement dans un commentaire de
l'entrée précédente, je peux dire
un mot sur les romans d'Umberto Eco et moi (ça tombe bien, parce que
j'avais écrit quelque chose à ce sujet dans un forum d'anciens de
l'ENS donc je n'ai en gros qu'à recopier et
reformater).
J'ai énormément d'admiration pour Umberto Eco, qui avait une
culture si vaste et si érudite, un sens de l'humour si subtil, et une
intelligence extraordinaire. Je lui dois certainement beaucoup, comme
ma fascination pour le thème du faux (et la manière dont le
faux peut devenir vrai, ou influencer le vrai, la manière dont la
fiction peut se retourner sur la réalité), ou encore pour
les crackpots
et complotistes. Je lui ai rendu
hommage à différentes reprises, explicitement ou de façon cachée, dans
ce blog ou ailleurs : je ne peux certainement pas tout citer, mais je
mentionnerai par exemple le troisième paragraphe
de ce fragment. (Beaucoup de gens
se sont énervés que Dan Brown ait énormément de succès avec des livres
qui sont du sous-Eco, mais étant moi-même auteur de sous-Eco je me
dois de le défendre : le fait de faire du faux Eco est quelque chose
d'on ne peut plus ecoïen ; et la toute petite scène que je décris est
inspirée d'une — vraie — interview d'Eco que j'ai lue quelque part, où
il raconte qu'il a lu le Da Vinci Code dans
l'avion parce que tout le monde lui en parlait, et qu'il s'est demandé
si ce Dan Brown n'était pas lui-même une sorte de complot ou de
personnage imaginaire.)
Eco m'a convaincu que l'analyse littéraire et sémiotique n'est pas
juste de l'invention d'interprétations imaginaires. Et c'est aussi à
travers lui que j'ai découvert d'autres auteurs que j'ai beaucoup
appréciés, et eux-mêmes grands manipulateurs des liens entre le vrai
et le faux, je pense à Italo Calvino et Jorge Luis Borges (comme je
l'écrivais il y a longtemps : quand
on m'a fait remarquer qu'il y a dans Le Nom de la rose un
dénommé Jorge de Burgos à la tête d'une bibliothèque
en forme de labyrinthe, je me suis frappé le front en me
disant rhâ, mais comment ai-je pu ne pas voir ça ?). Je
pourrais aussi mentionner de Nerval
et son Voyage en Orient, ou les Mille et Une
Nuits.
Pourtant, mon admiration pour Umberto Eco écrivain reste modérée.
Je crois qu'en bref le problème est qu'il est trop cultivé,
il connaît trop bien l'Histoire, que parfois cela gêne sa
capacité à inventer, à créer du nouveau, ou simplement à raconter des
choses qui ne soient pas trop indigestes (pour ne pas dire, ennuyeuses
à en mourir) pour le commun des mortels. Il semble d'ailleurs qu'il
le fasse un peu exprès : j'avais lu quelque part qu'il rendait parfois
le début de ses romans délibérément ardu pour perdre tout de suite les
lecteurs qui ne s'accrocheront pas jusqu'au bout. Je me suis toujours
accroché jusqu'au bout, mais je n'ai pas toujours été emballé. Voilà
ce que j'ai pensé de chacun de ses romans :
Le Nom de la Rose
Je me souviens d'avoir
énormément aimé, mais mon souvenir est aussi un peu lointain, donc je
ne peux pas en dire beaucoup plus, d'autant que je suis influencé par
le film (que j'ai dû voir trois ou quatre fois). L'intrigue
policière, en tout cas, marche bien, l'ambiance du Moyen-Âge et de ses
débats théologiques est très bien rendue, et le lien entre les deux
n'est pas du tout mal fait (l'un n'est pas juste un prétexte pour
l'autre).
Le Pendule de Foucault
Il y a des idées que
je trouve absolument géniales (la manière dont la théorie du complot
est démontée mais revient quand même mordre ses auteurs ; et aussi
plein de digressions qui sont à mourir de rire), mais l'ensemble est
incroyablement brouillon, et franchement beaucoup trop long. Je
recommande de le lire en diagonale : dès qu'on trouve que c'est
ennuyeux, surtout vers le milieu du livre, sauter ou lire en
pointillés jusqu'à la fin du chapitre, on ratera probablement peu de
choses importantes.
L'Île du jour d'avant
J'ai trouvé celui-là,
il faut le dire, carrément chiant. Quelques idées intéressantes, une
discussion très instructive sur le problème de la détermination des
longitudes en mer (j'ai appris des choses sur l'histoire des sciences,
c'est sûr), les passages « politiques » (avec Richelieu et Mazarin)
sont amusants, mais l'intrigue-cadre est quasi inexistante, et les
digressions philosophiques interminables m'ont semblé vraiment
pénibles.
Baudolino
C'est mon préféré (quoique même
dans celui-là le récit du voyage fantastique vers l'Orient me semble
trop long et pas très intéressant). La manière dont Eco arrive à
placer Baudolino à l'origine de quantité de légendes ou de faits
historiques est vraiment extraordinaire, et en plus il y a une
histoire « policière » dont j'ai maintenant oublié le fin mot mais que
j'avais trouvée aussi bonne que dans Le Nom de la Rose.
(J'en avais fait une critique plus
longue ici sur ce blog.)
La Mystérieuse Flamme de la Reine Loana
Sans
doute très intéressant pour les Italiens de la génération d'Eco, mais
pas vraiment pour moi, à qui au moins 90% de ce qu'il racontait
n'évoquait strictement rien. L'intrigue-cadre est très bien, mais
trop fine pour un livre aussi épais si on ne s'intéresse pas à tout ce
qui est raconté à côté.
Le Cimetière de Prague
Extrêmement bien écrit
et construit, mais je crois qu'Eco est tombé dans le piège de faire
trop de recherches historiques qui, du coup, l'ont empêché d'inventer
assez de choses pour faire une histoire vraiment palpitante : en
refusant de s'écarter de la réalité, il se retrouve avec un personnage
principal qui ne peut que côtoyer plein d'événements célèbres sans,
finalement, jouer un rôle proéminant dedans (en tout cas, rien de
comparable avec ce qui se passe dans Baudolino).
Numéro Zéro
Il est tellement court qu'on aura
du mal à trouver qu'il y a des passages ennuyeux (il faut avouer qu'on
en trouve dans tous les autres), mais finalement je n'ai pas été
emballé par l'intrigue, qui m'a semblé faible.
Incontestablement, Eco avait une culture hors du commun, donc en
écrivant sept romans liés à à peu près sept périodes historiques
différentes (Le Pendule de Foucault n'est pas vraiment
bien situé, il fait le lien entre plein de choses à la fois), il est
toujours incroyablement bien renseigné, non seulement sur l'histoire,
mais aussi sur l'historiographie (il y a plein de méta dans ses
livres, où on parle des erreurs que les différentes époques faisaient
sur les autres époques) ; et on trouve dans tous ses romans ce fameux
thème du faux, de la falsification, de l'imposture, et plus largement
de la confusion et du complot qui traverse les époques. Mais pour
intéresser le lecteur, ou en tout cas pour m'intéresser moi, un
romancier doit avoir une intrigue qui serve à autre chose qu'à donner
un prétexte, aussi savant soit-il, à parler de telle ou telle époque :
et plus d'une fois il m'a semblé que l'imagination d'Eco se laissait
dévorer par sa culture.
Si on veut l'humour d'Eco, il vaut peut-être mieux le chercher dans
ses petits textes comme dans le recueil Comment voyager avec un
saumon.
Et si on veut sa science, il y a un livre que j'aime énormément,
c'est Six promenades dans les bois du roman ou d'ailleurs
(je crois que la VO est en anglais : Six Walks in
the Fictional Woods, c'est tiré de leçons qu'il a données à
Harvard au début des années '90). Parce que là, au lieu que sa
culture déborde dans tous les sens comme dans une oeuvre de fiction,
il la canalise sous forme d'un enseignement, et c'est vraiment
passionnant. Et pourtant je n'aime pas trop la critique littéraire en
général.
Quelques réflexions décousues au sujet d'Isaac Asimov et de Frank Herbert
J'avais écrit il y a quelques
mois une petite introspection sur l'influence que la lecture
du Seigneur des Anneaux de Tolkien a eue sur moi. Je
voudrais dire quelque chose de semblable au sujet de l'œuvre d'Isaac
Asimov, sauf que j'écris ceci surtout pour me détendre après trop de
temps passé à préparer des cours,
donc je ne vais pas être très cohérent ni très systématique dans mon
analyse.
Ce qui me motive à en parler, c'est que je viens de relire la
trilogie centrale de Fondation
(soit : Foundation, Foundation
and Empire et Second Foundation).
Mais ce qui me pose une difficulté pour en parler, c'est que je
n'arrive pas à me rappeler quand je l'ai lue pour la première fois.
(Il m'arrive d'écrire la date en première page quand j'achète un
livre, mais là je ne l'ai pas fait.) Mon édition
de Foundation and Empire prétend dater de
1994, et c'est bizarre parce que j'ai un souvenir assez net de l'avoir
lu pendant que j'étais aux États-Unis avec mes parents à l'été 1993
(le souvenir est assez net : je me revois lisant des passages précis
du livre dans un hôtel dans les Rocheuses, et je sais avec certitude
que ce je suis allé dans l'Ouest des États-Unis en 1993 et jamais
depuis), donc peut-être que je suis tombé dans une faille
spatio-temporelle ou peut-être que j'ai encore un cas
de souvenirs bizarrement faussés.
Mais bon, ça doit bien être vers 1993–1995 (j'ai des textes écrits
vers 1994 qui sont manifestement fortement inspirés
de Foundation).
Je ne me rappelle pas non plus ce que j'ai pensé en lisant ces
livres pour la première fois, ni ce qui m'a poussé à les lire.
Bizarrement, je me rappelle ce que j'ai pensé en voyant les
couvertures pour la première fois : c'était dans une librairie à
Londres, probablement autour du moment où j'ai
lu The Hitch-Hiker's Guide to the Galaxy de
Douglas Adams, et j'ai vu l'intégrale de la
série Foundation (intégrale qui faisait, à
l'époque, six volumes puisque c'était avant que
paraisse Forward the Foundation), l'édition
était celle, par Grafton je crois, dont la couverture porte
les jolis
dessins de Tim White qui n'ont absolument rien à voir avec le
contenu des livres mais qui, dans mon esprit, sont restés
inextricablement liés à eux. (D'ailleurs,
mon sens de la symétrie est agacé
par le fait que quand j'ai, plus tard, acheté tous les livres de la
série, ils n'étaient pas dans la même édition.) Je me souviens avoir
pensé, ouhlà, six volumes, je ne lirai jamais un truc pareil ; en même
temps que, malgré moi, j'ai dû commencer à me demander ce qu'il
pouvait y avoir dedans (et à m'en construire une représentation
bizarre, comme je le disais au sujet de Tolkien), parce que j'aimais
bien les titres et les illustrations. Toujours est-il que je ne sais
absolument plus ce qui m'a poussé, finalement, à essayer quand même de
les lire.
Pour ceux qui n'ont pas lu ces œuvres, disons rapidement (et
presque sans spoiler) qu'il s'agit d'une histoire de science-fiction
qui se passe au moment du déclin et de la chute d'un empire galactique
(peuplé d'humains) qui a régné sur toute la galaxie pendant environ
12000 ans ; un mathématicien nommé Hari Seldon développe une science
appelée psychohistoire, au croisement de la psychologie, de la
sociologie, de l'histoire et de la physique statistique, qui permet de
modéliser le comportement des grands ensembles d'individus et donc
d'en prédire l'évolution : grâce à cette science, il prédit la chute
de l'empire galactique et un interrègne chaotique qui doit durer
30000 ans, mais qu'il trouve le moyen (le Plan Seldon) de
raccourcir à seulement 1000 ans en établissant une Fondation au
bord de la galaxie, qui portera les graines à l'établissement d'un
second empire galactique. Les trois volumes centraux que je viens de
relire
(Foundation, Foundation
and Empire et Second Foundation)
racontent le début de l'histoire de cette Fondation, ses démêlés avec
ses voisins, et la recherche de la plus mystérieuse Seconde Fondation
dont on sait seulement qu'elle a été établie à l'autre bout de la
galaxie et dont le rôle n'est pas clair (je n'en dirai pas plus
pour ne pas spoiler, parce qu'il y a beaucoup de coups de théâtre à ce
sujet). Les deux volumes qui suivent dans l'histoire interne et qui
ont été publiés longtemps plus tard (Foundation's
Edge et Foundation and Earth)
prennent un point de vue très différent sur le but ultime de la
Fondation, évoquent la recherche de la Terre, la planète sur laquelle
l'humanité est née, et concluent le cycle un peu en queue de poisson.
Encore plus tard, Asimov a écrit deux romans supplémentaires
(Prelude to Foundation
et Forward the Foundation) dont l'action se
déroule avant Foundation et qui ont pour
thème le développement de la psychohistoire, sur la planète qui sert
de capitale à l'Empire, Trantor, avant l'établissement de la
Fondation.
J'ai énormément aimé les trois volumes centraux. Sans doute l'idée
même de la psychohistoire me plaisait-elle, et/ou le fait d'avoir un
héros mathématicien. Même s'il faut admettre que la psychohistoire ne
tient pas vraiment debout dès qu'on y réfléchit un peu, même dans la
logique interne des livres (il y a vraiment trop d'éléments dus au
hasard, et vraiment trop de prédictions qui sont faites avec une
précision complètement cinglée) ; et même s'il est clair qu'Asimov a
une idée assez fantaisiste des mathématiques (il imagine plein de
formules compliquées : or même si une science comme la psychohistoire
devait exister, ce serait certainement surtout plein de calculs
numériques).
Mais plus encore que la psychohistoire et le héros mathématicien,
je crois que j'étais fasciné par l'empire galactique, qu'on ne fait
qu'entre-apercevoir dans Foundation
et Foundation and Empire, et dont la chute
m'avait causé un certain chagrin, toute prédite qu'elle était. Je
crois que, comme Asimov et comme tant d'autres gens, je suis hanté par
l'idée (sans doute plus l'idée
fantasmée que la réalité) de l'empire romain, et surtout de son
déclin et de sa chute, notamment à travers l'influence de
l'œuvre
célèbre de Gibbon (que, un peu comme le cycle
de Foundation, j'ai toujours regardée en me
disant, ouhlà, c'est trop long, je ne lirai jamais un truc pareil).
Ce qui est certain, c'est qu'énormément des textes que j'ai
écrits, que ce soit de la science-fiction ou d'autres genres de
fantastique, tournent autour du thème de l'empire et de l'empereur,
pas juste des royaumes et des rois mais bien des empires et des
empereurs : c'est une idée qui m'obsède presque (artistiquement, je
précise : je n'ai certainement pas de sympathie politique pour cette
forme d'organisation de l'État !). Et puis, il y a la
planète-capitale, Trantor, qui est elle aussi assez fascinante :
qu'Asimov réussit à rendre fascinante, lui qui a manifestement une
sainte horreur des descriptions. Et il y a spécifiquement l'empereur
Cléon I dans Prelude to Foundation
et Forward the Foundation, que je trouve
extraordinairement attachant pour un personnage finalement assez
secondaire.
Et enfin, il y a les coups de théâtre.
J'ai déjà dit que j'étais un grand
fan des coups de théâtre, mais la trilogie centrale
de Fondation est un orgasme théâtral multiple. La fin de
chacune des deux parties de Second
Foundation est presque une caricature du coup de théâtre à
répétition, c'est du Agatha Christie à la puissance cent. J'ai dû
grandir depuis 1994, ou simplement ça marche moins bien quand il n'y a
plus l'effet de surprise, parce que j'ai trouvé ça un peu exagéré à la
relecture. Mais bon, c'est amusant et il y a des signes clairs
qu'Asimov ne se prend pas (complètement) au sérieux.
La trilogie centrale de Fondation m'a énormément plu.
Les deux livres qui suivent (Foundation's
Edge et Foundation and Earth) m'ont,
en revanche, beaucoup déçu : j'ai cru qu'Asimov avait perdu son talent
pour le calcul politique sophistiqué qui est à la base de la
psychohistoire et des coups de théâtre du Plan Seldon ; j'ai été agacé
par sa façon d'essayer de recoller artificiellement ses histoires de
robots avec le monde de Fondation ; et surtout, je me
suis senti trahi par une réinterprétation, pour ne pas dire un
abandon, du Plan Seldon (je n'en dirai pas plus pour ne pas spoiler).
Les deux livres qui ont été écrits encore après, mais qui servent de
préquelles dans la chronologie interne (Prelude to
Foundation et surtout Forward the
Foundation) m'ont partiellement réconcilié avec lui : même s'il
y avait encore à mon goût un peu trop d'histoires autour des robots,
ou de la possible existence de robots, au moins l'histoire de Hari
Seldon est-elle intéressante et assez pleine de rebondissements et de
calculs politiques intelligents.
J'ai lu beaucoup d'autres œuvres d'Asimov, donc je ne vais pas
faire le catalogue complet. La trilogie de l'Empire
(The Currents of Space, le
mal-aimé Tyrann/The
Stars like Dust, et Pebble in the
Sky) m'a également bien plu ; comme beaucoup de ses nouvelles
(je pense par exemple à Profession), et
d'autres de ses romans (je mentionnerai juste The
End of Eternity, pour une approche originale du voyage temporel
et la manière dont on passe tout le roman à se demander où il veut en
venir avant un dénouement assez épatant).
Mais je n'ai jamais été tellement emballé par ce qui fait sans
doute le plus la célébrité d'Asimov, auquel le OED attribue la paternité du
mot robotics : les histoires de robots, et les
fameuses trois
lois. Certes, l'exploration de toutes les façons de
contourner ces lois, de les annuler, de les réinterpréter, etc., est
amusante, mais une chose que j'ai du mal à comprendre, c'est qu'Asimov
n'ait jamais vraiment fait le lien entre robots
et ordinateurs : il est parfois question d'ordinateurs dans
ses œuvres, ce sont généralement des machines monstrueuses, souvent
appelées Multivac, et en tout cas ontologiquement différentes
des robots — on se demande comment il a pu ne pas identifier un robot
à un ordinateur sur pattes.
Bref, ce qui m'intéressait le plus, moi (au moins il y a 20–25
ans : peut-être plus tant maintenant), c'était les histoires d'empires
galactiques, et les manœuvres politiques qui allaient avec. J'ai
passé un certain temps à écrire du sous-sous-Asimov qui en est presque
un plagiat, et de qualité
abominable : pièce à conviction
nº1, pièce à conviction
nº2, pièce à conviction
nº3. Je n'ai appris que récemment l'existence d'histoires qui ne
sont pas d'Asimov mais autorisés par lui,
spécifiquement Foundation's Friends, dont
il faudra que je voie ce que ça vaut.
Ajouts ultérieur : voir
aussi cette entrée ultérieure sur
ce que j'ai pensé du roman Psychohistorical
Crisis qui est une suite non-autorisée de la
trilogie initiale de Fondation ;
et cette entrée-ci sur (la première
saison d')une adaptation de Fondation sous forme de série
télé par Apple TV. Sur un autre sujet,
voir cette entrée-ci sur les
histoires que j'ai moi-même écrites (et dont Asimov était
indiscutablement une inspiration majeure).
🌠
Mais j'en viens à un autre auteur : Frank Herbert. Parce qu'au
rayon des complots politiques dans des empires galactiques dans des
sagas de livres de science-fiction, il était difficile d'échapper à la
série Dune. Et là, je n'ai pas du tout aimé. Pourtant,
je partais d'un bon a priori : tellement bon, même, que j'ai lu deux
volumes et demi de la saga, et encore un bout du quatrième, avant de
me rendre compte que je détestais ce gloubi-boulga mystique.
Pourtant, si on en juge par ce que j'ai écrit avant,
j'aurais dû aimer Dune, et en tout cas les
parallèles avec Fondation sont frappantes. C'est de la
science-fiction qui se passe autour de 10⁴ années dans le futur. Il y
a un empire avec un empereur à la tête. Il y a quelqu'un qui a
vaguement le pouvoir de prédire l'avenir, et qui s'inquiète pour ce
que deviendra l'Humanité. Il y a des luttes de pouvoir compliquées et
des complots dans tous les sens. Il y a des gens qui ont une sorte de
pouvoir mental bizarre et qui ont un Plan à accomplir. Il y a
quelqu'un qui a une sorte de super-pouvoir d'origine probablement
génétique. Et il n'y a pas de robots parce qu'ils ont
disparu, sauf peut-être à la fin, dans une certaine mesure. La fin,
d'ailleurs, n'est pas vraiment une fin, et d'autres auteurs ont essayé
d'en écrire une. (Je suis sûr que des gens un peu doués pour
l'exercice de style pourraient écrire un petit résumé qui fonctionne à
la fois pour Fondation et pour Dune. Oui,
ceci est un défi. ) Sur un point plus superficiels,
les deux ouvrent leurs chapitres par des citations fictives. Les deux
parsèment leurs histoires de coups de théâtre et de rebondissements.
Et de façon plus profonde, les deux posent des problèmes éthiques
intéressants sur ce que doit être l'avenir idéal de l'Humanité et
surtout qui est en droit d'en décider et ce qu'on a le droit
de faire pour que cet avenir s'accomplisse ; et comment il est
possible d'échapper à la prescience. Les deux posent un regard ambigu
sur la religion (et peut-être aussi le commerce) comme moyen de
contrôle des masses. Je suppose que Herbert avait lu Asimov, et
qu'Asimov a lu Herbert pour la suite. Je suis étonné de ne pas
trouver facilement sur Google plus de gens dressant des comparaisons
entre deux sagas pourtant toutes deux immensément populaires : je ne
trouve en fait qu'un seul article vaguement sérieux sur la
question, John
L. Grigsby, Asimov's Foundation Trilogy
and Herbert's Dune Trilogy: A Vision
Reversed, Science-Fiction
Studies 8 (1981) 149–155, et il n'est pas bien
profond.
Bref, si j'ai beaucoup aimé Fondation et pas du
tout Dune, c'est qu'il faut creuser un peu plus
profondément que ces ressemblances.
Je peux trouver des raisons superficielles pour lesquelles je
n'aime pas Dune. Herbert écrit mal : je veux dire, son
style est encore plus ridiculement pompeux que le mien, et ce
n'est pas peu dire. Il ne se passe quasiment rien dans des
volumes pourtant interminables à part des conversations complètement
plates, des digressions qui ne servent à rien, et surtout du délire,
beaucoup de délire, religio-philosophique. Ses coups de théâtre qui
sont censés être des surprises sont tellement transparents qu'il est
impossible d'être vraiment surpris. Ses personnages n'ont aucune
profondeur psychologique, ils sont tous des caricatures
d'eux-mêmes : Dune me fait penser de ce point de vue-là à
une classe d'école primaire qui aurait décidé de représenter
l'Électre d'Euripide et qui jouerait les rôles avec la
crédibilité qu'on imagine. L'intrigue est totalement artificielle,
tous les éléments sont complètement parachutés. Et le monde lui-même
n'a aucune crédibilité (des hommes-calculateurs ? complètement
grotesque ; tout le monde qui aurait le même livre religieux ?
absurde ; des gens qui seraient conditionnés à ceci ou cela ?
n'importe quoi ; des gens qui peuvent retrouver les mémoires de leurs
ancêtres ? crétin et éculé ; une guerre sainte contre toute forme
d'ordinateur qui aurait eu tellement de succès ? pas crédible une
seule seconde). Enfin, Herbert semble avoir complètement perdu de vue
la première moitié du mot science-fiction.
…Mais tout ça, ce ne sont que des raisons superficielles, et assez
largement de mauvaise foi. Je pourrais certainement trouver des
raisons analogues de ne pas aimer Fondation si je
cherchais un peu. En tout cas, j'ai certainement des choses à lui
reprocher : le style d'Asimov, s'il est plus naturel, n'est pas
franchement plus brillant que celui de Herbert ; à part dans les
préquelles, ses personnages n'ont guère plus d'épaisseur
psychologique, ce qui est peut-être encore plus critiquable quand il
est censément question de psychologie ; il y a aussi beaucoup
de choses totalement parachutées, et les coups de théâtre que j'aime
tellement sont totalement tarabiscotés. Et pour un reproche plus
spécifique à Asimov : il n'y a aucune description de rien du tout, si
bien qu'on a l'impression de lire une histoire racontée avec des
personnages de xkcd, on ne sait pas à quoi ressemble quelque
personnage que ce soit sauf Hari Seldon, ni quelque planète que ce
soit sauf Trantor. Bordel, Asimov, c'est l'espace !, tu pouvais nous
faire rêver avec des belles images. Pourtant, je lui pardonne tout ça
et plus.
La vraie raison pour laquelle je n'aime pas du
tout Dune et j'aime Fondation doit se
chercher en moi et pas dans les œuvres elles-mêmes.
Je crois que quand je lis du Asimov, je ressens une profonde
empathie pour l'auteur. Asimov n'est pas doué pour faire ressentir la
psychologie de ses personnages, mais il est doué pour faire
ressentir la sienne : ce n'est pas facile à expliquer, mais
on sent parfaitement, en le lisant, que c'était un homme à la
fois profondément bon, avenant, profondément
rationnel, humaniste,
et ayant une foi positiviste dans le Progrès telle que ce que
j'évoquais dans cette entrée. Et
les différents textes de non-fiction que j'ai lus de lui me
confortent dans ce jugement (ne serait-ce, d'ailleurs, que son
jugement sur l'attitude de Tolkien que je
mentionnais précédemment).
D'ailleurs, on a donné à Asimov le surnom de the Good
Doctor. Sa forme particulière, non pas inconditionnelle mais
néanmoins rassurante, d'optimisme, transparaît dans le fait que même
les personnages « méchants » de ses œuvres, quand ils ne sont pas
simplement stupides, restent rationnels, compréhensibles, et donnent
l'impression de jouer le rôle du méchant parce qu'il faut bien que
quelqu'un le joue. Le lecteur un peu candide que je suis aime bien ce
genre de clarté.
Herbert, c'est tout le contraire. Enfin, je ne sais pas du tout
quel genre de personne était Frank Herbert lui-même — j'ose espérer
qu'il ne transparaît pas personnellement comme Asimov le fait — mais
je parle de ce qu'il écrit. L'univers qu'il nous présente est
intellectuellement, moralement et esthétiquement répugnant, et tous
les personnages qui l'habitent le sont aussi. Si les « méchants »
sont des méchants d'opérette gratuitement méchants, les « gentils »
sont cinglés et/ou incompréhensibles, et à peine moins condamnables
moralement. Et tous sont d'une arrogance insupportable. Dès les
premières scènes, j'ai juste envie de foutre une baffe aux
prétentieuses Bene gesserit avec leurs projets politiques et
eugénistes à la con, et ça ne s'améliore pas par la suite. Et ces
gens sont enfermés dans un univers aux coutumes odieuses à en vomir :
il n'y a pas un seul aspect de cette société qui ne donne pas
profondément la nausée — son système de classes sociales profondément
barbare, ses interdits religieux débiles, ses règles arbitraires
révoltantes, ses clans, castes et corporations pourris, sa mystique
puante, son obsession pour la lignée génétique. Et tout le monde est
à la même sauce, des puissantes familles nobles (qui ont chacune leurs
propres règles crétines) aux pauvres Fremen en passant par les
manipulatrices Bene gesserit. Comme si tout ceci n'était pas
assez immonde, on en ajoute une couche dans l'esthétique, comme avec
les navigateurs
(certes, ces images viennent essentiellement
du film de David
Lynch, mais il est clair dans les romans qu'ils ne sont pas
jolis-jolis à voir).
Alors on aura beau jeu de me dire que je suis un homme de ma
société et qu'il est normal que j'en trouve une autre répugnante : que
c'est le signe que Herbert a réussi à me dépayser. Je n'en
suis pas convaincu : quand je lis des descriptions historiques réelles
d'autres civilisations, j'atteins rarement un tel niveau de révulsion.
Mais en tout état de cause, je ne prétends pas critiquer
ici Dune, juste expliquer l'effet produit sur moi : j'ai
besoin de voir un rayon de lumière de temps en temps (le monde et la
société qui nous entourent sont assez déprimants, justement, je ne
m'identifie pas à eux, et je ne tiens pas à lire des livres qui en
rajoutent une couche en présentant largement pire).
Mais en fait, le point important est un peu différent : je peux
apprécier une description d'un monde horrible à condition qu'il y
ait des personnages qui se révoltent contre lui, avec lesquels je
puisse m'identifier au moins un peu (même si, in fine, leur
révolte échoue). Tout César doit avoir son Casca. J'ai bien
apprécié, par exemple, The Handmaid's Tale
de Margaret Atwood, qui décrit pourtant un monde de science-fiction
comparablement horrible à celui de Dune. Chez Asimov, si
une situation est absurde, quelqu'un dira inévitablement c'est
absurde ! ; le monde ne sera pas toujours démocratique, mais il y
aura toujours des démocrates, par exemple Ebling Mis
dans Foundation and Empire, qui se comporte
exactement comme j'aimerais me comporter dans certaines circonstances.
Mais chez Herbert, le niveau de soumission à l'absurdité est
hallucinant : il me semble qu'il n'y a pas un seul moment où quelqu'un
dit ces règles sont vraiment connes, on devrait les enfreindre, les
combattre ou les contourner ou même quel dommage que ces règles
existent, ou, ce qui serait vraiment jubilatoire, je vais
foutre une baffe à cette bande de connards imbus d'eux-mêmes.
Hélas non : il y a bien des groupes qui combattent des éléments
répugnants de cet univers où tout est répugnant, mais ce sont toujours
pour les « mauvaises » raisons, par exemple pour leur pouvoir
personnel, et en tout cas pour remplacer quelque chose de pourri par
quelque chose d'aussi pourri.
*
Ajout () : Je suis tombé
sur deux posts sur le blog(?) Mythcreants que j'ai
trouvés assez intéressants, et qui (même si je ne suis pas forcément
d'accord avec tout ce qui y est dit, ou en tout cas avec l'importance
relative de ce qui y est dit) mettent assez bien le doigt sur des
choses qui me déplaisent
dans Dune : Building
Arrakis: How Herbert Sabotaged His Own Ideas (Cool space worms can't
save Dune from sexism, racism, and absurdity)
()
et Why
Herbert's Dune Fails as a Subversion (Frank Herbert is not a guy I
would go to for political commentary)
(). Le premier évoque différents problèmes
intéressants, même s'il mélange un peu des choses de niveaux
différents : problèmes dans l'intrigue, et problèmes dans le contenu
(fascination pour la féodalité, racisme, misogynie…). Le second
s'interroge sur la position de l'auteur lui-même dans tout ça, et
réplique à la réponse qu'on pourrait faire que Dune est
censé critiquer les éléments peu reluisants de son univers.
Le sens métaphorique du Seigneur des anneaux — Tolkien, Asimov (et moi)
Quand j'étais petit, je n'ai pas lu le Seigneur des
anneaux. Je le souligne, parce que j'ai passé plein de temps,
à l'école primaire puis au collège, à baigner dans un monde imaginaire
qui était le descendant spirituel de celui inventé par Tolkien : à
travers les livres dont vous
êtes le héros et d'autres histoires que j'ai pu lire ou des jeux
sur ordinateur, mais surtout à travers les « aventures » que mes
copains et moi nous racontions (soit sous forme de jeux de rôles, soit
sous forme de fictions assumées, soit sous forme d'histoires où nous
nous imaginions jouer un rôle, aux
frontières de la réalité et du rêve). Quand on dit elfe,
par exemple, je pensais — comme tout le monde depuis
1955[#] — à une créature
humanoïde grande et
majestueuse et éminemment
baisable, et pas aux petits êtres malicieux voire maléfiques
et voleurs d'enfants dont le nom a donné oaf en
anglais ou Alp (comme
dans Alptraum, le cauchemar) en allemand.
Certes, j'ai lu The Hobbit assez tôt,
mais The Lord of the Rings restait de ces
œuvres qui m'intimidaient et que je n'osais aborder : pas tellement à
cause de sa taille ou de sa complexité, mais plutôt parce que j'avais
peur de détruire l'idée que je m'étais formée du contenu de
ce roman mythique, à force d'indices lâchés çà et là par des amis qui
l'avaient lu et d'autres ombres projetées sur le mur de la caverne
culturelle par l'influence de Tolkien. Voici ce que j'écrivais dans
la postface de La Larme du
Destin [ajout :
voir cette entrée ultérieure pour
si vous voulez en savoir plus sur ce dont il s'agit] :
Quant au monumental The Lord of the
Rings, je n'ai osé en entreprendre la lecture qu'en 1991 ; or
ce retard ne m'a rendu l'œuvre que plus grandiose. Car j'en avais
entendu parlé bien des années auparavant et dans l'entre-temps j'en
avais beaucoup rêvé. Chaque fois qu'une personne qui avait lu
l'épopée m'en révélait un détail, le livre grandissait dans mon esprit
et se nourrissait de mes songes. Si bien que lorsque enfin je fus
forcé par les circonstances à le lire, il y avait deux versions
différentes de The Lord of the Rings :
celle, réelle, que Tolkien avait écrite et celle que mon imagination
avait échafaudée, réflexion déformée dans le miroir étrange de ma
fantaisie. L'impression que j'eus en lisant le roman est celle qu'on
a lorsqu'on n'a jamais vu d'une montagne que son image trouble dans un
lac et qu'on lève soudain la tête pour apercevoir la masse granitique
dans toute sa splendeur cristalline, majestueuse, si familière et
pourtant si différente de ce qu'on en connaissait. L'effet produit
sur moi fut très profond et je lus en moins d'une semaine les quelque
mille pages écrites par Tolkien.
(Désolé pour mon style inimitablement pompeux dans le paragraphe
ci-dessus. Dans les deux paragraphes ci-dessus, en fait,
ainsi que dans ceux qui suivent. )
En fait, je regrette un peu la version du Seigneur des
anneaux que j'avais imaginée, et qui a maintenant complètement
disparu de ma mémoire : les œuvres imaginaires sont souvent bien plus
grandioses que les livres existants comme les songes peuvent être plus
grandioses que la réalité. C'est sur cette idée que j'ai
écrit cette nouvelle, qui
essaie vaguement de décrire ce qu'était mon Seigneur des
anneaux fantasmé — mais c'est un peu
comme se souvenir d'un rêve. C'est
sans doute aussi pour ça que j'écris
des fragments d'œuvres
imaginaires.
Mais je reviens au livre réel que Tolkien a écrit. Je l'ai lu en
1991, en très peu de jours, pendant des vacances scolaires. Ce qui
s'est passé est que trois de mes camarades de classe devaient faire un
exposé à son sujet pour le cours de français (oui, de français —
enfin, de litérature, quoi). Je savais qu'ils seraient bien obligés
de le résumer et que la version du livre dans mon imagination devrait
bien cesser d'exister, et je préférais rencontrer le vrai à travers
son texte même qu'à travers un exposé scolaire. Je suis donc allé à
Paris l'acheter (mon lycée était en banlieue, à Orsay, où habitent mes
parents), précisément à la librairie Le Nouveau Quartier
Latin (elle n'existe plus, mais c'était sur le boulevard
Saint-Michel, entre les Mines et Port-Royal), une des seules à vendre
des livres en anglais à l'époque, et quasiment la seule rive
gauche.
En rentrant, je me suis arrêté pour boire à la fontaine située
juste à côté de l'entrée sud de la station de RER
Luxembourg (rue de l'Abbé de l'Épée), parce que ce n'était pas
marqué eau non potable, mais il faut croire qu'elle l'était
quand même (non potable), en tout cas j'ai attrapé une gastro
terrible. J'ai donc passé quelques jours au lit, et sans avoir rien
de mieux à faire que lire le Seigneur des anneaux, si
bien que je l'ai lu à une vitesse assez grande — au moins pour moi,
qui ne suis pas lecteur compulsif. Je mentionne ça entre autres pour
dire que je ne suis pas complètement honnête dans le passage où je
m'auto-cite ci-dessus : le fait que j'aie dévoré le livre était plus
dû au fait que mon estomac refusait de dévorer autre chose qu'à la
manière dont le style de Tolkien m'aurait captivé.
Et, en vérité, je ne suis même pas totalement sûr
d'avoir tant aimé que ça. Il y a toujours une certaine
inertie quand je lis un livre : de même que j'ai du mal à en commencer
un, j'ai aussi du mal à arrêter, et j'ai dû lire quelque chose comme
500 pages de la saga Dune de Frank Herbert avant de me
rendre compte que je trouvais ça aussi intéressant que les aventures
de Xenu selon L. Ron Hubbard (comprendre : les délires des mystiques,
ce n'est pas ma tasse de thé ; ajout : voir
aussi cette entrée ultérieure où
je compare Herbert à Asimov). Donc le fait d'avoir lu mille pages en
quelques jours ne prouve pas forcément grand-chose. Ai-je donc
vraiment aimé le Seigneur des anneaux ? Si je m'en tiens
à the big picture, certainement, oui, beaucoup,
et je suis assurément fasciné par la richesse du monde que l'auteur a
créé ; et le langage est très beau et incontestablement maîtrisé, et
j'ai certainement appris des mots d'anglais en lisant le livre
(notamment, lest, je suis à peu près sûr que
c'est là que je l'ai rencontré pour la première fois, et il doit
apparaître toutes les quelques pages) ; mais il est aussi vrai qu'il y
a un certain nombre de passages que j'ai trouvés interminables et sans
intérêt, où l'intrigue n'avance pas, où les descriptions me donnent
une impression de ne pas correctement situer les choses malgré une
abondance de détails. (Je crois me souvenir que j'ai été
particulièrement rebuté par la bataille de Helm's Deep, dont je ne
comprenais pas vraiment l'importance stratégique ou tactique, ni
pourquoi les héros s'étaient retrouvés là-dedans, ni comment les lieux
étaient agencés, et tout ça dure un nombre de pages considérable.)
Maintenant, il est possible que j'aie été trop jeune pour bien
l'apprécier, ou trop distrait par mes entrailles pour pouvoir me
concentrer correctement : mais il y a une critique que je maintiens
certainement, c'est qu'il manque cruellement la légèreté de ton qui
dans le Hobbit venait fournir un contrepoint bien
apprécié à la gravité ; je veux dire, il arrive aux personnages
du Seigneur des anneaux de ne pas être graves (ne
serait-ce que Bilbo lors de son anniversaire), mais le narrateur l'est
toujours.
Passons, ce n'est pas de ça que je veux parler. Mes copains ont
fait leur exposé, qui n'était pas spécialement mémorable, et je leur
ai posé une question, qui était une sorte de piège (mais je les avais
prévenu à l'avance que j'allais demander ça) : quel est, selon eux, le
sens profond ou symbolique du roman — est-il une allégorie, bref, y
a-t-il un message à en tirer au-delà de l'histoire telle qu'elle
apparaît prima facie ? Je ne sais plus
exactement pourquoi j'ai voulu leur tendre ce petit piège, je ne leur
voulais certainement pas (l'un des trois était un très bon copain, un
autre était un garçon dont j'étais éperdument — et bien sûr en secret
— amoureux, et le troisième était très sympa), je crois que j'en
voulais à la prof de français, mais la logique m'échappe actuellement
assez ; peu importe. Je ne sais plus non plus ce qu'ils ont répondu à
ma question, mais ils ont inventé un sens métaphorique, peut-être en
invoquant la seconde guerre mondiale (peut-être même que je leur ai
explicitement posé la question), et là j'ai sorti mon édition, qui
contenait une préface de Tolkien qui je ne sais pas pourquoi ne
s'était pas retrouvée dans l'édition française (en tout cas celle
qu'avaient les exposants), et j'ai lu :
As for any inner meaning or ‘message’, it has in the intention of
the author none. It is neither allegorical nor topical. As the story
grew it put down roots (into the past) and threw out unexpected
branches: but its main theme was settled from the outset by the
inevitable choice of the Ring as the link between it and The
Hobbit. The crucial chapter, ‘The Shadow of the Past’, is one
of the oldest parts of the tale. It was written long before the
foreshadow of 1939 had yet become a threat of inevitable disaster, and
from that point the story would have developed along essentially the
same lines, if that disaster had been averted. Its sources are things
long before in mind, or in some cases already written, and little or
nothing in it was modified by the war that began in 1939 or its
sequels.
The real war does not resemble the legendary war in its process or
its conclusion. If it had inspired or directed the development of the
legend, then certainly the Ring would have been seized and used
against Sauron; he would not have been annihilated but enslaved, and
Barad-dûr would not have been destroyed but occupied. Saruman,
failing to get possession of the Ring, would in the confusion and
treacheries of the time have found in Mordor the missing links in his
own researches into Ring-lore, and before long he would have made a
Great Ring of his own with which to challenge the self-styled Ruler of
Middle-earth. In that conflict both sides would have held hobbits in
hatred and contempt: they would not long have survived even as
slaves.
Other arrangements could be devised according to the tastes or
views of those who like allegory or topical reference. But I
cordially dislike allegory in all its manifestations, and always have
done so since I grew old and wary enough to detect its presence. I
much prefer history, true or feigned, with its varied applicability to
the thought and experience of readers. I think that many confuse
‘applicability’ with ‘allegory’: but the one resides in the freedom of
the reader, and the other in the purposed domination of the
author.
La prof de français m'a rétorqué que l'auteur n'était pas forcément
le mieux placé pour analyser son œuvre. Et elle avait parfaitement
raison (et d'ailleurs, Tolkien écrit bien : in the
intention of the author). Comme ont raison ceux qui continuent à
chercher leur propre interprétation, s'ils arrivent à la défendre par
des arguments intelligents (ou rigolos, comme
dans cette
vidéo ; ou, plus sérieusement, de vouloir voir dans le Gandalf de
Tolkien, sa mort et sa résurrection, une figure christique comparable
au Aslan dans Narnia de C. S. Lewis lequel est, pour le
coup, tellement transparent que ça devient un peu ridicule).
Seulement, à l'époque je n'étais pas de cet avis, et j'ai surtout dû
être vexé.
Mais j'ai été pris à mon propre piège quand, six ans plus tard, je
suis tombé sur un recueil de textes d'Asimov sur et autour du
fantastique
(Magic :
il s'agit à la fois de nouvelles — qui ne sont sans doute pas ses
meilleures — et de courts essais sur des sujets variés — qui sont plus
intéressants que les nouvelles). Asimov appréciait beaucoup l'œuvre
de Tolkien, et il y a d'ailleurs une nouvelle de science-fiction
intéressante (dans un autre recueil) où il lui rend hommage, en
imaginant quelqu'un qui crée le premier film en images de synthèse, en
secret sur un ordinateur censé servir à autre chose, et ce film est
une adaptation du Seigneur des anneaux. Et moi-même, je
suis un grand fan d'Asimov, et j'ai lu le recueil avec beaucoup
d'attention.
Bref, je suis tombé sur cet essai (Concerning
Tolkien, je crois que c'est une version un peu développée —
ironiquement, en 1991, l'année même où j'insistais sur le fait que,
non, Tolkien avait écrit qu'il n'y avait pas de sens métaphorique,
point-barre — d'une petite note qu'Asimov avait déjà dû publier
ailleurs en 1980 et qui s'appelait The Ring of
Evil), et dedans, Asimov, propose son interprétation de
l'Anneau. Tout en reconnaissant (et en décomptant) les dénégations de
Tolkien que j'ai citées ci-dessus à propos d'un sens métaphorique
du Seigneur des anneaux (Tolkien is
reported to have denied any application of his saga to the events of
the day or any tortured symbolism of various items in the novels—but I
don't believe him), voici l'explication que propose Asimov, et qui
m'a semblé extrêmement convaincante :
Des Livres dont Vous Êtes le Héros ressurgissent du passé
J'aimais beaucoup, quand j'étais au collège et lycée, cette série
de livres qu'on appelait les livres dont vous êtes le
héros (LDVELH), c'est-à-dire des aventures à choix
multiples, généralement situées dans des univers de
type heroic fantasy ou plus rarement
science-fiction, dont le lecteur construisait l'histoire en lisant
tour à tour les paragraphes numérotés qu'on lui demandait de suivre
(cela ressemblait donc à ceci).
À vrai dire, je n'y jouais pas vraiment, parce que je n'avais pas
la patience nécessaire pour ne pas tricher, encore moins pour prendre
des dés et mener des combats dans les règles, et trop de curiosité
pour ne pas vouloir connaître toutes les issues possibles de tous les
choix possibles ; il serait aussi un peu exagéré de dire que je les
lisais linéairement du paragraphe 1 au dernier ; mais je faisais
quelque chose un peu entre les deux, je prenais un petit bout du livre
et j'explorais tous les choix possibles, puis un autre, et ainsi de
suite jusqu'à avoir tout lu. (J'avais d'ailleurs moi-même entrepris
l'écriture d'une telle
aventure dans un monde dont deux de mes amis devaient écrire deux
autres parties.)
Parmi les nombreuses séries de ces LDVELH, certaines
représentaient une simple collection thématique d'histoires sans
rapport réel (ou seulement reliées par un vague univers commun),
d'autres étaient les différents chapitres d'une saga (et on devait en
principe les lire dans l'ordre ; ou du moins, on pouvait gagner
quelque chose à le faire, parce que certains livres vous permettait
d'acquérir des objets spéciaux qui pourraient resservir dans un
autre).
Les séries qui ont le plus attiré mon attention
étaient Sorcellerie
(voir
aussi ici)
de Steve Jackson (les quatre parties d'une quête menant le héros à
récupérer un objet magique, la Couronne des Rois volé à son
peuple d'Analand par le cruel archimage Ming de
Mongo de la forteresse de Mampang) ; et
surtout Quête
du Graal de J. H. Brennan, une série d'aventures incongrues
au monde du roi Arthur qui avait surtout pour elle qu'elle ne se
prenait pas trop (voire, pas du tout) au sérieux, entre un Merlin
complètement farfelu qui habitait une maison différente et improbable
à chaque roman et des personnages hauts en couleur comme le poète
vampire (Nosférax dans la traduction française) et l'épée Excalibur
Junior. Du même auteur, et en un peu moins loufoque, il y avait
aussi la
série Loup*
Ardent (il faut lire l'astérisque comme un grognement de
barbare), considérée par certains comme la plus remarquable, et
peut-être la plus difficile, de tout le genre, et qui m'avait fait
rêver. (Je passe sur la psychanalyse évidente de l'ado geek homo
encore mal assumé qui rêve de pouvoir s'incarner en barbare musclé
armé d'une grosse épée.)
Si je raconte ça aujourd'hui, c'est que je suis tombé
sur un dépôt
sur archive.org rassemblant toutes sortes de ces
livres. Je ne sais pas par quelle bizarrerie du copyright (ou si
c'est juste le principe plus personne n'en a rien à foutre)
quelque chose de vaguement officiel comme The
Internet Archive peut les rendre disponibles, mais toujours
est-il que je suis ravi de retrouver quelques fantômes du passé (et
qui plus est, dans leur version originale, que je n'avais jamais
encore vue), notamment :
(Note : comme quantité de livres distribués
sur archive.org de cette façon, il faut parfois essayer
plusieurs des différents formats proposés avant d'en trouver un qui ne
soit pas gigantesque en taille et qui soit d'une qualité
correcte.)
Je mentionnais récemment que je
n'écrivais pas beaucoup sur ce blog de critiques de livres. Il est
encore plus vrai que je n'écris pas beaucoup de critiques de livres de
maths : ce n'est pas que je n'aie pas de livres de maths préférés,
bien au contraire, mais la difficulté extrême que je trouve à
critiquer un tel livre est que je ne parviens généralement pas à
séparer mon appréciation du sujet de celle de
la forme (au moins dans le cas où les deux me plaisent). Par
exemple, un de mes livres de maths préférés
est Algorithms in Invariant Theory de Bernd
Sturmfels, dont j'ai déjà parlé,
mais en vérité il est difficile de savoir si je l'aime parce que la
présentation est excellente ou simplement parce que les théorèmes sont
très beaux (auquel cas l'auteur n'y est pas pour grand-chose : c'est
juste que je trouve que la théorie des invariants est un petit bijou
de mathématiques). Il y a bien sûr des cas où on sait distinguer :
par exemple, pour tout livre écrit par Conway, on sait que le sujet va
être magnifique mais que l'exposition va être insupportable parce
qu'il s'adresse à des génies comme lui et pas à des êtres humains
comme vous et moi, et qu'en plus il fait des espèces de jeux de mots
insupportables dans sa façon de nommer tous les objets.
Bref, je ne parle normalement pas trop de livres de maths, mais je
vais faire une exception pour signaler un livre récent de Jürgen
Richter-Gebert, Perspectives on Projective
Geometry (A guided tour through real and complex geometry)
(Springer 2011, ISBN 978-3-642-17285-4),
sur lequel je suis tombé un peu par hasard il y a quelques jours dans
la librairie Eyrolles. D'abord parce qu'il ne s'agit pas d'un livre
de recherche : il s'agit d'un livre pédagogique qui peut s'adresser à
un lectorat extrêmement varié, et même si le mathématicien
professionnel n'y apprendra probablement pas grand-chose (en tout cas
celui qui se spécialise en géométrie), je pense que beaucoup de gens
peuvent l'apprécier, entre un bon lycéen passionné de géométrie et un
agrégatif de maths à la recherche de développements originaux.
En vérité, et c'est surtout la raison pour laquelle je le
mentionne, il s'agit d'un livre que j'aurais voulu écrire, et qui
présente exactement la manière dont je pense la géométrie élémentaire.
En tout cas, c'est certainement selon ces lignes que j'aurais fait
ma présentation de la géométrie sur
ce blog si j'avais eu le courage de la mener à terme. Ce qu'on m'a
plusieurs fois reproché de ne pas faire, donc, ceux qui m'ont dit ça,
lisez le livre de Richter-Gebert !
Qui plus est, c'est un très joli livre, avec des illustrations bien
faites (ce qui n'est jamais mal pour un livre de géométrie, même si le
proverbe dit qu'il s'agit de l'art de raisonner juste sur une figure
fausse), et imprimé en couleur. Donc même si vous en trouverez
certainement un exemplaire
électronique diffusé par rayons
cosmiques, je conseille vivement d'en prendre une version bouts
d'arbres morts, qui n'est pas très chère et qui fera belle figure
sur la table basse du salon.
⁂ Un autre livre, sur un sujet vaguement
apparenté, que j'ai aussi acquis récemment, et que je ne
recommande pas, en revanche, c'est d'Ernest
E. Shult, Points and Lines (Characterizing the
classical geometries), qui porte sur la géométrie d'incidence.
J'espérais y lire des choses qui m'éclairent un peu sur
les immeubles
et les quotients paraboliques des groupes algébriques réductifs vus
comme des géométries, et le genre d'idées sur lesquelles je ne connais
que le trop pléthorique et assez indigeste livre de Boris
Rosenfeld, Geometry of Lie Groups.
L'intention pédagogique de Shult est excellente en ce qu'il a fait un
livre self-contained, mais le résultat est
malheureusement un fouillis abscons de termes ultra-techniques qui me
laisse exactement aussi peu Éclairé qu'au début et beaucoup plus
embrouillé, et où il ne parle même pas de groupes de Lie ; et
indépendamment du fond, beaucoup de termes sont utilisés avant d'être
définis et ne figurent pas dans l'index, ce qui est à peu près
rédhibitoire : par exemple, il dit tout un tas de choses sur les
espaces métasymplectiques et leur caractérisation, et je n'ai pas
réussi à trouver où il en a caché la définition ! C'est d'autant plus
dommage que je pense qu'il y aurait eu le moyen de faire quelque chose
d'excellent.
[#] Anecdote gratuite :
j'ai un ami qui a fait un développement d'agreg sur les coniques sans
jamais parler d'ellipse, parabole ou hyperbole. Rached Mneimné, qui
était dans son jury, le lui reprochant, lui a dit : Je pense que
votre leçon n'aurait pas plu à Archimède. Et il aurait
répondu : Mais peut-être qu'elle aurait plu à Poncelet ?
(enfin, non, en vérité, malheureusement, il n'a pas eu le culot de
dire ça — mais il aurait voulu et eu raison de le faire, et du coup je
raconte sans vergogne l'anecdote ainsi arrangée en espérant qu'elle
devienne une jolie légende urbaine).
❄ Tiens, et pour ceux qui aiment la géométrie projective, voici
une question
à 0.02 zorkmids à laquelle je cherche toujours une solution simple
et élégante : soient C et D deux coniques planes
en position assez
générale, p1,p2,p3,p4
leurs quatre points d'intersection,
et ℓ1,ℓ2,ℓ3,ℓ4
leurs quatre tangentes communes (c'est-à-dire les intersections des
coniques duales C* et D*).
Montrer que, quitte à réordonner les points, le birapport
de p1,p2,p3,p4
sur C est égal au birapport
de ℓ1,ℓ2,ℓ3,ℓ4
sur D*. (Ce dernier étant le birapport
sur D des quatre points de tangence
de ℓ1,ℓ2,ℓ3,ℓ4.
On peut aussi éventuellement remarquer que le premier est aussi le
birapport, dans le pinceau linéaire L de coniques engendré
par C et D,
de C,X,Y,Z
où X, Y et Z désignent les trois
coniques dégénérées passant
par p1,p2,p3,p4 ;
et de même, le second birapport est aussi celui, dans le
pinceau M de coniques simultanément tangentes
à ℓ1,ℓ2,ℓ3,ℓ4
de D,U,V,W
où U, V et W désignent les duales
dégénérées qu'on devine. Mais peut-être que cette observation ne fait
qu'embrouiller les choses.)
[Ajout () par
rapport à la question précédente : cela revient plus ou moins à
montrer qu'il existe une conique Γ telle que C
et D soient polaires l'une de l'autre par rapport
à Γ (car alors la polarité par Γ
transforme p1,p2,p3,p4
en ℓ1,ℓ2,ℓ3,ℓ4
à l'ordre près, ce qui implique ce qu'on veut sur le birapport) ; la
conique Γ doit nécessairement admettre le triangle
autopolaire commun à C et D comme on s'en
persuade assez facilement ; on peut montrer son existence en
considérant des coordonnés (x:y:z)
pour lesquelles ce triangle autopolaire est donné par (1:0:0), (0:1:0)
et (0:1:0), ce qui revient à diagonaliser simultanément les formes
quadratiques définissant C et D : leurs
équations deviennent,
disons, cx·x²
+ cy·y²
+ cz·z² = 0
et dx·x²
+ dy·y²
+ dz·z² = 0,
et Γ peut être définie
par γx·x²
+ γy·y²
+ γz·z² = 0 où
chaque γi vaut
±√(ci·di).
Mais je voudrais quelque chose de purement géométrique.]
Je commence par une digression : j'ai peu tendance à parler sur ce
blog de mes lectures et je n'ai même pas créé de catégorie pour les
ranger, alors que je critique volontiers (quoique irrégulièrement)
les films que je vois
[ajout ultérieur : j'ai quand même fini
par créer ça]. Il y a sans doute
quantité de raisons à ça : comme le fait qu'un livre se lise plus
lentement qu'un film ne se voit (et du coup, quand j'arrive au bout,
je n'ai plus vraiment envie de replonger dedans pour en parler). Ou
comme le fait que les livres que je lis ne sont quasiment jamais des
sorties récentes, du coup ce n'est pas de l'« actualité », ce n'est
pas quelque chose que tout le monde peut découvrir à peu près en même
temps, et bien sûr il y a cette règle tacite entre gens un peu snobs
qu'un classique est quelque chose que tout le monde est présumé
avoir lu, donc on ne va pas en parler, et de toute façon il est
défendu d'en dire du mal. (Dans le même ordre d'idées, quand
paraissent des critiques de CD de musique classique, la
seule chose qu'on critique ou qu'on commente, c'est évidemment
l'interprétation : c'est impensable de dire que cette sonate de Brahms
est jolie.) Bref, je vais déroger à tout ce fatras.
J'ai fini (récemment, c'est-à-dire il y a une ou deux semaines) de
lire le Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki. C'est
un livre assez particulier puisqu'il est composé de beaucoup
d'histoires qui se croisent et s'entrecroisent, ou parfois
s'imbriquent à la manière des Mille et une nuits
(c'est-à-dire qu'un personnage commence à raconter son histoire, dans
laquelle un autre personnage commence, etc.) ; si les Mille et
une nuits sont divisées (apparemment de façon un peu apocryphe)
en nuits, le Manuscrit est formé de
soixante-et-une journées (de la vie d'Alphonse van Worden). On
pourrait presque parler de recueil de nouvelles, mais il y a tout de
même une unité d'ensemble, des personnages qui traversent plusieurs
histoires, et une conclusion finale. J'aime généralement beaucoup ce
genre de livres protéiformes, et par
exemple La Vie, Mode
d'emploi ou Si par une
nuit d'hiver un voyageur comptent parmi mes romans
préférés : je pense que le Manuscrit trouvé à Saragosse
en est un précurseur. Sur le fond, il s'agit d'histoires (pour la
plupart situées en Espagne) tout à fait distrayantes et picaresques :
il y est question de magie, de cabalistes, de revenants, de bandits,
d'espions et de voleurs, mais aussi de femmes et de maris trompés, de
déguisements et de quiproquos, de fouineurs invétérés, et de quelques
savants dans le style encyclopédistes ; tout cela est agrémenté de
nombreux coups de théâtre ; le ton varie entre le sérieux et le
burlesque ; on se perd un peu entre les très nombreux personnages
(j'ai regretté que mon édition ne prenne pas le soin de proposer un
index), mais ce n'est pas bien grave pour apprécier. Il y a aussi
quelques thèmes qui évoquent vaguement ceux de la pièce Nathan
le sage (de G. E. Lessing), que j'aime aussi beaucoup, et que
je recommande au passage.
Le livre lui-même du Manuscrit a une histoire assez
mouvementée, puisque son auteur s'est suicidé avant de l'avoir publié
et que ses manuscrits ont été longtemps perdus. Pendant longtemps, on
n'a eu en français (la langue d'origine) qu'un fragment composé des
dix premières journées et de la quatorzième, et quelques bouts
épars ; le reste ne survivait que dans une rétrotraduction depuis le
polonais (c'est-à-dire depuis une traduction polonaise de l'original
français qu'on a cru perdu), et, qui plus est, dans un mélange de
plusieurs versions. Car Potocki avait écrit deux versions
du Manuscrit, l'une en 1804, foisonnante et inachevée, et
reprenant ensuite son travail pour produire une deuxième version, en
1810, assez différente, beaucoup plus organisée et encyclopédique,
avec une vraie conclusion (c'est celle-là que j'ai lue) ; et ces deux
versions s'étaient mélangées dans ce qui avait été traduit en polonais
puis retraduit en français (et qui comportait alors
soixante-six journées). Ce n'est qu'en 2002 qu'on a retrouvé
quasi intégralement ces deux versions.
J'avais déjà lu le début, mais
c'était dans une édition qui ne publiait que la partie connue en
français avant 2002, et donc cela se terminait en queue de poisson
sans que je susse ce qui arrivait au héros. Ce n'est que plus tard
que j'ai appris qu'on pouvait trouver une suite sans passer par le
polonais. Les deux éditions (celle de 1804 et celle de 1810) sont
publiées séparément par GF.
Pour la petite anecdote, je lisais ce livre dans
le RER quand la personne assise en face de moi a vu le
titre et m'a dit il est extraordinaire, ce livre, n'est-ce
pas !. J'ai confirmé que c'était aussi mon avis, et je lui ai
demandé s'il connaissait la péripétie (que je viens de raconter)
autour de la publication : en fait, il n'avait lu — il y a longtemps —
que la version chimérique retraduite du polonais, et je lui ai donc
suggéré de tout reprendre.
Sinon, on m'a conseillé le Cabbaliste de Prague de
Marek Halter (le rapport, c'est que la cabbale joue un rôle important
dans le Manuscrit trouvé à Saragosse — ainsi que le Juif
errant dans la version de 1804), en me disant que quelqu'un qui a aimé
le livre de Potocki et qui aime beaucoup Eco devrait apprécier ce
livre-là. Je l'ai acheté et je le mets assez haut dans ma liste de
lecture.
Beaucoup de mes lecteurs connaissent sans doute
déjà Stephen
Fry : soit comme acteur (il a par exemple joué un rôle
dans V
for Vendetta qui ressemble d'ailleurs vaguement à son
personnage réel), soit comme humoriste et présentateur télé (je
conseille de regarder sur
YouTube des
extraits de
l'émission QI
— Quite Interesting — de
la BBC qu'il anime, c'est assez
rigolo[#]), soit comme militant
de différentes causes : il est notoirement homosexuel (ça n'a pas
vraiment de rapport, mais j'aime vraiment
beaucoup cette
vidéo-ci où il explique comment être magnifique), athée
(voir par
exemple sa
participation à côté
de Hitchens
au débat Intelligence Squared sur la
question de savoir si l'Église catholique est une force pour le bien
dans le monde) et militant pour le logiciel libre et contre les abus
de la propriété intellectuelle (cf. par exemple
la vidéo qu'il a
faite pour le 25e anniversaire du
projet GNU). Je mentionne tout ça pour situer,
mais aussi parce que ce n'est pas sans pertinence pour le livre dont
je vais parler.
Je ne savais pas qu'il était aussi écrivain. Je suis tombé l'autre
jour
(chez W. H. Smith)
sur des livres de lui (aussi bien des fictions que des essais), et
j'ai acheté le roman Making History (écrit
en 1996), que je recommande ici, pour le
lire à Métabief.
Comme je ne veux pas trop
spoiler[#2] ce dont il est
question (mais quand même un petit peu, donc si vous n'aimez pas les
spoilers, arrêtez de lire ce paragraphe), je vais juste dire que je
recommande particulièrement aux gens qui aiment bien les uchronies,
les histoires de voyage dans le temps et ce genre de choses. Ce n'est
pas une histoire aussi sophistiquée et complexe
que The End of Eternity d'Asimov (par
exemple), ce n'est que marginalement de la SF en fait,
mais c'est quand même astucieux, c'est historiquement très bien
documenté, c'est super bien observé (par exemple sur certaines
pratiques dans le milieu académique, ou sur les différences entre
l'Angleterre et les États-Unis, notamment en matière de langue ou
— effet Zahir en ce qui concerne
des posts récents sur ce blog
— d'accent). Et surtout, c'est truculent et c'est très
rigolo.
Bref, lisez ce livre, il est bien.
[#] Même si s'agissant
de l'extrait vers lequel je fais un lien il
n'a pas tout à
fait raison — car Wikipédia est Encore Plus Forte que
Stephen Fry.
[#2] Un jour il faudra
que je me demande sérieusement s'il y a moyen de
traduire spoiler en bon français.
J'ai tout récemment commencé la lecture de deux livres que je crois
déjà pouvoir recommander (il s'agit de nonfiction
— comment diable est-on censé traduire ça en français ? —
et du genre qu'on n'a pas spécialement de raison de lire dans l'ordre,
donc je ne les « finirai » peut-être pas vraiment, ou pas clairement,
ce qui m'incite d'autant plus à ne pas attendre ce moment hypothétique
pour donner mon avis).
☆
Le premier (que j'ai trouvé en flânant
chez W. H. Smith
dimanche soir)
s'appelle The
Evolution of God
(ISBN 978-0-349-12246-5[#]),
de Robert Wright. Il s'agit d'un essai sur
l'évolution[#2] des trois
grandes religions monothéistes, du concept de Dieu dans celles-ci, et
de leurs croyances de façon plus générale. Il ne s'agit pas à
proprement parler d'un livre d'histoire, mais plutôt d'un livre à
thèse, à mi-chemin entre l'histoire (de la pensée) et la philosophie
(de la religion), écrit par un auteur qui est probablement athée, ou
agnostique entre l'athéisme et le déisme sans confession ; les idées
qu'il expose paraîtront probablement choquantes à un Juif, Chrétien ou
Musulman très traditionnel, mais ne sont pas une attaque aussi
frontale que celles de Dawkins dans The God
Delusion : pourtant, je pense qu'elles sont bien plus
« dangereuses » pour ces religions, parce qu'elles explorent la façon
dont celles-ci sont nées et dont leurs préceptes n'ont pas toujours
été les mêmes.
Wright consacre un chapitre aux religions naissantes, un au
monothéisme juif, un à l'invention du christianisme, un à l'islam, et
un qui semble plus général et plus philosophique sur l'avenir des
religions. Je n'ai pour l'instant lu que le passage sur le
christianisme (j'ai commencé par là) et le début de celui sur le
judaïsme, mais ce que j'ai lu m'a beaucoup intéressé, et j'ai trouvé
le point de vue de l'auteur assez séduisant.
Concernant le christianisme, Wright cherche à reconstituer quelles
ont pu être les croyances du Jésus historique (sur le compte duquel il
expose quelque chose de pas incohérent avec ce que je
proposais ici
et là, d'ailleurs, même s'il ne
s'intéresse pas tant au personnage qu'à ses idées) et comment
elles ont ensuite été revues par les évangélistes et par Paul de Tarse
(aka Saint Paul). Il est assez convainquant, par exemple,
lorsqu'il explique que Jésus, dans le courant millénariste/messianique
juif, ne promettait certainement pas un paradis céleste
et après la mort mais la venue du Royaume de Dieu de son
vivant (ou en tout cas du vivant de ses disciples :
cf. Marc 9:1)
et sur Terre ; et que cette promesse a été revue et corrigée
(en faveur d'un paradis plus céleste, après la mort, et d'un Royaume
de Dieu plus symbolique) après évidemment le décès du prédicateur et
après que le Royaume de Dieu tardait décidément à se réaliser. Il est
aussi convainquant quand il défend l'idée que Jésus ne prêchait
certainement pas l'amour universel et l'égalité entre les hommes, mais
mettait clairement les Juifs en premier dans le Royaume de Dieu, les
Gentils n'ayant leur place que comme serviteurs qui ramassent les
miettes
(cf. Marc 7:25–29),
et que l'idée n'est venue aux Chrétiens que quand ils (notamment Paul
de Tarse) ont voulu cimenter cette religion et l'exporter aux
non-Juifs. Je ne rends cependant pas justice à Wright en résumant ces
thèses de façon aussi succincte. Je souligne que l'évolution qu'il
trace est celle des idées des premiers Chrétiens : il ne s'aventure
pas dans, par exemple, dans la théologie au Moyen-Âge, et évoque à
peine le Concile de Nicée — ce n'est pas le sujet qui le
préoccupe.
Concernant le judaïsme, son intérêt est d'étudier la façon dont le
royaume d'Israël est passé du polythéisme à la monolâtrie puis au
monothéisme, en inventant un dieu unique qui réalise la synthèse entre
des divinités telles
que El
et Baʿal
(l'un ayant défini le dieu de la bible tel qu'il est quand il est
nommé sous ce même nom, l'autre ayant influencé sa version sous le nom
de Yhwh). Là aussi, je trouve qu'il défend bien ses idées, par
exemple quand il signale le parallèle entre l'assemblée des dieux
évoquée
au Psaume 82
(81 en grec) et le conseil des dieux que préside le dieu El.
J'attends de finir ce chapitre et de lire celui sur l'islam pour me
prononcer plus complètement.
[#] Une question qui me
tracasse depuis un moment : quel lien « canonique » utiliser quand je
parle d'un livre ? Je n'aime pas trop en fournir un vers Amazon ou un
autre vendeur de ce genre, parce que je n'ai pas de raison de leur
faire de la pub ; il n'y a pas toujours de site Web officiel du livre,
et même s'il y en a un j'ai peur que ce genre de site soit moins
pérenne que mon blog ou que l'ISBN ; je fournis
généralement un lien vers le gadget-à-ISBN de Wikipédia,
mais je ne trouve pas celu-ci très pratique. Que faire, alors ? Je
me pose aussi un peu la même question pour les films, d'ailleurs :
jusqu'à présent j'ai adopté la politique de faire toujours des liens
vers leur entrée dans IMDB, mais je commence à me dire
que ce n'est pas forcément le plus neutre.
[#2] J'imagine que le
mot est choisi à dessein comme clin d'œil aux cinglés qui
rejettent les théories fondamentales de la biologie pour des raisons
religieuses.
★
L'autre livre (que j'ai reçu ce matin) n'a aucun rapport : il
s'agit d'un traité en trois volumes sur la prononciation de l'anglais
et de ses accents, Accents of English de
J. C. Wells
(ISBN 978-0-521-29719-6
pour le
volume 1, 978-0-521-28540-7
pour le volume 2,
et 978-0-521-28541-4
pour le volume 3). Ceux qui pensent que le sujet est aride se
trompent !
Je connaissais déjà J. C. Wells parce qu'il est aussi l'auteur de
l'excellent Longman
Pronunciation Dictionary
(ISBN 978-1-4058-8118-0
pour la 3e édition), que je recommande également très
vivement (c'est le seul dictionnaire que je connaisse à donner
fiablement la prononciation britannique et américaine, en l'occurrence
en alphabet phonétique, ainsi que de nombreuses variantes, et des
statistiques de préférences dans les cas où il y a des doutes).
Néanmoins, ce Pronunciation Dictionary
reste limité à la Received Pronunciation
anglaise et à la prononciation américaine synthétique connue sous le
nom de General American. Son
livre Accents of English ne se limite pas à
ça : il décrit soigneusement les différents accents britanniques (dans
le volume 2), mais aussi (dans le volume 3), les différents accents
américains, canadiens, australien, néo-zélandais, sud-africain,
indiens[#3] et plus.
Il serait facile de rendre la chose complètement illisible : devant
la masse de voyelles de l'anglais, et la masse d'accents qui existent,
on a vite fait de se perdre. Ce qui est remarquable avec le livre de
Wells, tel qu'il m'apparaît après un examen encore peu approfondi,
c'est qu'il arrive à faire la synthèse d'une masse de faits disparates
de façon qu'on s'y retrouve. Chose que je n'ai
probablement pas réussi à faire
dans une entrée récente de ce blog,
qui ne parlait pourtant que d'un tout petit groupe de voyelles !
Le volume 1 est introductif et peut se suffire à lui-même : il
présente la problématique générale, évoque la définition de ce qu'est
un accent et la manière dont ils diffèrent, puis il décrit les
accents standards Received Pronunciation
et General American et la façon dont ils
diffèrent, la phonémique (notamment des voyelles) et l'évolution
historique. Je pense que ce livre est très précieux pour quiconque
s'intéresse à la phonétique et veut apprendre à « parler l'anglais
correctement » (quoi
que correctement veuille
dire). Les volumes 2 et 3 décrivent ensuite en détail les accents
anglais de différentes parties du monde, comme je l'ai expliqué, avec
toujours beaucoup de soin (par exemple j'y trouve une explication très
claire et soigneuse du
fameux Canadian
rising qui fait que les Américains croient souvent,
complètement à tort, que les Canadiens
prononcent about comme ils
disent a boot).
[#3] Je mets des
pluriels un peu au hasard, puisqu'il n'est pas clair ce que signifie
le fait d'avoir un ou plusieurs accents dans un pays. Mais dans sa
section consacrée au Canada, Wells consacre une sous-section
particulière à Terre-Neuve, alors que pour ce qui est de l'Australie,
s'il mentionne évidemment des différences, il ne distingue pas une
région particulière.
D'ordinaire, je n'aime pas les pavés, parce que je les lis
lentement et souvent en diagonale, et
je feins souvent de prendre au sérieux le jugement de Borges (dans la
préface de Fictions) : Délire laborieux et
appauvrissant que de composer de vastes livres, de développer en cinq
cents pages une idée que l'on peut très bien exposer oralement en
quelques minutes. Mieux vaut feindre que ces livres existent déjà, et
en offrir un résumé, un commentaire. Mais ce pavé-là, au titre à
la fois mystérieux et provocateur, une des œuvres les plus
génialement oulipiennes qu'on ait écrites, n'est pas un roman
à l'histoire cohérente, c'est, comme l'indique le sous-titre
(romans), un entrelacs d'histoires allant du simple fragment au
récit complet.
La Vie, Mode d'emploi, de Georges Perec, est
l'histoire d'un immeuble, situé au numéro 11 de l'imaginaire rue Simon
Crubellier, dans le 17e arrondissement de Paris, entre 1875 et 1975.
Dit comme ça, ça ne paraît pas très intéressant, et c'est pour ça que
je me suis abstenu de le lire pendant longtemps (outre le fait que le
pavé me faisait peur) ; mais comme j'ai adoré Si par une nuit d'hiver un
voyageur (avec lequel la comparaison est inévitable) et que
j'ai moi-même conseillé le livre à un ami (qui se plaignait de ne pas
avoir reçu un mode d'emploi avec la vie), je me suis lancé, je viens
de le finir, et je suis enthousiaste.
C'est l'histoire d'un immeuble, donc. Ou bien c'est l'histoire
d'un tableau de cet immeuble que le peintre Serge Valène (qui y
habite) envisage de réaliser, un tableau divisé en cases (10×10) et où
chaque case représenterait une scène de la vie de l'immeuble, y
compris lui-même en train de peindre, et correspond à un chapitre du
roman. Ou bien c'est l'histoire d'un pari insensé que le milliardaire
Bartlebooth tient avec lui-même, et qui l'emmène autour du monde pour
peindre des aquarelles (de ports de mer), qui deviendront ensuite des
puzzles, puis de nouveau des aquarelles, puis plus rien du tout. Ou
bien, c'est des dizaines de petites histoires qui s'imbriquent et se
répondent car, comme dans les Mille et Une Nuits, tout
est prétexte pour raconter une histoire : un tableau dans une chambre
de l'immeuble, les périples d'un objet, le passé d'un
personnage… Et tout cela s'entrecroise de façon parfois très
inattendue.
Je découvre donc avec surprise ce qui est peut-être ce que j'aurais
ultimement voulu réaliser avec mes fragments (ceux-ci sont, il est vrai, plus
éclectiques que le livre de Perec — et aussi, bien sûr,
infiniment moins systématiques, moins construits, moins organisés).
Mais Perec ne se contente pas d'entrelacer des histoires, il suit un
cahier des charges très lourd et très précis. Par exemple, l'immeuble
est divisé en cases comme un damier 10×10, et la description se fait
dans l'ordre du parcours hamiltonien d'un cavalier sur ce damier (à
l'exception d'une case, celle d'en bas à gauche, qu'il ne décrit pas
lorsque le parcours la traverse, terminant simplement le chapitre
précédent par l'image d'une petite fille mordre dans un coin de son
petit-beurre) : je me suis donc amusé à retracer, au fil de ma
lecture, ce chemin à travers la grille. Mais nul n'est besoin de
faire cet effort, ni même de connaître la technique ou de la
comprendre, pour apprécier l'ouvrage.
Il m'arrive de penser que Perec en
fait trop : par exemple, je n'ai pas aimé La
Disparition car, outre le tour de force qu'il prouve possible,
ce roman n'a qu'un intérêt à mes yeux bien faible ; même dans La
Vie, Mode d'emploi, il m'arrive de trouver qu'il va trop loin
dans la construction systématique et imposée et que cela ôte le
naturel de l'écriture (c'est pour ça que je crois, finalement,
préférer Si par une nuit d'hiver un voyageur, qui semble
obéir à des contraintes plus légères). Parfois les prétextes pour
changer de sujet sont un peu tirés par les cheveux. Et puis, le
nombre de meurtres, de suicides et de vols qui ont impliqué les
habitants de l'immeuble paraît un peu excessif (j'espère que mes
voisins ne sont pas comme ça !). Mais une fois oubliées ces critiques
légères il est incontestable que La Vie, Mode d'emploi
est un chef d'œuvre majeur.
Je donne immédiatement mon choix de trois livres, établi au prix
d'immenses déchirements : L'Aleph de Jorge Luis Borges,
La Guerre de Troie n'aura pas lieu de Jean Giraudoux et
Les Trophées de José Maria de Heredia. Un choix
terriblement difficile à faire, comme je viens de le dire, mais que je
tente de justifier un minimum :
L'Aleph (El Aleph) de
Jorge Luis Borges, à cause de plusieurs des nouvelles qu'il contient
(essentiellement L'Immortel, Le Mort,
L'Écriture du Dieu et la nouvelle éponyme pour le
recueil, L'Aleph). Évidemment, il est difficile de juger
un recueil : il y a certaines nouvelles de Fictions
(Ficciones) que je peux préférer, mais je
crois qu'elles sont moins nombreuses. J'ai du mal à décrire ce
qu'éveillent en moi les nouvelles de Borges, c'est surtout une
satisfaction intellectuelle devant leur construction parfaite, je
pense, même si l'émotion n'est souvent pas absente ; en tout cas je
suis fréquemment émerveillé de voir avec quelle précision l'auteur
semble précéder mes propres cheminements mentaux, à tel point que je
pense parfois qu'il m'est inutile d'écrire quoi que ce soit car Borges
a tout écrit à ma place et infiniment mieux que moi.
La Guerre de Troie n'aura pas lieu de Giraudoux est à
mon avis tout simplement la pièce la plus parfaite jamais écrite. Je
sais que son propre auteur n'aurait pas été de cet avis (il n'aimait
pas tant cette œuvre). Mais je n'ai jamais ailleurs rencontré
un mélange aussi parfait de l'humour et de la gravité : ce n'est pas
une simple juxtaposition — l'humour est dans la gravité
et inversement. Chaque scène, chaque conversation est à la fois si
drôle et si profonde que j'ai envie de toutes les qualifier de kōanZen.
Les Trophées de José-Maria de Heredia sont dans mon
esprit l'expression la plus parfaite de la beauté de la langue
française. Je sais que j'ai des goûts très académiques (pour ne pas
dire positivement poussérieux), mais je me refuse à en rougir.
L'alexandrin de Heredia m'enchante par sa majesté solennelle. J'ai
d'ailleurs fait un effort important de saisie d'une bonne partie du texte des
Trophées.
Voici maintenant, pour prolonger cette liste même si le seul choix
de trois sera « pris en compte », ceux que j'ai écartés avec le plus
de regret (listés à peu près en vrac) :
Jonathan Livingstone le goéland (Jonathan Livingston Seagull) et/ou
Illusions : Le Messie récalcitrant (Illusions: the Adventures of a Reluctant Messiah)
de Richard Bach. Ces livres ont eu la plus profonde influence sur moi
et sur ma philosophie personnelle (même si je n'aime pas trop ce
terme). Disons qu'ils m'ont aidé à construire mon regard sur le
monde. Je ne les ai pas mis dans mon choix de trois parce qu'il
aurait fallu choisir entre eux, d'une part, et d'autre part à cause de
quelques légers reproches que je peux néanmoins leur faire (comme
celui de laisser transparaître un certain théisme en filigrane qui est
pourtant entièrement superflu à la philosophie exposée).
Le Hasard et la Nécessité (Essai sur la philosophie
naturelle de la biologie moderne) de Jacques Monod, un essai
qui a également eu la plus profonde influence sur ma philosophie
personnelle (on peut dire que c'est la lecture de ce livre qui a été
un des éléments pour moi les plus déterminants dans l'affirmation de
mon athéisme).
Les Villes invisibles (Le Città
invisibili) et/ou Si par une nuit d'hiver un
voyageur (Se una notte d'inverno un
viaggiatore) d'Italo Calvino. Deux livres sans grand rapport à
part leur auteur, que je regroupe parce que j'aurais aussi eu du mal à
choisir entre eux. J'ai déjà parlé
ici du second, qui est en quelque sorte un roman de tous les
romans ; quant au premier, il est d'une poésie (mais une poésie plus
dans les idées que dans la langue) et d'une beauté très rares.
Bug-Jargal de Victor Hugo — son premier roman,
peu connu, écrit quand l'auteur n'avait que seize ans. Certains
diront que c'est une histoire maladroite qui prouve que l'auteur
n'était pas encore bien mûr, mais je trouve au contraire qu'elle est
d'une force inouïe, et qu'elle dégage une émotion aussi forte, sinon
plus, que ce qu'il a composé par la suite (même si la réflexion
politique, elle, par exemple, n'a rien de comparable avec ce qu'on
peut trouver, disons, dans Les Misérables, mais ce n'est
pas ici le propos), sauf peut-être Hernani. En tout cas
j'en ai été bouleversé quand j'ai lu ce roman.
Seconde Fondation (Second
Foundation) d'Isaac Asimov — mais je pourrais en citer
quantité d'autres du même auteur. Je me sens très proche d'Asimov du
point de vue éthique, si j'ose dire, et j'aime énormément la
bienveillance qui ressort clairement de la lecture de ses
histoires. Mais Seconde Foundation est aussi sans doute
le livre ayant l'histoire la plus intelligemment construite que j'aie
jamais lu, l'œuvre d'un véritable génie combinatoire.
Gödel, Escher, Bach, ou peut-être Les Vues de
l'esprit (The Mind's I), de Douglas
R. Hofstadter (et Daniel C. Dennett pour le second ouvrage cité), des
livres qui ont profondément marqué toute ma façon de penser.
Le Guide du routard galactique (The Hitch-Hiker's Guide to the Galaxy) de Douglas
Adams (et les deux premiers des quatre ou cinq volumes qui suivent).
Tout simplement le livre le plus drôle de l'Univers.
J'ai encore omis Bérénice de Jean Racine, une pièce
qui me frappe par sa pureté et sa simplicité tant dans son intrigue
que dans l'incroyable langue de Racine donc chaque vers est un bijou
de force et de concision. Mais je ne mets pas la pièce dans ma liste
de trois tout simplement car c'est un trop grand classique :
si j'ouvre la porte dans cette voie-là, je devrais sans doute rajouter
le Songe d'une nuit d'été (Midsummer
Night's Dream) de Shakespeare, le Faust de Goethe,
et en fait une telle quantité d'œuvres que je ne laisse plus
aucune chance à quiconque (qui osera se comparer à Homère, Virgile,
Dante, Shakespeare, Racine et Goethe réunis ? choisir trois livres
n'aurait plus aucun sens).
Nathan le sage (Nathan der
Weise) de Gottlob Lessing, une pièce d'une grande beauté, à la
fois drôle et optimiste.
Les contes d'Oscar Wilde (je ne sais pas bien comment ils sont
regroupés — mais je pense notamment à The Happy
Prince), tellement beaux et touchants.
Bilbo le Hobbit (The
Hobbit) de J. R. R. Tolkien. Que, finalement, je préfère au
Seigneur des Anneaux à cause de son charme et de sa
légèreté enfantins.
— mais je m'arrête là : je n'ai pas l'intention de faire une
liste complète des livres qui m'ont plu, ce serait un peu longuet. Et
sinon, où que je mette la limite, il y aura des déchirements : voilà
juste ce à quoi je pensais sur le moment parmi mes livres préférés, et
je suis sûr que j'en ai oublié de très importants.
Merci à McM pour
avoir signalé cette opération BiblioBlog.