En essayant d'aller au séminaire Bourbaki cet après-midi, je suis tombé sur une (assez importante) manifestation de gens qui portaient le drapeau turc — j'imagine donc qu'ils protestaient contre une proposition de loi fort stupide tendant à réprimer la négation du génocide arménien, et dont la presse à beaucoup parlé suite aux couacs diplomatiques qu'elle a provoqué avec la Turquie.
(Il est difficile de trouver exactement de quel
texte il s'agit tant la catégorisation des textes en travaux sur les
sites Web des deux assemblées est épouvantablement mal faite. Je
pense qu'il s'agit
de cette
proposition-ci, qui doit
être examiné
par le Sénat d'ici quelques jours, la commission des lois
proposant l'irrecevabilité. Remarquons au passage que par rapport à
la proposition initiale, le texte finalement voté par l'Assemblée a de
toute façon perdu toute référence spécifique à l'Arménie. D'un autre
côté, il existe au
moins une
proposition extrêmement proche venant du Sénat, à peu près au même
moment, et qui n'a jamais été inscrit à l'ordre du jour,
et encore
une, plus ancienne, qui a déjà été rejetée par le Sénat : ce
serait sympa si les webmasters mettaient des petits liens comme ne
pas confondre avec
pour aider à s'y retrouver entre des textes
au Contexte très semblable.)
Les raisons pour lesquelles je qualifie cette proposition de loi de
fort stupide — et je le pense aussi dans une large mesure de
l'article 9 de
la loi
« Gayssot » — sont exprimées de façon bien plus éloquente que je
ne saurais le faire
par Robert
Badinter à propos d'un texte très proche. Et de toute façon j'ai
ranté sur des sujets proches lors des nombreuses fois où je me suis
lamenté du mal qu'ont les gens à comprendre la différence entre les
modalités je suis contre <truc>
et je suis favorable à
l'interdiction de <truc>
(voyez
notamment ici, là
et là). Donc je n'insiste pas.
Mais les ennemis de mes ennemis ne sont pas forcément mes amis, et
on peut protester contre une loi stupide pour des raisons également
stupides (c'est le genre de choses qui me cause des douleurs intenses
au cerveau comme à cette occasion —
par coïncidence également à propos de la Turquie). Et je crois
comprendre que l'argument des manifestants n'est pas tant cette loi
fait un obstacle injustifié à la liberté d'expression
(pour
arborer le drapeau d'un pays ayant des lois indescriptiblement
stupides qui condamnent non
seulement les
attaques à la nation turque mais
même la
mémoire de son fondateur, ce serait un chouïa ironqiue), mais
plutôt un mélange entre ce génocide n'a pas eu lieu ou n'est pas un
génocide
(ce qui est assurément faux, même si je pense qu'on
devrait avoir le droit de l'affirmer sans risque de prison) et
aussi cette loi vise directement à nous insulter ou à insulter la
Turquie
(ce qui fait pas mal bugguer mon cerveau).
En fait, je ne comprends décidément pas bien pourquoi les habitants des pays dont les habitants ou dirigeants passés ont pu commettre des crimes sont tellement réticents à reconnaître ces crimes, ou pourquoi ils y voient une insulte. (Enfin, pas tous les pays : l'Allemagne en a fait un paquet pour ce qui est du mea culpa.) Pour ma part, je ne crois absolument pas — j'en déteste profondément l'idée — à la responsabilité collective ou à la transmission d'une faute des parents sur leurs enfants[#]. Aucun des participants du génocide arménien n'est actuellement vivant, et ceux qui pensent que les crimes qu'ils ont pu commettre rejaillissent sur les gens qui de nos jours ont le hasard d'être nés le même pays (si tant est d'ailleurs que la Turquie moderne soit effectivement le même pays que l'empire ottoman…) ont un problème. Que ce soient ceux qui croient attaquer ou ceux qui se croient attaqués. Et pour ma part, si les autorités, les citoyens ou l'armée d'un des pays dont j'ai la nationalité (ce n'est pas comme si je l'avais choisie) ont commis des crimes, entre 1940 et 1944 ou entre 1954 et 1962, ou je ne sais quand, je m'en sens responsable à exactement 0%. Aussi, quand le premier ministre turc a suggéré que la France devrait reconnaître ses propres crimes vis-à-vis de l'Algérie, j'ai espéré que parmi ces parlementaires qui croient apparemment utile de légiférer sur ce que l'État reconnaît ou pas, et au-delà de ça sur ce que ses citoyens peuvent dire à ce sujet, il y en aurait pour avoir le culot de dire, d'accord, ajoutons ça aussi à la loi : et j'aurais été très curieux de savoir comment M. Erdoğan aurait réagi à ça. Malheureusement, les députés en question ne semblent pas joueurs, ou pas très honnêtes avec eux-mêmes.
J'aimerais aussi savoir comment les gens réagiraient si on parlait de reconnaître officiellement les crimes de la république romaine qui a fait raser Carthage, vendre ses habitants comme esclaves et verser du sel sur la terre pour que rien n'y repousse.
[#] Et bien sûr, je ne crois pas plus à la transmission hériditaire du statut de victime (suivez mon regard) que pour celui de criminel. On a tendance à l'oublier, mais c'est écrit dans le terme même de crimes contre l'humanité : vouloir marquer une nation comme criminelle et une autre comme victime, c'est nier la dimension universelle de ces crimes, et c'est oublier que s'ils ressurgissent ce sera sous un déguisement différent, que le criminel et la victime ne seront pas les mêmes. Seuls ceux qui ont participé à des crimes doivent se sentir coupables, mais tous les hommes doivent se sentir avertis de ce que notre espèce est capable de faire, pas plus un pays qu'un autre.