Tout en évitant le grand déballage (si j'y arrive[#]), je voudrais dire quelques mots de ce qui ne va pas (mais qui va déjà mieux). Enfin, tout le monde aura compris qu'il s'agit d'une peine de cœur — j'eus commis l'imprudence de m'engager sur la voie d'un amour impossible. Pas énormément à dire sur l'affaire, en vérité : le charmant garçon en question (qui répond à un nom de code désignant certains ovins) est hétéro (modulo toutes les précautions nécessaires sur l'usage de ce mot) et il a une copine (dont il n'a pas la moindre intention de se séparer — il n'en a jamais été question — et c'est tant mieux — et il ne compte pas non plus essayer de se partager en deux). Et je n'ai donc jamais eu autre chose que la certitude que c'était impossible ; enfin, j'ai pu me faire par moment quelque illusion, parce que c'est tentant de s'en faire, mais je savais bien que c'étaient des illusions ; sur le fond, donc, les choses étaient claires dès le commencement[#2].
Ça n'aura pas été la première fois, et on peut même dire que j'ai une certaine expérience en la matière. J'ai tendance à prétendre qu'à force de sang, de sueur et de larmes, j'ai acquis une certaine capacité à ne pas tomber amoureux (capacité que tout le monde doit acquérir, ceci dit, mais quand même surtout les homos dans un monde où 95% de la population ne l'est pas), ou même, si c'est déjà le cas, à cesser de l'être. Alors pourquoi pas cette fois-ci ? Tout simplement parce que j'ai été confronté à une situation qui était pour moi complètement inédite : normalement, quand je tends à tomber amoureux de quelqu'un, je me heurte soit à un refus clair et net soit à l'indifférence la plus complète (ou l'apparente ignorance de mon existence même) — c'est ce qui permet de passer rapidement à autre chose. Or cette fois c'est avec tout sauf refus ou indifférence que j'ai été accueilli : il ne faut pas oublier qu'entre la situation où les choses marchent et celle où elles ne marchent pas du tout, il y a de la marge pour des régions de clair-obscur où, même si on est persuadé qu'à terme cela va casser, il est très tentant de profiter de ce qu'on reçoit. Et d'autant plus si on n'a pas connaissance de mieux.
Est-ce que j'ai à regretter ? Pas forcément : même si je souffre maintenant de ne pas avoir écouté dès le début la voix de la sagesse, si je l'avais fait j'aurais peut-être été moins blessé mais je n'aurais aussi pas eu cette chance d'avoir une petite idée de ce que cela peut être qu'un amour réciproque ou de tenir dans mes bras quelqu'un que j'aime — et comme je ne suis pas du tout persuadé que l'existence me donne jamais la chance d'en savoir plus, c'est toujours bon à prendre ; il n'est pas clair que les pertes dépassent les gains. (Et je compte sur ma résilience pour minimiser les pertes.) Après tout, de même, ce n'est pas parce que nous vivons avec la certitude qu'au final nous mourrons et que tout aura été vain, que nous ne devons pas profiter de la durée qui nous est impartie.
Maintenant, il faut cependant que cela cesse, parce que je ne contrôlais vraiment plus grand-chose, et que j'étais plus amoureux que jamais avant. Nous avons donc mis les points sur les ‘i’, je dois sacrifier cet amour (et Mouton aussi doit sacrifier quelque chose, mais ce n'est pas à moi d'en parler). En même temps, il est hors de question que nous rompions le contact : ce serait un gâchis trop immense, et ce serait céder trop facilement à une fatalité stupide. Cependant, notre complicité doit cesser d'être amoureuse pour devenir amicale et fraternelle : cela va me demander un effort constant et une vigilance permanente — mais je pense vraiment pouvoir y arriver (et là aussi, j'ai une certaine expérience).
Ce qui est dur, aussi, c'est de revenir à l'idée — qui m'est pourtant si familière — de la solitude affective. On comprend qu'il est tentant de s'accrocher désespérément au moindre signe de tendresse, aussi vain et désespéré fût-il dans son avenir, s'il n'y a en regard qu'un désert où l'espoir ne brille pas par sa présence. Il est vital que je me remette en quête de quelqu'un, et que je fasse semblant d'y croire, quel que soit la futilité de cette quête — ce n'est pas par ses chances de succès mais en elle-même qu'elle importe.
[#] Je sais que j'ai tendance à ne pas faire preuve d'une grande retenue dans ce que je raconte (quoi, exhibitionniste, moi ?). Mais je pense qu'écrire cette entrée m'aide à tourner la page.
[#2] S'il faut
éclaircir la citation, Marcellus était le neveu d'Auguste et son
héritier présomptif, qui est mort prématurément. Tu
Marcellus eris
(Tu seras Marcellus
), c'est la prophétie du
ciel qu'on voudrait croire, mais dont on sait qu'elle ne se réalisera
pas.