David Madore's WebLog: Le journal dans lequel je documente ma vie

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(dimanche)

Le journal dans lequel je documente ma vie

J'y ai déjà fait allusion un certain nombre de fois dans ce blog (ici par exemple), mais sans en parler spécifiquement : depuis le 2001-01-01 (autrement dit depuis le début de ce millénaire, c'était une résolution du nouveau millénaire), je tiens un journal de ma vie, qui approche donc maintenant ses vingt ans. L'occasion d'en dire un peu plus.

La motivation pour commencer l'écriture de ce journal venait d'une certaine frustration, que j'ai ressentie notamment en rédigeant cette autobiographie (finissant grosso modo en 1996, donc il s'agit des vingt premières années de ma vie, et écrite pas très longtemps après) : celle de constater qu'il y avait énormément de choses que je n'arrivais plus à reconstituer (en quelle année avais-je fait ceci ou cela ?), celle de constater que mon propre passé était un mystère pour moi-même, que je devais me livrer à un travail d'historien, rassemblant des indices pas toujours très clairs (soit des souvenirs confus voire faux, soit de rares indices écrits ou matériels) pour retrouver quand et comment j'avais fait telle ou telle chose, et parfois sans succès. C'est particulièrement frustrant quand je sais que je m'embrouille facilement sur l'ordre chronologique.

Ce journal, donc, me sert essentiellement à répondre aux questions que je n'arrête pas de me poser : quand est la dernière fois que je suis allé à X ?, quand est la dernière fois que j'ai vu Y ?, est-ce que A s'est produit avant ou après B ?, qu'ai-je fait le reste de la journée où T s'est produit ?, ce genre de choses. Mais aussi qu'est-ce que je faisais il y a précisément un an (ou plutôt, 52 semaines) ? deux ? trois ? (cela me donne une certaine inspiration soit pour décider quoi faire aujourd'hui, soit pour comparer la manière dont ma vie a évolué), à quoi ressemblait ma journée typique il y a cinq ans ? dix ? quinze ? (et peut-être l'angoisse sous-jacente suis-je encore la même personne ?). Souvent le but est juste de répondre à ma curiosité ou de contenter mon désir de m'y retrouver dans mon propre passé, ou encore d'exercer ma mémoire (je peux prendre un jour aléatoire et essayer de le revisualiser aussi précisément que possible). Mais parfois aussi, ce journal me sert dans un but tout à fait pratique (retrouver quand j'ai acheté telle ou telle chose, quand j'ai accompli telle ou telle formalité, cela peut servir pour toutes sortes de raisons) ; avoir noté que telle ou telle chose était possible me sert à décider si ce sera refaisable (c'est notamment utile pour l'heure d'ouverture de tel ou tel commerce, qui n'est pas toujours trouvable autrement qu'en se cassant les dents dessus). Du coup, il s'agit aussi d'une sorte de bloc-notes général : je ne note pas seulement les choses que je fais, mais aussi toutes sortes d'informations générales sur les choses ou situations que je croise (par exemple, si j'achète un objet un peu inhabituel ou cher, je vais le noter, et peut-être noter son prix, ou son numéro de série, ou toute autre information de ce genre que je pourrais vouloir retrouver ultérieurement). Pour l'argent, je tiens aussi des comptes précis (avec GnuCash), mais mon journal sert pour les informations plus générales, et il m'est éventuellement utile de croiser les deux. Quand j'achète un livre, quand je commence ou finis de le lire, je le note, ou quand je vois un film.

Bien sûr, il est impossible de tout noter. Au bout d'un moment, ça commence à ressembler à une blague, ou quelque chose qui pourrait apparaître dans une nouvelle de Borges (ou, dans un autre registre, le personnage d'Astinus de la série Dragonlance, qui est certainement mon préféré dans cette saga) : si je pousse trop loin, je vais finir par écrire j'écris la phrase suivante, suivie par elle-même entourée de guillemets : j'écris la phrase suivante, suivie par elle-même entourée de guillemets. Il faut que je mette la bride sur mon obsession de tout documenter, et que je me retienne de trop entrer dans les détails. J'essaie de trouver un compromis raisonnable entre le temps que je passe à noter les choses et la satisfaction que m'apporte la relecture de ce journal : mais grosso modo, j'ai tendance à aller vers de plus en plus de détails avec le temps. À ce stade, je vais peut-être trop loin, j'en suis conscient, mais ma tendance naturelle est de penser qu'il vaut mieux perdre un peu de temps à noter des choses (et franchement, ce n'est pas énorme) que de regretter plus tard que l'information soit perdue à tout jamais.

Grosso modo, j'essaie de noter les noms des personnes avec qui j'ai une interaction significative au cours d'une journée (par exemple si je mange avec quelqu'un, ce sera noté, ou si je croise quelqu'un que je n'ai pas vu depuis longtemps, ou si j'ai une longue conversation ; mais si je dis bonjour en passant à un voisin je ne vais pas l'écrire, sauf s'il y a quelque chose d'inhabituel), les films que je vois, les livres que je lis (ou plus exactement, quand je commence et quand je finis), les lieux que je fréquente, les balades que je fais, les cours que je donne, les problèmes de maths sur lesquels je réfléchis (le sujet général plus que l'énoncé précis). Quand je prenais des leçons de conduite, je notais grosso modo par où nous étions passés et comment la leçon s'était déroulée. Si je fais une grosse insomnie, que je dors très mal, quelque chose de ce genre, je vais le noter, ou bien sûr si je suis malade. Je note aussi l'heure de beaucoup de choses (ça me sert à retrouver combien de temps il me faut pour faire ceci ou cela, ce qui est très utile pour planifier). Mais je ne note pas, par exemple, le détail de tout ce que je mange (sauf si le repas a quelque chose d'inhabituel). Ni le contenu de mes rêves que je me rappelle (j'avais un autre fichier pour ça, mais je n'y écris qu'extrêmement rarement). Ni les vidéos YouTube que je regarde (c'est une des limites arbitraires de l'exercice : le poussinet et moi avons tendance à regarder des films ou des documentaires pendant que nous dînons, je note leur nom dans mon journal, mais je ne vais pas noter si je regarde un documentaire du même genre pendant la journée, parce que si je commençais à noter toutes les vidéos que je regarde je n'aurais jamais fini). À l'époque bénie où il y existait des salles de sport, je notais les séries de muscles que je travaillais à chaque entraînement, mais pas le détail des exercices. Bref, on voit l'idée.

Il n'y a jamais rien de vraiment secret dans ce journal (j'ai d'autres mécanismes pour stocker ce qui est secret), même si, évidemment, la limite entre ce qui est secret, et ce que je veux seulement garder discret n'est pas toujours claire. Mais disons que je ne le montre à personne, même pas à mon poussinet (en revanche, je lui en lis souvent des bouts). En principe, je ne note que les choses qui me concernent moi, mais évidemment si quelque chose qui arrive à un ami ont un impact sur ma vie je vais le noter aussi.

Quand je parle de ce journal à d'autres gens, je m'attire régulièrement des remarques assez moqueuses (à quoi ça te sert ?, tu perds ton temps avec ça !, tu vas finir par écrire dedans que tu écris dedans…). Cela fait peut-être partie du tropisme général qu'ont les gens de vouloir régimenter la vie des autres. Pour ne pas tomber dans le même travers, je ne chercherai à convaincre personne de faire pareil. Mais je conseille quand même au moins d'y réfléchir, de se poser la question de si on ne regrette pas parfois d'avoir perdu les traces du passé, peut-être d'essayer un journal un peu sommaire, quitte à l'abandonner si on ne le trouve pas utile ou à l'étoffer si finalement ça l'est.

Dans mon cas, ce journal accompagne d'autres formes d'auto-documentation : j'ai mentionné mes comptes sous GnuCash, mais je peux aussi renvoyer à ce que je disais sur l'intérêt de tout photographier (que je ne mets pas vraiment en pratique ; je me dis que je devrais, par exemple, photographier toutes les pièces de mon appartement tous les trois mois, et je ne le fais pas), et plus récemment je me suis mis à enregistrer énormément de traces GPS avec mon téléphone (avec l'application OsmAnd~). Mais chacune peut avoir un intérêt isolément. Quand je réfléchis à des questions de maths, je rédige souvent des petits fichiers en TeX pour retenir l'état de mes pensées ; maintenant que j'ai une tablette graphique, je vais peut-être aussi enregistrer des notes manuscrites comme ça : c'est aussi des formes de journal ou de documentation.

Je sais en tout cas que j'ai converti au moins deux amis à cette habitude de tenir un journal (mais je ne sais pas exactement ce qu'ils en font ou y notent, évidemment : ça ne regarde qu'eux).

Quelle forme prend ce journal ? C'est un simple fichier texte. Le format est idiosyncratique : il est par ordre chronologique inverse, chaque jour (normalement débutant quand je me lève et finissant quand je me couche) commence par une ligne contenant juste la date au format ISO et le jour de la semaine entre parenthèses, puis les événements du jour sont notés en-dessous par paragraphes eux-mêmes triés par ordre chronologique inverse (c'est un peu tordu, mais maintenant que j'ai pris l'habitude de ça, je continue). Le style est un peu télégraphique, généralement tout est rédigé au participe passé (du genre Dîné avec Fulgence (21h30-23h25) chez *Le Grand Restaurant* (rue Tortouillard).), ce qui me conduit d'ailleurs à des bizarreries grammaticales (du style : Me rendu compte en rentrant que j'avais oublié ma montre au restaurant.). J'essaie de réutiliser de façon aussi régulière que possible les mêmes formules pour les mêmes types d'événements, pour faciliter les recherches d'événements passés (mais c'est évidemment impossible d'être complètement systématique : ce n'est pas un langage formel, mon journal n'est pas en XML). Je note les heures avec une précision de 5min (sauf s'il y a une raison importante d'être plus précis), parce qu'en-dessous cela conduit à des distinctions byzantines qui m'agacent (du genre : à quel moment exactement commence un repas ?) et parce que je n'ai pas envie d'essayer de mémoriser plus précisément au cours de la journée. J'essaie d'avoir des conventions de langage assez précises pour indiquer, par exemple si je vais faire quelque chose, si l'heure notée est celle à laquelle je pars ou l'heure à laquelle j'arrive (parce que je n'ai pas non plus envie de noter le détail de chaque trajet que je fais, même si parfois je juge utile de le faire) ; en fait, il y a plein de conventions de langage assez rigides dans ma façon de tenir ce journal (presque des formules rituelles) que j'ai développées au fil des années, rien que ça serait peut-être intéressant à analyser linguistiquement.

Pour faciliter la tenue de mon journal, fin 2009 j'ai commencé à tenir un log intermédiaire, qui est une sorte de brouillon avant-journal (lui n'est pas du tout structuré) : j'ai une commande à taper sur mon ordinateur pour ajouter une ligne dans ce log, avec la date automatiquement enregistrée, je fais ça via mon téléphone pour noter rapidement les choses que je risque de ne pas retenir dans la journée, et tous les quelques jours je rédige le journal à partir des notes contenues dans ce log intermédiaire (ou parfois le log me sert à retenir des chose qui vont ensuite vers d'autres destination que le journal, comme mes comptes ou d'autres fichiers).

Voilà, je sais que certains trouvent que c'est un exercice parfaitement futile, voire idiot, mais pour ma part, il me donne une certaine satisfaction à la relecture, et c'est ce qui compte. Et je me dis dans un petit coin de ma tête que si les dieux de la conservation de l'information permettaient qu'il survécût quelques siècles, il pourrait certainement intéresser des historiens de l'avenir (si tant est que les historiens existent encore dans les siècles futurs). Je serais tout à fait prêt à le confier à un services d'archives (contre la promesse qu'il ne soit pas divulgué avant, disons, vingt ans après ma mort) : je ne crois pas que ce genre de choses les intéresse, malheureusement, mais ce serait une forme d'immortalité qui me plairait (pour ce qui est de ce blog, j'essaie d'enregistrer ses entrées dans The Internet Archive un peu après les avoir publiées).

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