David Madore's WebLog: John Andrew Madore (1938–2020)

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(dimanche)

John Andrew Madore (1938–2020)

Mon papa est décédé à Bures-sur-Yvette. Il avait 82 ans. Il souffrait depuis longtemps de la maladie de Parkinson.

Je reproduis ici les quelques mots que j'ai prononcés lors des obsèques (rédigés vers 2h du matin la nuit précédente, alors que j'étais sur le point de jeter l'éponge et de me dire que je n'y arriverais pas) :

[John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore] [John Madore]

Comment évoquer la mémoire de mon père dans une cérémonie funèbre ? S'il y a une chose qu'il n'avait pas, c'est le sens de la cérémonie — de la solennité — des conventions. Il était plutôt du genre à raconter des blagues à un enterrement. Je me suis déjà éclipsé avec lui d'une cérémonie de mariage parce que nous la trouvions trop longue. Papa était irrévérencieux, parce qu'il ne comprenait pas l'intérêt de la révérence.

Si je faisais son panégyrique, lui-même ne croirait pas ça sincère. Lui qui aimait sans arrêt citer Shakespeare — je tiens ça de lui — m'a trop appris le rôle de Cordélia pour que je le refuse maintenant. Il ne supportait pas l'hypocrisie.

Ces deux traits de caractère — le refus des conventions arbitraires et celui de s'arranger avec la vérité — ont sans doute été un frein à sa carrière. Dans un milieu académique qui ne récompense pas toujours que le seul mérite, il n'a jamais accepté d'intriguer pour avancer. Tant qu'il a pu travailler, c'est-à-dire, bien après sa retraite du CNRS, jusqu'à ce que sa maladie le rende incapable de communiquer, il ne l'a fait que pour l'intérêt scientifique de ce qu'il cherchait.

Cette passion pour sa recherche, il en a fait son sacerdoce. Sur son lit d'hôpital il voulait encore discuter de pourquoi le graviton n'a pas de masse. Cette passion il a cherché à me la communiquer au cours d'innombrables balades que nous avons faites, ici, lui et moi, dans la vallée de Chevreuse, en débattant des mystères de l'Univers. C'est comme ça que je suis devenu mathématicien, mais lui, il a vu ça comme une sorte de trahison, parce que les mathématiques n'étaient pour lui qu'une espèce de jeu formel.

Je retrace rapidement sa vie. Papa est né le 17 juin 1938, dans le Saskatchewan. Il a eu une sœur morte en bas âge, Jane, puis un frère, Mike, et une sœur, Hazel. Mes grands-parents ont déménagé plus d'une fois d'un bout à l'autre du Canada, mon grand-père a été dans l'armée de l'air, il a vendu des tracteurs, il a été fermier en Ontario, il a tenu un cinéma en Colombie Britannique. Mon père a commencé ses études supérieures à l'université de Toronto avant de partir en Europe. Là il a appris le français et l'allemand. Il a rencontré Lucette Defrise, plus tard Carter, avec qui il est resté très bon ami jusqu'au décès de celle-ci en 2012 ; il a rencontré Achille Papapétrou, sous la direction duquel il a entrepris une thèse de physique sur les ondes gravitationnelles ; et il a rencontré, au cours d'un voyage en Italie, celle qui deviendrait son épouse.

Mes parents se sont mariés en 1970. Après avoir habité rue Mouffetard à Paris, à peu près jusqu'à ma naissance, puis brièvement à Cassis, ils se sont finalement installés à Orsay. Mon père a travaillé toute la fin de sa carrière à la fac d'Orsay : c'est là aussi qu'il a orienté ses recherches vers la géométrie non-commutative, le sujet qu'il n'a ensuite jamais lâché.

Mais quand je dis qu'il travaillait à Orsay, en fait, il travaillait dans toute l'Europe : Munich, Potsdam, Londres, Cambridge, Bologne, Athènes, Corfu, Vienne, Prague, Belgrade… Même, et plus encore, quand il avait officiellement pris sa retraite, j'ai surtout le souvenir qu'il était sans arrêt par monts et par vaux. Il aimait passionnément voyager — quelque chose qu'il ne m'a décidément pas transmis. Le grand coup dur de sa maladie ç'a été quand il n'a plus pu le faire.

Il a lutté pendant vingt ans contre cette maladie. Mais ce n'est pas ce dont je veux me souvenir maintenant.

Je voudrais plutôt finir par quelques vers des Rubáiyát d'Omar Khayyám, dans leur traduction anglaise par Fitzgerald, ces poésies qu'il aimait tellement lire et réciter, et dont l'inspiration à la fois fataliste et hédoniste convient tellement au caractère qu'avait mon père :

Ah, with the Grape my fading Life provide,
And wash the Body whence the life has died,
 And in a Windingsheet of Vineleaf wrapt,
So bury me by some sweet Gardenside.

That ev'n my buried Ashes such a Snare
Of Perfume shall fling up into the Air,
 As not a True Believer passing by
But shall be overtaken unaware.


Je voudrais en écrire un peu plus sur lui, mais je ne sais toujours pas par quel bout commencer. Nous existons chacun dans l'esprit de nos proches, mais c'est particulièrement vrai pour un parent, sous forme de milliers de souvenirs partagés qu'il est difficile de tisser en une forme qu'on puisse raconter. Quand je repense à mon père, je suis comme face à une montagne de cartes postales du passé que je ne sais pas organiser, ou parfois même pas rendre sous forme de mots : comment traduire en paroles le plaisir que j'avais à me promener avec lui, par exemple ? je peux décrire le chemin que nous suivions le plus souvent[#], cela n'évoquera pas grand-chose ; je peux raconter certains des sujets dont nous parlions, mais ça reviendrait à refaire une partie de ce blog qui est largement héritier de ces conversations.

[#] Monter d'Orsay aux Ulis par la rue de la Dimancherie, passer par le parc nord et le viaduc des Fauvettes jusqu'à Gometz-le-Châtel, suivre la route jusqu'à Chevry où il y avait alors un Aqualand, traverser la forêt de Gif et descendre les escaliers jusqu'à la Hacquinière, et rentrer en longeant le RER.

L'ordre chronologique est bien pauvre. Nos vies ne se laissent pas comprendre par le simple fil linéaire du temps : plusieurs voix différentes s'y expriment, plusieurs thèmes s'y entrecroisent, chacun à son rythme. Et même le synopsis simple présente des trous que je regrette : moi qui suis pourtant obsédé par la préservation de l'information, je n'ai pas eu la sagacité de documenter tout ce que je pouvais sur la vie de mon père avant qu'il soit trop tard pour lui poser des questions comme celle de savoir ce qui l'avait poussé à traverser l'Atlantique. Je n'ai que trop peu de photos documentant son séjour sur Terre. Ma tante Hazel a pu me donner quelques clés sur sa vie au Canada, ma mère sur celle qui commence quand ils se sont rencontrés, mais entre les deux il y a des années qui manquent (je sais qu'il est passé par Hambourg, mais je n'en sais pas beaucoup plus), et les personnes que j'aurais pu interroger s'en sont allées. [Mise à jour () : J'ai retrouvé un CV que mon père avait écrit de lui-même, qui me permet de dire qu'il est venu en France à l'été 1962, et qu'il a passé l'année universitaire 1963–1964 à Hambourg avant de revenir à Paris.]

J'ai mentionné deux de ces témoins disparus, non seulement parce que je sais qu'ils ont été importants dans la vie de mon père, et que sans doute cela aide à comprendre la vie d'une personne que d'évoquer d'autres qu'elle a croisés, mais parce qu'ils m'ont marqué moi aussi. Lucette Defrise, d'une part, une mathématicienne belge (relativiste au départ : elle était élève de Robert Debever, sous la direction duquel elle étudié la classification de Petrov à l'Université Libre de Bruxelles ; plus tard, elle est devenue statisticienne), du même âge que mon père, peut-être moins connue que son mari, les deux sont devenus amis de mes parents (et moi de leurs filles), mais c'est par l'amitié de Lucette et de mon père que cela a commencé, je crois qu'ils se sont rencontrés à Hambourg, et je pense qu'elle a joué un rôle dans son orientation vers la relativité, mais je n'en sais pas plus. Je garde d'elle un souvenir très tendre, elle était la source d'une positivité inextinguible[#2]. Achilles Papapetrou, d'autre part, le grand relativiste grec qui a été le directeur de thèse, et un des mentors, de mon père ; je n'ai pas besoin de retracer sa carrière académique, parce que Wikipédia le fait pour moi, mais le souvenir que j'ai, moi, de ce grand Monsieur raffiné et toujours souriant, est que sa femme Koula et lui nous invitions, mes parents et moi, prendre le thé chez eux (ils habitaient un minuscule appartement près du Trocadéro, peut-être rue de Longchamp ou quelque part par là ; et ils se fournissaient en thé et en petit gâteaux chez Angelina) est que, après le thé, Monsieur Papapetrou et mon père parlaient physique (Monsieur Papapetrou était toujours assis dans la même chaise dont il ne pouvait quasiment pas bouger à cause de problèmes de dos), Madame Papapetrou et ma mère parlaient culture, et moi je picorais au hasard dans les très nombreux livres dont leur appartement était plein[#3].

[#2] En 1992, nous avons tous passé nos vacances d'été en Toscane, dans une grande villa que nous avions louée ensemble : moi je m'étais mis tête, je ne sais plus pourquoi, de passer mon temps à apprendre les conjugaisons du grec ancien. Mon père se moquait du fait qu'il n'y avait que moi pour venir en Italie et décider d'étudier le grec, mais Lucette, elle, trouvait ça très bien, et elle m'a offert pour mon anniversaire un exemplaire bilingue (grec-italien) de l'Œdipe-Roi de Sophocle.

[#3] Je me souviens notamment précisément d'avoir trouvé L'Homme qui prenait sa femme pour un chapeau d'Oliver Sacks chez les Papapetrou.

J'évoque ces deux personnes, mais mon père avait pas mal d'amis. Sans doute parce qu'il était franchement extraverti : il aimait parler aux gens, leur raconter des blagues. Avant ma naissance, il avait beaucoup joué au tonton rigolo avec mes cousins et cousines (les neveux de ma mère). Mais il engageait aussi facilement la conversation avec des inconnus (il n'était pas du tout timide comme je le suis). Un jour il est rentré d'un vol en avion et il m'a dit qu'il avait passé tout le trajet à parler à la charmante demoiselle, une certaine Létitia, qui était assise à côté de lui : Létitia avait environ 8 ans d'après lui, mais comme mon père était complètement incapable de juger l'âge des gens, ça peut vouloir dire qu'elle en avait 4 ou qu'elle en avait 16 ; une autre fois c'était un banquier : en tout cas, c'était complètement le caractère de mon père de faire la causette avec n'importe qui d'un petit peu réceptif à son humour. Personnes croisées dans les transports, serveurs dans les restaurants, tout le monde y avait droit. Et à la fin de sa vie, c'était tout le personnel soignant qui y passait.

Si on veut un exemple de son humour tel qu'il n'était pas à son plus tendre, on peut lire par exemple The Life and Times of Altcee, l'unique texte littéraire qu'il ait laissé, et qui est une caricature de moi (par exemple, dans le chapitre 4, pour se moquer de la manière dont je me plaignais d'être incapable de dormir dès qu'il y avait le moindre bruit dehors). Il aimait aussi raconter des blagues sur les physiciens et les mathématiciens ; sa préférée était probablement celle du physicien qui fait des mesures atmosphériques depuis un ballon, le ballon se détache, il dérive pendant longtemps et ne sait plus où il est, finit par voir quelqu'un et lui demande où suis-je ? — la personne interpellée marque une pause et finit par répondre vous êtes dans un ballon : le physicien se dit alors, cette personne devait être un mathématicien, parce que (1) il a réfléchi avant de répondre, (2) il a fait une réponse, claire, précise, et parfaitement correcte, et (3) cette réponse était complètement sans intérêt.

L'humour de mon père n'était pas toujours caustique, cependant. Il aimait bien raconter, aussi, la blague sur Niels Bohr qui aurait eu un fer à cheval porte-bonheur accroché devant son bureau ; un visiteur le remarquant aurait demandé mais, professeur Bohr, vous ne pouvez quand même pas croire à ce genre de superstition !, et Bohr de répondre : non, non, je n'y crois pas, mais il paraît que ça marche même si on n'y croit pas. Mon père disait souvent ça marche même si on n'y croit pas au sujet de toutes sortes de choses. Il avait un excellent sens de l'autodérision. Il aimait aussi dire qu'il aurait dû recevoir le prix Nobel de physique, parce que Henry Kissinger avait reçu celui de la paix et que lui, au moins, il n'avait rien fait contre la physique.

Comme je l'ai écrit ci-dessus, je ne sais pas bien comment se sont déroulées ses études. Il a fait sa licence à l'université de Toronto, entre 1956 et 1962. Il ne m'en a pas beaucoup parlé, je me souviens juste qu'il ait dit qu'il y avait H.S.M. Coxeter (il a dû avoir des cours de lui), et que c'était un peu étrange parce qu'il était déjà très célèbre. Je sais aussi qu'il a participé à des études sur le terrain de la faune en Ontario (ils capturaient des petits animaux pour les recenser).

Il est venu en Europe en 1960 (ou par là), traversant l'Atlantique à bord d'un cargo. Je crois qu'il est allé à Paris, puis à Hambourg, puis qu'il est revenu à Paris pour commencer sa thèse ; il avait peut-être l'intention de continuer à voyager. Ses premières impressions de la France n'étaient pas toutes très bonnes. Je me souviens qu'il m'a raconté avoir été stupéfait de découvrir que les piscines, à Paris, étaient à l'époque fermées en août ; et qu'obtenir une ligne téléphonique était incroyablement long et difficile. Mais il a rencontré ma mère (lors d'un voyage d'un groupe d'étudiants, à Sorente, en Italie), et finalement ils s'y est installé définitivement. Il a demandé la nationalité française à la fin des années '90 (en conservant sa nationalité canadienne ; il a continué à rendre de temps en temps visite à sa sœur et son frère tant qu'il en étatit capable).

Mon père a soutenu sa thèse d'État le (Rayonnement gravitationnel d'une source bornée[#3b], avec une seconde thèse sur la cohomologie de Spencer) ; le jury était constitué, outre d'Achilles Papapetrou dont j'ai déjà parlé, d'André Lichnerowicz, de Marie-Antoinette Tonnelat et d'Yvonne Choquet-Bruhat : jury paritaire, donc, ce qui ne devait pas être souvent le cas à l'époque, mais ce qui est vraiment hallucinant c'est que la fiche officielle de la soutenance les appelle M. Tonnelat et M. Choquet ! Il a travaillé à l'Institut Henri Poincaré à Paris (qui, quand j'étais petit, était encore conservé dans son jus d'origine, rien à voir avec son état actuel), brièvement au campus de Luminy de l'Université de Marseille, puis à l'École Polytechnique, et enfin au Laboratoire de Physique Théorique et des Hautes Énergies de l'Université de Paris-Sud (Orsay). C'est vers 1989, je crois à peu près au moment où il a bougé de Polytechnique vers la fac d'Orsay, qu'il a commencé à travailler sur la géométrie non-commutative (voir par exemple ce petit cours qu'il a donné). Il a écrit de nombreux articles sur le sujet (son dernier en 2015), mais je crois qu'il était surtout fier de son livre, An introduction to noncommutative differential geometry and its physical applications, dont il y a eu deux éditions (1995 et 1999), il travaillait sur une troisième mais n'a jamais pu la finir.

[#3b] [Ajout ] Je suis content que mon père ait vécu (et gardé sa lucidité mentale) assez longtemps pour apprendre la nouvelle que les ondes gravitationnelles avaient été détectées expérimentalement (), et il était effectivement intéressé de l'apprendre. Pour en savoir plus sur cette détection, je recommande le livre Les Ondes gravitationnelles de Nathalie Deruelle et Jean-Pierre Lasota (dont j'ai fait une petite recension dans cette entrée passée). Nathalie Deruelle (dont je recommande également le livre de vulgarisation scientifique De Pythagore à Einstein) était une des premières coauteures de mon père, et elle a continué à le voir régulièrement, jusqu'à ses derniers moments, et a aidé mon père à garder un contact avec le monde scientifique.

[John Madore]S'agit-il de physique ou de maths ? La frontière est évidemment ténue, et beaucoup de physiciens auront tendance à dire qu'il s'agit de maths, mais mon père n'aurait jamais voulu admettre qu'il faisait des maths. Son opinion des maths est bien résumée par la blague du physicien dans le ballon que j'ai citée plus haut, ou par la réflexion de Feynman qui comparait la rigueur mathématique à la rigor mortis. Un échange que nous avions régulièrement concerne, par exemple, le sens du mot paracompact : quand j'étais petit, il m'avait expliqué qu'un espace topologique compact était un espace topologique dans lequel de tout recouvrement par des ouverts on peut extraire un sous-recouvrement fini, et qu'un espace topologique paracompact est la même chose avec fini remplacé par dénombrable ; plus tard, quand j'ai moi-même lu des livres de topologie, je lui ai signalé qu'il s'était trompé et que ce qu'il prenait comme définition de paracompact était en fait un espace de Lindelöf (mon père n'avait jamais entendu ce terme), tandis que la bonne définition de paracompact est un espace dans lequel tout recouvrement par des ouverts admet un raffinement localement fini : il a haussé les épaules et dit que c'était une distinction sans intérêt. Il m'a raconté une anecdote selon laquelle je ne sais plus quel mathématicien (peut-être Godement, ou Dixmier — cela ferait plus de sens avec Godement, je pense, ceci dit, les anecdotes de mon père n'étaient pas toujours d'une exactitude infaillible, donc je ne sais pas s'il faut forcément le croire) donnait un séminaire, et quelqu'un dans l'assistance a demandé s'il ne fallait pas supposer tel ou tel espace paracompact ici, et l'orateur a haussé les épaules et répliqué que tous les espaces étaient paracompacts (si cette anecdote s'est vraiment produite, je suppose qu'il faut en fait comprendre simplement que l'orateur avait fait une fois pour toute l'hypothèse de ne considérer que de tels espaces, mais pour mon père c'était plutôt une déclaration que les espaces qui ne le sont pas n'ont aucune sorte d'intérêt). Bref, à part que ceci est devenu une sorte de running joke entre nous, pour mon père, un mathématicien est quelqu'un qui se soucie de savoir ce qui peut arriver dans un espace non paracompact, ou de la différence entre paracompact et Lindelöf. Dans le même genre, il considérait la géométrie algébrique comme quelque chose de parfaitement ésotérique, et l'algèbre en caractéristique p>0 comme une sorte de perversion (il connaissait ℤ/pℤ, mais quand j'ai voulu lui parler de corps finis ayant un autre nombre d'éléments il ne voulait rien savoir).

Mais bien sûr, c'est à mon père que je dois de m'avoir initié non seulement à la physique mais aussi aux maths. Il n'aimait pas enseigner à un groupe d'élèves, mais en tête à tête il était excellent pédagogue, il savait souligner ce qui était important et passer sous silence ce qui devait l'être. Comme les maths, ou en tout cas la rigueur mathématique, n'étaient pas sa passion, il me les a apprises de façon peu orthodoxe, mais c'est peut-être justement ce manque d'orthodoxie qui a stimulé mon intérêt. Les choses qu'il ne m'a pas directement enseignées, il m'a prêté des livres pour les apprendre ; ou parfois nous avons appris des choses ensemble, en lisant tour à tour le même livre et en discutant de ce que nous y avions lu. La curiosité intellectuelle et scientifique dont j'espère faire preuve dans ce blog, je la dois avant tout à mon père.

Ajout : Pour ce qui est des travaux scientifiques de mon père, je renvoie à cette vidéo d'une session d'un groupe de travail tenu à Corfu sur la géométrie quantique, la théorie des champs et la gravitation, en mémoire de mon père, où (après quelques mots introductifs de moi et de ma mère) deux anciens amis et collègues de mon père, Harald Grosse and Maja Burić, ont donné des exposés résumant ses contributions dans les domaines de la théorie des champs, la relativité générale, et bien sûr surtout la géométrie non-commutative.

Il s'intéressait à beaucoup d'autres choses (je tiens ça de lui). Surtout les sciences (chimie, biologie… même s'il avait tendance à rester dans les cadres qu'on lui avait enseignés à l'Université, et qui commençaient à vraiment dater), mais pas uniquement. Il aimait les langues et la linguistique en amateur, mais il avait tendance à inventer des étymologies complètement fantaisistes ; il avait aussi tendance à se faire des idées sur certains sujets, et ne pas vouloir en démordre : il était persuadé, par exemple, que personne n'avait jamais parlé latin, je veux dire, un latin vaguement semblable au latin classique, et que quand Cicéron faisait un discours personne n'en comprenait quoi que ce soit parce que c'était une langue tellement artificiellement complexe — impossible de lui faire démordre, ou même nuancer, cette idée. Mon père lui-même parlait couramment anglais, français et allemand (il a fait quelques efforts pour apprendre l'arabe avec la méthode Assimil, mais je ne crois pas que ce soit allé très loin[#3c]) ; mais en fait, son anglais s'était un peu rouillé après plus de 50 ans passés en France ou au contact de scientifiques parlant un anglais non-natif, et son français, lui, était resté parsemé d'anglicismes et de genres grammaticaux non conformes aux dictionnaires : c'est vraiment l'allemand qui le passionnait, la seule langue dans laquelle il lisait vraiment de la littérature (Robert Musil, ou le Faust de Goethe qu'il devait savoir quasi par cœur à force de le re-re-re-re-relire).

[#3c] [Ajout ] Une anecdote qu'il aimait bien raconter, au sujet de ses tentatives pour apprendre l'arabe, est qu'un jour dans un café en Algérie il a voulu essayer de commander en arabe deux thés à la menthe sans sucre ; le cafetier lui a fait répéter plusieurs fois, et a fini par revenir avec deux cafés sucrés. (L'histoire ne dit pas si c'est parce que mon père ne demandait pas bien, ne prononçait pas correctement, ou parce que le cafetier ne comprenait pas l'arabe classique.)

Il aimait aussi jardiner. Il aimait bricoler, et fabriquer des choses de ses mains : il n'avait pas en cela un talent particulier, mais il y prenait plaisir. Il a fabriqué le portail devant sa maison, et il se construisait une cabane au fond du jardin, qui lui donnait surtout, je pense, un prétexte pour sortir un peu tant qu'il en était encore capable. Plus tôt, il aimait beaucoup faire du vélo, et partait pour de longues balades autour d'Orsay. Et il a eu des périodes où il aimait le golf, et le tennis, mais elles n'ont pas vraiment duré.

[Ajout ] Mon père aimait les espaces naturels (un goût pour les arbres qu'il m'a au moins partiellement communiqué), mais une chose qu'il aimait particulièrement, et qui lui manquait en Europe, c'étaient les couleurs de l'automne en Amérique du Nord — les couleurs de l'été indien — les couleurs des érables à sucre, des peupliers faux-trembles, des chênes rouges, des bouleaux jaunes, des frênes blancs, et bien sûr des érables rouges, qui font de l'automne une saison si magique en Ontario comme en Nouvelle-Angleterre. Il aimait regarder le film The Trouble with Harry de Hitchcock rien que pour les scènes en extérieur si colorées qui lui rappelaient sa jeunesse.

Scientifiquement, il avait tendance à très facilement considérer comme crackpotesque n'importe quelle idée qui sortait un tout petit peu de sa zone de confort. Je ne sais pas combien de fois il m'a parlé d'un collègue ou ancien collègue à lui comme s'il était devenu un peu fou parce qu'il étudiait je ne sais quelle théorie qui n'entrait pas tout à fait dans le champ de ce que mon père considérait comme orthodoxe. Et pas seulement sur des questions pointues : quand mon grand-père paternel m'a offert le livre Cosmos de Carl Sagan[#4], livre qui a aussi joué un grand rôle dans mon éveil scientifique, j'ai découvert que mon père considérait Carl Sagan comme une sorte de crackpot, et j'ai fini par comprendre que c'est parce que Sagan s'intéressait à la question de la possibilité de l'existence de formes de vie extra-terrestres : pour mon père, ne serait-ce que se poser la question était déjà une forme de déviation scientifique (lui-même était persuadé, je crois, que l'apparition de la vie sur Terre était due à un hasard tel qu'elle était probablement la seule planète de l'Univers à en porter, mais en tout état de cause il trouvait surtout que c'était une question singulièrement dénuée d'intérêt). À plus forte raison, non seulement il ne croyait pas en Dieu[#5], mais il avait le mépris le plus complet pour ce genre de considérations, ou pour toute forme de métaphysique (à peu près la seule fois où je l'ai entendu parler de philosophie, c'était pour approuver Carnap qui, dans le résumé qu'en a fait mon père, aurait dit j'ai résolu tous les problèmes de la métaphysique : c'est qu'ils n'avaient absolument aucun sens).

[#4] Le livre tiré de la série télé du même nom : même si ça a vieilli, je recommande les deux au passage.

[#5] Ma mère non plus ne croit pas en Dieu, mais pour elle c'est une question plus politique, c'est un athéisme qui prend la forme d'une hostilité contre l'Église en tant qu'institution, de la religion en tant qu'instrument d'oppression des peuples, tandis que pour mon père c'était vraiment le mépris de ce qu'il considérait comme des questions non-scientifiques qui l'emportait.

C'est là que je dois parler de ce qui était assurément le plus gros défaut de mon père : son obstination. C'est peu dire qu'il était têtu. Une fois qu'il s'était mis une idée fermement en tête, ni les arguments ni les cajoleries ne pouvaient lui en faire démordre. (Je ne dis pas que toutes ses opinions étaient indémordables : il savait parfaitement reconnaître qu'il avait tort quand il n'avait pas encore transformé son avis en certitudes. Mais une fois que c'était fait, il ne lâchait plus jamais.) Corollaire : il pouvait former des jugements injustes sur des gens, leurs actions ou motivations, et, dans le pire cas, il avait une rancune tenace.

Cette rancune signifie que quand il était fâché, mon père était incapable de parler pour percer l'abcès : il s'emmurait dans le silence. Je ne sais combien de fois il a décidé que j'avais fait quelque chose que je n'aurais pas dû (parfois avec raison, parfois non, et parfois je n'ai même pas su), et plutôt que de me confronter, il me faisait la gueule — il refusait de me parler. Cela pouvait durer des semaines, parfois même des mois. Si je demandais la raison, ou si j'essayais d'en parler, ou si ma mère intervenait pour essayer de concilier les choses, il s'enfermait encore plus, il répondait il sait très bien, et on n'irait pas plus loin.

Le temps, cependant, l'a changé. Ou du moins, je n'ai pas su dans quelle mesure c'était l'effet de la sagesse qui vient avec l'âge[#6], celui de la vieillesse, de la maladie, ou des médicaments traitant sa maladie, mais sa mauvaise humeur est devenue moins fréquente. C'était le seul point positif dans un naufrage inexorable.

[#6] Une des blagues que mon père aimait raconter était quelque chose comme : mon père était un idiot jusqu'à ce que j'aie 18 ans, et ensuite il est devenu plus sage.

On lui a diagnostiqué la maladie de Parkinson vers 2000. (Auparavant, il souffrait déjà depuis une dizaine d'années d'acouphènes qui étaient peut-être un signe avant-coureur, je ne sais pas.) Au début, il nous l'a cachée (à ma mère et à moi) : nous avons eu des soupçons quand des livres sur cette maladie sont apparus dans sa bibliothèque, mais surtout quand, en 2002, il est parti en voyage à Belgrade en oubliant de prendre son ropinirole (Requip®) et qu'il a dû nous demander de lui faire parvenir en urgence (j'ai dû aller à Roissy l'apporter à une amie d'amie travaillant pour Air Serbia qui l'a apporté à mon père). Cette maladie progresse à une vitesse et cause des symptômes extrêmement variables de patient en patient : mon père n'a jamais eu de tremblements, par exemple, et est resté capable de marcher, quoique de plus en plus difficilement, jusque vers 2018 ; bizarrement, il marchait beaucoup plus facilement à l'extérieur qu'à l'intérieur. En revanche, il lui arrivait de plus en plus fréquemment de freezer, c'est-à-dire de rester bloqué à un endroit, sans bouger, sans rien faire, sans même qu'on arrive à savoir s'il voulait avancer et n'y arrivait plus ou s'il ne cherchait même pas (ni si la différence avait vraiment un sens) ; parfois, au contraire, il avait des périodes de grande agitation. Il devenait aussi de plus en plus difficile à comprendre quand il parlait, même si cet effet semblait plus dû aux médicaments (ropinirole, et levodopa+carbidopa+entacapone) qu'à la maladie elle-même ; en tout cas, c'était une tragédie pour lui qui aimait tellement parler avec tout le monde, de constater qu'on ne le comprenait plus. Aussi probablement due aux médicaments était l'apparition de comportements obsessifs parfois aux limites de l'hallucination. Sa mémoire n'a jamais cessé de fonctionner normalement, mais il devenait de moins en moins capable de se concentrer, il radotait de plus en plus. Surtout, son état fluctuait de jour en jour et même d'heure en heure : il pouvait être tout à fait normal avant le déjeuner et devenir presque incapable du moindre mouvement à la fin de celui-ci ; il y a toujours eu des hauts et des bas dans sa maladie, et ce n'est pas tant que les bas sont devenus plus bas, c'est surtout qu'ils sont devenus plus fréquents. Un neurologue a essayé un traitement différent, l'apomorphine (injecté par une pompe, ce qui nécessitait d'avoir un infirmer passant quotidiennement à domicile pour régler la pompe) : cela a représenté un léger progrès au niveau des effets secondaires et une moindre irrégularité de ses symptômes, mais certainement pas de progrès miraculeux. Le plus problématique était surtout que mon père avalait de plus en plus difficilement, faisait des fausses routes, et du coup, multipliait les infections. Lui qui aimait tellement bien manger s'est mis à manger de moins en moins : il a fallu des aides à domicile pour lui faire prendre ses repas, puis quand ce n'était plus possible de le garder à la maison nous l'avons mis en maison de retraite médicalisée, et le coup final est venu quand il s'est cassé le col du fémur début juillet, il a presque complètement cessé de manger après cela, et la fin ne pouvait que venir rapidement.

Le décès de mon père n'a donc aucun rapport avec la covid, mais il est survenu dans un contexte de covid : lui-même écoutait les nouvelles de l'épidémie avec une fascination intellectuelle mais comme si ça ne le concernait absolument pas. Il a fait une assez mauvaise chute juste avant le début du confinement, il n'a pas été facile de le faire emmener aux urgences ; après, quand il s'est cassé le col du fémur, je n'ai pas eu le droit d'aller lui rendre visite après son opération ; et pour ses obsèques (le 19 août, au crématorium des Ulis), nous n'avions droit qu'à être 20 à la cérémonie, l'employé des pompes funèbres a accepté de fermer les yeux sur le fait que nous étions plutôt autour de 25, mais cela colorait encore plus une situation déjà bien difficile à vivre.

Je pense que ce qui résume le mieux la tragédie de la vie, de la vieillesse et de la mort, tient dans les mots jamais plus !. Mon père ne pleurait pas souvent (en fait, je ne crois pas l'avoir jamais vu pleurer) ; mais une chose qui lui a mis les larmes aux yeux c'est, en voyant un documentaire télévisé sur Potsdam où il aimait tellement aller, de se rendre compte que, dans son état, il ne pourrait jamais plus retourner là-bas. Généralement parlant, il se tenait plutôt dans le déni sur son état de santé — ou disons, sur les conséquences de son état de santé : il parlait par exemple régulièrement d'aller au restaurant même après que ce n'était plus envisageable de l'y amener : mais comment aurions-nous pu avoir le cœur à lui dire qu'il n'irait jamais plus au restaurant ? Et moi-même, quand ai-je accepté le fait que je n'irais jamais plus me promener avec mon père autour du viaduc des Fauvettes à discuter de l'infiniment grand ou de l'infiniment petit ? L'ai-je seulement accepté ? Je ne sais pas. Je n'ai pas le courage, en tout cas, de chercher à retrouver la date du dernier voyage de mon père, la dernière fois qu'il a mangé au restaurant, ou la dernière fois que nous nous sommes promenés ensemble.

Mais, je l'écrivais ci-dessus (et cela rejoint ce que je racontais autrefois), nous existons chacun dans l'esprit de nos proches sous forme de milliers de souvenirs partagés. J'ai l'idée que cette évocation de la mémoire de mon père lui permet, à la manière évoquée dans les vers d'Omar Khayyám, d'exister encore un peu, soit en rafraîchissant les souvenirs de ceux qui l'ont croisé, soit en donnant quelque idée de ce qu'il a été auprès de ceux qui ne l'ont pas rencontré.

PS () : L'édition des Rubáiyát que nous avions, et que mon père aimait lire, est très exactement celle-ci (la première édition de la traduction par Edward Fitzgerald, illustrée par les dessins d'Edmund J. Sullivan qui m'ont beaucoup marqué quand j'étais petit).

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