Je me livre ici à quelques réflexions (un peu décousues
, je
dis toujours ça), autour de la question à quoi servent les maths
pures, et les sciences fondamentales en générales ?
, sur la notion
d'utilité et d'applications pratiques. Pas sûr que tout ce que je
dise soit très cohérent (je passe sans véritable transition du rapport
entre lettres et sciences au rapport entre enseignement et recherche
sans développer adéquatement ni l'un ni l'autre), mais j'espère au
moins arriver à faire passer l'idée qu'il ne faut pas accepter sans
broncher les préjugés les plus banals à ce sujet.
J'ai l'impression que dans l'esprit de beaucoup de gens[#], il y a une dichotomie (assez claire même si elle n'est pas forcément clairement énoncée) entre : d'un côté les sciences et techniques, dont l'importance dans la société et notamment dans l'enseignement est justifiée par leur utilité pratique, et d'autre part les arts et aux lettres et autres humanités, dont l'importance est justifiée par leur rôle culturel. Si je reformule cette idée dans des termes qui sentent bon la fin du 19e siècle et que je mets quelques majuscules d'emphase : on aurait d'un côté ce qui meut l'Humanité sur le chemin du Progrès, et de l'autre ce qui Éclaire ce chemin en montrant la voie vers le Progrès et le distinguant des Ténèbres alentours. Ou quelque chose comme ça. Ce que je veux dire, c'est que dans cette vision des choses, on a d'un côté des domaines comme la médecine ou la physique qui apportent des bienfaits à l'Homme, et de l'autre, ceux comme la philosophie et l'Histoire qui doivent en quelque sorte alimenter son sens moral.
[#] J'accepte bien
volontiers que j'énonce peut-être ici un métapréjugé (i.e., un préjugé
sur les préjugés que peuvent avoir les gens
) : mais ce n'est
pas bien grave si je dénonce une idée qui, en fait, n'existe pas
vraiment.
Peut-être que je caricature un peu, mais je pense au moins que l'idée est assez répandue que la raison pour laquelle on doit enseigner l'Histoire et la géographie au lycée est que ces disciplines feraient partie de la « culture générale » que tout bon citoyen doit avoir, tandis que la raison pour laquelle on doit enseigner les mathématiques est qu'elles seraient utiles pour toutes sortes de choses.
Bref, je pourrais m'appesantir à dénoncer le stéréotype du
littéraire qui considère que la culture générale se limite aux choses
qu'il connaît ; qui pense qu'il est indispensable que tous les lycéens
français sachent que Le Cid est une pièce de Corneille,
que la cinquième république a été établie en 1958 et que les Pyrénées
sont à la frontière entre la France et l'Espagne ; mais qui ne sait
pas citer une loi de Newton ou de la thermodynamique, ignore si les
plantes sont des eucaryotes ainsi que la différence entre une bactérie
et un virus, n'a absolument aucune idée du fonctionnement d'Internet
ou du Web, et ne sait peut-être même pas dire combien il y a de
millimètres cubes dans un mètre cube ; et si on lui montre du doigt
ces incohérences, répondra qu'il a fait des études
littéraires et que ces questions techniques sont bien plus
pointues et d'ailleurs ne lui servent à rien puisqu'il n'est pas
scientifique ; et consentira peut-être à donner comme exemple de
culture générale scientifique à peu près la seule chose qu'il sait,
disons, que la Terre tourne autour du Soleil et pas le contraire. Je
caricature ? En fait, non : j'en ai rencontré plus d'un, comme ça,
qui se plaignaient que les jeunes ne savaient plus rien de nos jours,
et qui démontraient immédiatement après une ignorance crasse et
assumée dans tout domaine scientifique (j'ai le souvenir, par exemple,
de quelqu'un qui ne savait pas de quoi était fait un atome, et qui
avait l'air de trouver totalement fantaisiste la suggestion que cela
pouvait faire partie de la culture générale de le savoir). Mais j'ai
déjà parlé de ça dans cette entrée
passée, et je ne veux pas la répéter ici. J'écrirai Un Jour® une
entrée sur la culture générale et l'effet de perspective dont tout le
monde est victime — et je m'inclus dans le tout le monde
— qui
fait qu'on croit toujours indispensables les savoirs qu'on a soi-même
et superflus ceux que l'on n'a
pas[#2]. [Mise à
jour : c'est ici.]
Nous avons tous des
trous énormes dans notre « culture générale », et c'est normal : ce
qui me dérange plus, en fait, est qu'à une époque où nous avons tous
tout le savoir du monde à la portée de nos doigts, l'attitude
consistant à ne pas se précipiter sur Wikipédia quand on
découvre l'existence d'un de ces trous. Mais tout ça est une
digression par rapport au sujet général de cette entrée, est je la
referme maintenant.
[#2] Ceci vaut d'ailleurs encore au sein d'un domaine : les mathématiciens, par exemple, croient toujours que les outils et théorèmes mathématiques qu'ils connaissent et manipulent sont centraux dans les mathématiques et qu'il est indispensable de les connaître, alors que tout ce qui sort de leur domaine de prédilection est quelque chose d'arcane.
Toujours est-il que cette attitude consistant à imaginer que les
sciences doivent être jugées à l'aune de leur utilité
déteint
au sein des sciences elles-mêmes, et que les scientifiques se
retrouvent à justifier leur travail, notamment leur recherche pour
ceux qui sont chercheurs, en expliquant que ça peut servir à
quelque chose (et disons-le franchement, la plupart de ces
justifications sont bidon, ce qui est normal parce que quand on
découvre des choses nouvelles, on ne peut pas encore savoir
où elles nous mèneront). Et ce n'est pas tout : la notion
d'utilité
est elle-même insidieusement réduite à celle
d'applications.
Dans ces conditions, les sciences pures sont dans une situation
très inconfortable d'apparence paradoxale : puisqu'elles sont des
sciences, elles sont censées servir
à quelque chose, mais
puisqu'elles sont pures, elles n'ont pas d'applications ; donc à force
d'accepter les différentes idées stupides que j'ai énoncées plus haut,
on en revient à devoir trouver des justifications comme ah, mais on
ne peut pas encore savoir si ceci aura un jour des applications
.
Avec comme exemple représentatif la théorie des nombres, que Gauß ou
je ne sais qui considérait comme la reine des mathématiques parce
qu'elle n'avait pas d'applications et qui finit par en avoir, et
d'importance économique absolument capitale, à travers la
cryptographie. Cet exemple est juste mais il est trompeur :
je veux dire qu'au lieu d'essayer de trouver des justifications dans
des exemples pareils, on ferait mieux de rejeter les prémisses idiotes
que les sciences sont justifiées par leur utilité et que la seule
forme d'utilité est dans les applications pratiques.
Au lieu de ça, la comparaison que j'aime donner est la suivante : imaginer qu'on puisse se passer des sciences pures pour se focaliser sur les applications est comme imaginer qu'on puisse couper les racines d'un pommier parce qu'il n'y a pas de pommes qui poussent dessus. Ce que je veux dire par là est que les sciences, et le savoir humain en général, est comme un être vivant : les différentes parties s'irriguent conceptuellement les unes les autres ; certaines produisent des applications directes, d'autres non, mais s'imaginer qu'on peut amputer des parties sans ruiner la santé de l'ensemble est tout simplement stupide.
Donc, pour défendre (socialement) les sciences pures, je pense
qu'il ne faut pas dire peut-être que cette théorie pourra un jour
avoir des applications que nous ne soupçonnons pas
: car même si
c'est effectivement difficile à exclure catégoriquement, il faut bien
reconnaître que c'est de la mauvaise foi de défendre, disons, l'étude
des grands cardinaux en théorie des ensembles sur le principe que
peut-être un jour elle aura des applications pratiques, là,
franchement, personne n'y croit, — et ce n'est pas juste de la
mauvaise foi, c'est un mauvais calcul d'utiliser ce genre d'argument,
parce que cela suggère qu'on accepte le présupposé selon lequel
l'intérêt d'une science doit se mesurer à ses possibilités
d'applications pratiques, fussent-elles lointaines et hypothétiques.
Il vaut mieux rejeter fermement ce présupposé, — ce qui ne demande pas
forcément non plus de se draper dans sa dignitié de théoricien qui ne
veut travailler que pour l'honneur
de l'esprit humain
.
Je ne suis pas vraiment capable de parler d'autre choses que des mathématiques et, marginalement, de l'informatique et de la physique, mais je pense que la remarque suivante est probablement valable dans bien d'autres disciplines :
L'utilité de la recherche fondamentale n'est pas de produire des applications, ni même des théories qui pourraient un jour en produire, mais de préparer et d'irriguer intellectuellement et conceptuellement le domaine. Autrement dit, son but n'est pas de produire seulement de la connaissance, mais aussi des cadres de pensée, des analogies, des intuitions, des modèles, des formalismes, et plus généralement, une culture scientifique, qui peuvent ensuite inspirer, guider ou orienter la recherche plus appliquée. Les retombées ne sont pas immédiatement visibles, et demander qu'elles le soient revient à demander, dans ma métaphore du pommier, que des pommes poussent sur les racines : peut-être que le miracle a lieu occasionnellement, mais en général ce n'est juste pas comme ça que ça se passe.
Dans ces conditions, on voit aussi que la dichotomie que j'évoquais au début de cette entrée doit être rejetée : la culture scientifique et la culture humaine font partie de l'ensemble de la culture générale qui est nécessaire au développement harmonieux des différences disciplines académiques et, au-delà, de la société. (Si chaque discipline est un arbre fruitier, ces arbres forment eux-mêmes un écosystème et on ne peut pas non plus en arracher un sans compromettre l'ensemble.)
Pour donner ne serait-ce qu'un exemple de ce que j'essaie de dire, je prends celui des nombres complexes. Si on demande quelle est l'utilité des nombres complexes en insistant sur les applications pratiques, en me grattant la tête je peux sans doute trouver quantité d'exemples : les circuits électriques en courant alternatif (avec la notion d'impédance complexe) en seraient un. Mais en fait, ces exemples, même nombreux, sont vraiment peu intéressants, parce que c'est mal poser de problème. Les nombres complexes ne peuvent pas vraiment avoir d'applications essentielles en tant que tels, parce qu'on peut toujours représenter un nombre complexe comme deux nombres réels (sa partie réelle et sa partie imaginaire) et reformuler avec les nombres réels tout ce qu'on peut faire avec les complexes[#3]. Le pouvoir des nombres complexes n'est pas qu'ils permettent de faire quoi que ce soit de nouveau, mais de conceptualiser différemment ce qu'on pouvait déjà faire avec les nombres réels : et l'utilité des nombres complexes n'est donc pas à trouver dans telle ou telle « application » mais dans la façon dont ils nous permettent de repenser des choses (comme les séries trigonométriques, ou, pour revenir à l'origine des nombres complexes, les équations algébriques).
[#3] Et d'ailleurs, c'est ce qui se passera dans un ordinateur, qui ne sait pas manipuler un « nombre complexe » mais uniquement un réel, enfin, une approximation en virgule flottante d'un nombre réel.
(Peut-être que, là, je devrais remplacer ma métaphore de l'arbre par celle du pont que j'aime énormément.)
La question revient souvent quand on
enseigne :
Monsieur, à quoi est-ce que ce concept que vous nous
enseignez sert ?
(sous-entendu : nous servira) ; ou la
variante : à quoi est-ce que ça sert de nous faire des
démonstrations ?
Essayer de répondre sous cette forme est tomber
dans le piège de
la question
tendancieuse : essayer d'expliquer à quoi servent les nombres
complexes, la dérivée, la transformée de Fourier, la notion de groupe
ou celle de corps fini, est à mes yeux aussi futile et absurde que
d'essayer d'expliquer à quoi servent l'air et l'eau. Ce n'est pas
pour autant facile de désamorcer la question sans avoir l'air de
botter en touche (n'étant pas maître Jōshū, je ne peux pas vraiment
répondre
無
pour « dé-poser » la question ; et il paraît que ça ne se
fait pas de faire la réponse suggérée par Zach Weinersmith dans le
dessin ci-contre).
Pour prendre un autre exemple, je donne un cours d'Analyse à
Télécom ParisPloum (qui, d'ailleurs, après N changements de
noms, s'appelle maintenant juste Télécom Paris
) où il est
question de transformation de Fourier. (Celle-là, il est admis
qu'elle a beaucoup d'applications, même si là aussi, je trouve que ce
point de vue est trompeur.) Il y a des théorèmes pas évidents dans ce
cours (je précise que ce n'est pas moi qui l'ai fait : je me contente
d'en enseigner à un groupe), par
exemple concernant l'extension de la transformée de Fourier de L¹(ℝ) à
L²(ℝ) (enfin, de L²(ℝ)∩L¹(ℝ) à L²(ℝ)), ou sur le type de convergence
qu'on obtient dans tel ou tel
(cf. cette entrée passée) ; parfois
on me demande à quoi il peut bien servir à des élèves destinés (pour
la plupart) à devenir ingénieurs de connaître ces subtilités (voyez
par exemple les commentaires de l'entrée que je viens de lier) :
pourquoi ne pas se placer dans un cadre unique où tout marche bien
(L², distributions tempérées), ou, d'ailleurs, ne traiter que la
transformée de Fourier discrète ? Pourquoi, d'ailleurs, faire des
maths et pas juste donner un formulaire calculatoire pour Fourier ?
J'ai tendance à penser que pour être un ingénieur il ne suffit pas de
savoir appliquer des formules, il faut comprendre un minimum ce qu'il
y a derrière, et que pour comprendre véritablement la transformée de
Fourier, il faut en comprendre un petit peu ses contours et
limitations, les différents cadres où elle peut s'appliquer et ce qui
relie ces cadres entre eux, bref, il faut aller au-delà de la
situation où tout marche bien, ne serait-ce que pour savoir
reconnaître si on est bien, justement, dans une situation où tout
marche bien
. Et que, globalement, pour comprendre un concept, il
faut se constituer un stock d'exemples et de contre-exemples
permettant de faire fonctionner l'intuition (cf. ce que
j'écrivais ici). Un de mes
collègues a aussi fait la réponse intéressante suivante à un élève qui
se plaignait du caractère excessivement théorique du cours : un
généraliste en médecine de ville ne sera sans doute pas confronté,
dans sa carrière, au quart des pathologies bizarres dont on aura pu
lui parler pendant ses études ; pourtant, il est important qu'il sache
les reconnaître si elles se présentent, pour ne pas commettre l'erreur
d'appliquer un traitement inadapté à un cas où il ne s'appliquerait
pas : il en va exactement de même de l'ingénieur face aux pathologies
mathématiques de, disons, la transformée de Fourier.
La question des démonstrations mérite aussi un mot. On défend
généralement l'importance des démonstrations en mathématiques en
disant que c'est la seule façon d'être certain de la véracité d'un
énoncé (ou peut donner des exemples d'affirmation qui semblent
expérimentalement être vraies mais qui ne le sont pas) : c'est bien
sûr quelque chose d'important mais ce n'est pas la seule raison de
vouloir des démonstrations, et je crois que c'est en fait passer
un peu à côté de l'essentiel que de se concentrer là-dessus ; disons
que c'est une justification des démonstrations en épistémologie des
mathématiques, mais elles ont toutes sortes d'autres intérêts. Par
exemple, une preuve va souvent non seulement nous convaincre qu'un
énoncé est vrai mais nous
« expliquer » pourquoi (dans la mesure
où ça a un sens) il est vrai, et c'est souvent encore plus
important ; elle va nous permettre de mieux comprendre ce qu'on peut
espérer changer dans le résultat en obtenant qu'il soit encore vrai ;
parfois elle va nous donner des sous-produits comme un algorithme
constructif (cf. ce que je racontais
ici) ; et globalement parlant, une preuve éclaire l'environnement
mathématique autour du résultat considéré bien mieux que la simple
certitude que ce résultat est vrai.
(Cf. aussi ce
fil MathOverflow dans lequel la question est d'ailleurs peut-être
plus intéressante que les réponses.) Pédagogiquement, la
notion de démonstration a aussi différents intérêts : comme il
est rappelé
ici, c'est une formation essentielle à la notion même de
raisonnement rigoureux et de détection des erreurs intellectuelles ;
mais par ailleurs, dans le cadre de l'étude d'un concept mathématique
particulier, cela devrait être une façon de se forger une intuition à
son sujet, d'en comprendre, comme je le disais plus haut,
les contours et limitations
, et d'arriver à se familiariser
avec la manière dont on peut le manipuler.
Dans le cadre de l'enseignement secondaire, la situation des maths est d'autant plus inconfortable que la discipline est placée, au moins en France, dans un rôle de sélecteur de niveau (peut-être qu'il y a cent vingt ans il s'agissait avant tout d'être bon en latin, mais maintenant les maths ont tendance à jouer le rôle de gatekeeper de certaines filières). On se retrouve avec une situation hautement paradoxale de dissociation entre la matière telle que pratiquée dans le secondaire, qui est classifiée comme une matière non seulement utile pour toutes sortes d'autres disciplines mais aussi importante à cause de ce rôle de sélecteur, et la science académique qui est plutôt dans l'embarras quand il s'agit de justifier son utilité à cause de la focalisation excessive sur les « applications » que j'ai dénoncée plus haut : cette dissociation n'est saine pour personne, et certainement pas pour les lycéens, qu'ils se destinent à des études scientifiques ou non. En parallèle à ça, on a une dissociation également importante au niveau des contenus (il y aurait sans doute beaucoup à dire à ce sujet, ce n'est pas le lieu ici, mais disons qu'outre des programmes incroyablement rébarbatifs, je trouve alarmante la place trop exiguë faite à la notion de démonstration dans le secondaire eu égard à sa place dans la recherche mathématiques et compte tenu de ce que j'ai dit ci-dessus sur l'utilité de cette notion) : je ne sais pas bien dans quelle mesure ces deux dissociations sont causalement liées l'une à l'autre, mais on devrait au moins s'interroger sur leur rapport et sur les remèdes qu'on peut y apporter.
Ajout () : cette vidéo évoque les mêmes questions que ce billet, et apporte ses propres réponses (qui recouvrent en partie les miennes, mais pas complètement) ; si on n'aime pas le format vidéo, il y en a une version écrite ici.