David Madore's WebLog: Lois mémorielles, responsabilité collective, et autres âneries

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(samedi)

Lois mémorielles, responsabilité collective, et autres âneries

En essayant d'aller au séminaire Bourbaki cet après-midi, je suis tombé sur une (assez importante) manifestation de gens qui portaient le drapeau turc — j'imagine donc qu'ils protestaient contre une proposition de loi fort stupide tendant à réprimer la négation du génocide arménien, et dont la presse à beaucoup parlé suite aux couacs diplomatiques qu'elle a provoqué avec la Turquie.

(Il est difficile de trouver exactement de quel texte il s'agit tant la catégorisation des textes en travaux sur les sites Web des deux assemblées est épouvantablement mal faite. Je pense qu'il s'agit de cette proposition-ci, qui doit être examiné par le Sénat d'ici quelques jours, la commission des lois proposant l'irrecevabilité. Remarquons au passage que par rapport à la proposition initiale, le texte finalement voté par l'Assemblée a de toute façon perdu toute référence spécifique à l'Arménie. D'un autre côté, il existe au moins une proposition extrêmement proche venant du Sénat, à peu près au même moment, et qui n'a jamais été inscrit à l'ordre du jour, et encore une, plus ancienne, qui a déjà été rejetée par le Sénat : ce serait sympa si les webmasters mettaient des petits liens comme ne pas confondre avec pour aider à s'y retrouver entre des textes au Contexte très semblable.)

Les raisons pour lesquelles je qualifie cette proposition de loi de fort stupide — et je le pense aussi dans une large mesure de l'article 9 de la loi « Gayssot » — sont exprimées de façon bien plus éloquente que je ne saurais le faire par Robert Badinter à propos d'un texte très proche. Et de toute façon j'ai ranté sur des sujets proches lors des nombreuses fois où je me suis lamenté du mal qu'ont les gens à comprendre la différence entre les modalités je suis contre <truc> et je suis favorable à l'interdiction de <truc> (voyez notamment ici, et ). Donc je n'insiste pas.

Mais les ennemis de mes ennemis ne sont pas forcément mes amis, et on peut protester contre une loi stupide pour des raisons également stupides (c'est le genre de choses qui me cause des douleurs intenses au cerveau comme à cette occasion — par coïncidence également à propos de la Turquie). Et je crois comprendre que l'argument des manifestants n'est pas tant cette loi fait un obstacle injustifié à la liberté d'expression (pour arborer le drapeau d'un pays ayant des lois indescriptiblement stupides qui condamnent non seulement les attaques à la nation turque mais même la mémoire de son fondateur, ce serait un chouïa ironqiue), mais plutôt un mélange entre ce génocide n'a pas eu lieu ou n'est pas un génocide (ce qui est assurément faux, même si je pense qu'on devrait avoir le droit de l'affirmer sans risque de prison) et aussi cette loi vise directement à nous insulter ou à insulter la Turquie (ce qui fait pas mal bugguer mon cerveau).

En fait, je ne comprends décidément pas bien pourquoi les habitants des pays dont les habitants ou dirigeants passés ont pu commettre des crimes sont tellement réticents à reconnaître ces crimes, ou pourquoi ils y voient une insulte. (Enfin, pas tous les pays : l'Allemagne en a fait un paquet pour ce qui est du mea culpa.) Pour ma part, je ne crois absolument pas — j'en déteste profondément l'idée — à la responsabilité collective ou à la transmission d'une faute des parents sur leurs enfants[#]. Aucun des participants du génocide arménien n'est actuellement vivant, et ceux qui pensent que les crimes qu'ils ont pu commettre rejaillissent sur les gens qui de nos jours ont le hasard d'être nés le même pays (si tant est d'ailleurs que la Turquie moderne soit effectivement le même pays que l'empire ottoman…) ont un problème. Que ce soient ceux qui croient attaquer ou ceux qui se croient attaqués. Et pour ma part, si les autorités, les citoyens ou l'armée d'un des pays dont j'ai la nationalité (ce n'est pas comme si je l'avais choisie) ont commis des crimes, entre 1940 et 1944 ou entre 1954 et 1962, ou je ne sais quand, je m'en sens responsable à exactement 0%. Aussi, quand le premier ministre turc a suggéré que la France devrait reconnaître ses propres crimes vis-à-vis de l'Algérie, j'ai espéré que parmi ces parlementaires qui croient apparemment utile de légiférer sur ce que l'État reconnaît ou pas, et au-delà de ça sur ce que ses citoyens peuvent dire à ce sujet, il y en aurait pour avoir le culot de dire, d'accord, ajoutons ça aussi à la loi : et j'aurais été très curieux de savoir comment M. Erdoğan aurait réagi à ça. Malheureusement, les députés en question ne semblent pas joueurs, ou pas très honnêtes avec eux-mêmes.

J'aimerais aussi savoir comment les gens réagiraient si on parlait de reconnaître officiellement les crimes de la république romaine qui a fait raser Carthage, vendre ses habitants comme esclaves et verser du sel sur la terre pour que rien n'y repousse.

[#] Et bien sûr, je ne crois pas plus à la transmission hériditaire du statut de victime (suivez mon regard) que pour celui de criminel. On a tendance à l'oublier, mais c'est écrit dans le terme même de crimes contre l'humanité : vouloir marquer une nation comme criminelle et une autre comme victime, c'est nier la dimension universelle de ces crimes, et c'est oublier que s'ils ressurgissent ce sera sous un déguisement différent, que le criminel et la victime ne seront pas les mêmes. Seuls ceux qui ont participé à des crimes doivent se sentir coupables, mais tous les hommes doivent se sentir avertis de ce que notre espèce est capable de faire, pas plus un pays qu'un autre.

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