David Madore's WebLog: Quand la lumière au bout du tunnel en prend un grand coup

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(lundi)

Quand la lumière au bout du tunnel en prend un grand coup

Il y a deux-trois jours, si on m'avait demandé de faire des pronostics quant à la suite de la pandémie de covid en France (et, pour bonne partie, dans le reste de l'Europe), j'aurais dit quelque chose comme ceci (cf. cette entrée récente) :

Il y aura une troisième vague (rapidement si elle n'est pas déjà commencée), mais elle sera généralement d'une ampleur modérée, parce qu'à ce stade une bonne partie du pays a accumulé à peu près le niveau d'immunité de l'Île-de-France à l'issue de la première, qui a suffi à largement protéger cette région pendant la seconde vague. Comme en plus de ça les vaccins commenceront à faire baisser le taux de létalité (même s'ils n'auront aucun effet sur la propagation de l'épidémie avant longtemps), il n'y aura pas de catastrophe hivernale, juste une petite accélération lors des fêtes (même pas si claire : il ne semble pas y avoir eu un effet Thanksgiving très sensible aux États-Unis). Et même ce gouvernement — incapable de sortir de sa logique shadok consistant à appuyer toujours sur les boutons répression et confinement sans chercher à comprendre le mal qu'ils font — arrivera à se retenir d'appuyer trop fort sur leurs boutons préférés.

Bref, on commence vraiment à voir la lumière au bout du tunnel, il est très peu probable qu'on dépasse les 70 000 morts en France, et il est plausible qu'il n'y ait pas de troisième confinement et qu'on aille vers un retour à la normale progressif après une troisième vague d'ampleur modérée.

Seulement voilà, il y a ces nouvelles variantes du virus qui se sont développées au Royaume-Uni (lignée B.1.1.7 ou 20B.501Y.V1, examinée sous le nom de variante VUI-202012/01, puis VOC-202012/01) et en Afrique du Sud (lignée 20C.501.V2). Et là, on peut se demander si la lumière au bout du tunnel n'était pas, en fait, le phare d'un train qui approche en sens contraire.

Que faut-il en penser ? Je ne suis pas du tout compétent en virologie, donc je ne suis pas spécialement fondé à m'exprimer. Mais voici ce que je retiens de différentes lectures (notamment, pour le variant britannique : ce rapport sur l'émergence de la double délétion S:ΔH69&ΔV70, ces minutes d'un rapport NERVTAG sur le variant, ce rapport du consortium CoG-UK caractérisant le lignage émergent, ce rapport de l'ECDC, cette note d'information de Public Health England pour le grand public, cette page de la BBC aussi pour le grand public, ce résumé général dans Science, cette page sur les mutations au site S:N501, ce rapport technique de Public Health England, différents fils Twitter comme celui-ci par Emma Hodcroft, celui-ci par François Balloux et tout récemment celui-ci et celui-ci — et bien sur la page Wikipédia ; pour la variante sud-africaine, les sources d'informations sont beaucoup moins nombreuses et précises, mais il y a cette présentation au NGS-SA et la page Wikipédia est là) :

  • Deux variantes de SARS-CoV-2 sont apparues, à peu près en même temps, mais indépendamment, au cours des derniers mois, au Royaume-Uni et en Afrique du Sud. Les deux variantes comportent un nombre inhabituellement important de mutations, dont plusieurs sont à des endroits a priori biologiquement significatifs. Celle qui semble possiblement la plus significative (S:N501Y, cf. ci-dessous) est commune aux deux variantes. Cependant, cette mutation ainsi que d'autres qui semblent possiblement importantes ont déjà été observées, isolément, à plusieurs reprises par le passé (s'agissant de S:N501Y : dès avril 2020, au Brésil et aux États-Unis).
  • La proportion des échantillons séquencés qui relèvent de la forme variante a augmenté de façon très rapide, au cours des dernières semaines, chacune dans le pays concerné, au point que le variant représente maintenant une proportion très significative, voire dominante dans certaines régions, de tous les échantillons séquencés. (Au Royaume-Uni, la proportion des échantillons séquencés relevant de le variant a grosso modo doublé chaque semaine entre les semaines 42 et 47 au moins.)
  • Les experts du groupe NERVTAG ont conclu avec une certitude modérée que le variante britannique présentait une augmentation substantielle de transmissibilité sur la base de trois indices :
    • une croissance plus rapide du nombre d'échantillons séquencés correspondant à ce variant que pour les autres,
    • une corrélation entre les régions où ce variant est détecté (notamment le Grand Londres) et celles où la croissance épidémique est la plus forte,
    • et une corrélation entre le variant et une augmentation de la charge virale chez les patients le présentant (elle-même connue pour être associée à une plus haute contagiosité).
    Ils concluent à une transmissibilité plus élevée de 70% (chiffre qui a été beaucoup repris par la presse, mais qui résulte d'une modélisation assez hasardeuse sur la base des deux premiers indices ci-dessus).
  • La mutation S:N501Y (ce qui signifie que l'acide aminé 501 de la protéine S ou spike du virus, qui est normalement de l'asparagine (N) est remplacé par de la tyrosine (Y) dans le mutant), commune aux deux variantes, concerne le domaine de liaison de la protéine S du virus avec les récepteurs ACE2 des cellules humaines que le SARS-CoV-2 utilise pour pénétrer dans celles-ci ; la mutation en question semble augmenter la liaison de la protéine au récepteur (ce site montre +0.24 pour cette mutation N→Y à l'emplacement 501, mais je n'ai aucune idée de ce que ce chiffre signifie). Des variantes passées par d'autres espèces ont la même mutation ou une mutation au même endroit (la même S:N501Y pour des variantes passées par des souris ; et une mutation au même endroit, S:N501T, pour des variantes passées par des furets, c'est aussi une thréonine (T) qu'avait SARS-CoV-1 à l'emplacement homologue), mais il ne semble pas que la variante britannique ou sud-africaine soit passée par d'autres animaux.
  • La double délétion S:ΔH69&ΔV70 (c'est-à-dire l'effacement de l'histidine (H) à l'emplacement 69 et de la valine (V) à l'emplacement 70, toujours dans la protéine S) est possiblement associée à une évasion des anticorps humains.
  • Les experts pensent que le variant britannique, et possiblement aussi le sud-africain, ont probablement émergé par passage par une personne immunodéprimée qui aurait été traitée par anticorps (ce qui tend à sélectionner les mutations du virus résistant aux anticorps en question, et peut causer des accumulations de mutations).
  • La variante britannique ne semble pas particulièrement associée à une forme plus grave de la maladie. Il y a des suggestions que la variante sud-africaine le serait chez les jeunes, mais il n'y a pas l'air d'avoir de données claires derrières cette suggestion.
  • Les experts ne semblent pas trop inquiets quant au risque que la variante puisse rendre inopérants les vaccins développés, ni diminuer excessivement l'immunité des personnes immunisées par contact avec d'autres variantes.
  • Certains suggèrent l'hypothèse que la variante mutée aurait une capacité d'infecter les enfants que n'a quasiment pas la variante ancestrale (ce qui ne veut pas dire que l'infection serait grave chez eux, juste qu'elle serait beaucoup moins rare).

Personne, évidemment, ne veut dire qu'il faut céder à la panique. Christian Dorsten, tout à l'heure, ne semblait pas particulièrement inquiet, et paraissait assez sceptique quant à l'idée qu'il y ait une augmentation énorme de la transmissibilité (et encore plus septique quant au chiffre de 70% dont on ne sait pas bien d'où il sort) ; d'autres ont aussi remis en doute cette modélisation (je crois avoir vu passer je ne sais quel officiel français qui disait ça).

Il est vrai qu'il y a des raisons de trouver tout ça un peu bizarre : la mutation S:N501Y, commune aux deux variants, a été observée plusieurs fois depuis avril (et s'est donc produite certainement un bon paquet de fois : il n'y a qu'une seule base à changer, à l'emplacement 23063 du génome viral), et n'a pas acquis une importance significative ; il en va de même de la délétion S:ΔH69&ΔV70, et les autres mutations ne semblent pas particulièrement pertinentes aux experts, et plusieurs d'entre elles ont déjà été observées. (Bien sûr, elles pourraient avoir un effet combiné, mais elles concernent des emplacements pas spécialement liés du protéome viral.) L'apparition de plusieurs mutations d'un coup (sans qu'on ait vu des états intermédiaires) suggère l'émergence du variant suite au traitement d'une personne immunodéprimée, mais il semble surprenant qu'une mutation favorisée par ces circonstances ait un effet sur la transmissibilité dans d'autres circonstances. Qu'il y ait tout d'un coup une variation énorme de la transmissibilité du virus est surprenant, et pose la question des mécanismes de ce changement (la charge virale plus élevée semble loin d'être claire). Surtout que pour l'instant, aucune mutation n'a semblé corrélée à une transmissibilité accrue.

On peut aussi se poser la question de la concomitance de l'apparition des deux variantes (la britannique et la sud-africaine), et de celle-ci avec les fêtes de fin d'année (et aussi avec le Brexit : il est au moins clair que la réaction des pays européens ayant fermé leurs frontières avec le Royaume-Uni n'est pas entièrement exempte d'arrière-pensée).

D'un autre côté, une croissance aussi spectaculaire d'un variant en proportion des échantillons séquencés nécessite une explication, et je ne vois pas vraiment ce qui peut tenir debout autrement qu'une transmissibilité accrue.

Une mutation « neutre » pour le virus (i.e., ni favorisée ni défavorisée par la sélection) peut certes devenir dominante avec le temps, mais on s'attend à voir sa fréquence suivre une marche aléatoire dans le temps, pas une belle croissance exponentielle. Il peut évidemment y avoir un effet circonstanciel : le variant est présent à un endroit (Londres) où il se trouve que, pour d'autres raisons, la croissance épidémique est particulièrement importante (par exemple, à la fin d'un confinement et l'approche des fêtes de Noël), et on peut facilement confondre la cause et l'effet (penser que la présence du variant est la cause de la croissance alors que sa multiplication en est l'effet). Mais j'ai du mal à croire que ça explique tout (la proportion des tests à Londres qui correspondent au nouveau variant ne devrait changer que selon une marche aléatoire, si ce variant est neutre), même en tenant compte de supercontaminations (qui peuvent jouer au début, mais doivent vite se moyenner). On ne peut pas non plus complètement exclure des biais plus complexes (le variant peut donner des faux négatifs sur certains tests à cause de la délétion, il est possible que des gens aient cru être négatifs et en aient contaminé d'autres, plus souvent avec le variant qu'avec la forme ancestrale), mais tout ça me semble un peu faible comme explication.

L'idée que les enfants seraient plus facilement contaminables par cette variante est séduisante, ça expliquerait à la fois la croissance pendant le confinement (les écoles n'ayant pas été fermées) et le fait que des occurrences précédentes de la mutation n'aient pas forcément rencontré un grand succès (le taux de contamination entre enfants doit varier énormément d'un pays à un autre, et à plus forte raison selon que les écoles sont fermées ou non). Mais je ne sais pas si elle est sérieuse.

Il y aurait d'autres hypothèses à imaginer et à tester : par exemple si le variant causait des symptômes plus faibles, une transmissibilité plus importante pourrait être expliquée par de la transmission asymptomatique ou pauci-symptomatique. Il se peut aussi que les mutations rendent contagieux plus tôt, ou quelque chose du genre.

Toujours est-il qu'il me semble malheureusement peu vraisemblable qu'il n'y ait simplement « rien à voir ». Même si l'augmentation de 70% de la transmissibilité est un chiffre dénué de sens et juste tiré d'un chapeau (de fait, le dernier rapport dont je prends connaissance l'estime plutôt autour de 50%), et même s'il était acquis qu'il n'y a aucune augmentation de létalité, quasiment aucune réinfection et que les vaccins fonctionnent toujours autant, or tout ceci n'est pas du tout acquis, même sous toutes ces hypothèses, une augmentation de transmissibilité modérée est déjà extrêmement préoccupante. Il faudra regarder les chiffres de Londres de près (et pour l'instant, ils font assez peur).

Se hasarder à prédire combien de morts supplémentaires il faut s'attendre à voir est, à ce stade, chose extrêmement hasardeuse, mais si les chiffres sur la transmissibilité sont corrects, et comme le variant ne va évidemment pas rester sagement en Angleterre, toutes sortes de pays pourraient, à vue de nez, se retrouver à avoir une troisième vague comparable aux deux premières réunies, l'immunité de groupe accumulée contre la forme ancestrale du virus n'étant maintenant plus du tout suffisante contre la nouvelle variante (même si on suppose l'immunité individuelle parfaite, donc).

Cela devient encore plus vrai qu'avant qu'il faut chercher à prendre des mesures vivant à baisser le taux de létalité (protéger les personnes fragiles ou celles qui le demandent) et pas le nombre de reproduction qui va être quasiment impossible à maintenir en-dessous de 1 avec ce nouveau variant.

Mais j'ai surtout peur, hélas, que les gouvernements persistent dans leur erreur de confiner, reconfiner et re-reconfiner (c'est ce qui s'est passé au Royaume-Uni).

L'impression qu'on voyait la lumière au bout du tunnel et qu'il n'en est finalement rien est particulièrement cruelle, et je n'avais pas besoin de ce nouveau revers pour finir 2020. J'ai l'impression de me revoir revenu en janvier–février, quand je voyais approcher le désastre et la terrifiante sensation d'impuissance à l'approche d'un tunnel dont je ne devinais pas le bout.

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