Quand j'écris inertie
dans le titre de cette entrée, je ne
parle pas du phénomène psychologique mais scientifique : scientifique,
c'est-à-dire notamment physique mais pas seulement. Dans ce sens,
l'inertie, de façon volontairement très vague, c'est le
mécanisme qui fait qu'un phénomène qui se produit a tendance à
continuer à se produire (plutôt que, par exemple, cesser immédiatement
que sa cause cesse).
En physique, il s'agit de la loi d'inertie, ou première loi de Newton, selon laquelle en l'absence de forces extérieures un objet continue à se déplacer en ligne droite et à vitesse constante : ce n'est pas une évidence, et historiquement il semble qu'on ait pu croire — dans la mesure où la physique aristotélicienne énonçait ces choses clairement, ce dont je ne suis pas sûr du tout — qu'une force était toujours nécessaire pour mouvoir un objet, i.e., le que fait qu'un objet en mouvement finisse par s'arrêter dans les situations concrètes n'était pas l'action des forces de frottement mais le phénomène normal, et que du coup l'inertie était ce qu'il fallait expliquer, ce qu'on a pu faire, semble-t-il, par des mécanismes du genre la poussée de l'air exercée par l'endroit que l'objet venait de quitter (je ne suis pas compétent en histoire des sciences, donc j'affabule peut-être en disant ça, ce sont des souvenirs de manuels de physique lus il y a longtemps, mais Wikipédia suggère des choses compatibles). Le principe général d'inertie, ce que j'ai appelé première loi de Newton, a été formulé clairement par Galilée, même s'il est sans doute exagéré de dire que c'est lui qui l'a dégagé.
Toujours est-il qu'on aurait tort de prendre ça pour une évidence. Il y a une célèbre anecdote racontée par Richard Feynman (qui vaut la peine d'être écoutée rien que pour son délicieux accent new-yorkais) sur la manière dont son père (Melville Feynman) lui a expliqué ce qu'est l'inertie : personne ne sait à quoi c'est dû. Un mathématicien va voir l'inertie comme le fait que la physique est décrite par des équations différentielles du second ordre (la force contrôle non pas la vitesse mais l'accélération, c'est-à-dire la variation de la vitesse), mais ce n'est que reformuler le problème ; ou encore, que si on ramène ces équations au premier ordre, cela se fait en introduisant de nouvelles variables en plus de la position, à savoir la quantité de mouvement des objets : l'état d'un système mécanique classique se traduit par la donnée non seulement des positions des objets mais aussi de leurs quantités de mouvement (ou de façon plus approximative, vitesses[#]). On peut reformuler ces choses de façon plus ou moins sophistiquée, parler d'espace des phases, de principes variationnels, de formulations lagrangienne ou hamiltonienne de la mécanique, on peut généraliser à la mécanique quantique ou à la relativité générale, mais il reste toujours ce même mystère qu'on pousse ou cache sous ces diverses formulations[#2].
Mais il y a d'autres domaines où la notion d'inertie peut être considérée, et c'est alors d'autant plus frappant qu'il ne faut pas la prendre pour une évidence.
Prenons l'économie. Voici une question qui me semble assez profonde : si vous avez une grandeur économique ou financière, peut-être le cours d'une action ou d'une monnaie, dont vous ne savez rien sauf sa valeur à l'instant présent, manifestement la meilleure chose que vous puissiez faire pour prévoir sa valeur demain, c'est de prévoir la même valeur (ce n'est évidemment pas une bonne prévision, mais si vous ne savez rigoureusement rien de plus, c'est certainement le mieux qu'on puisse faire) ; maintenant, je vous donne la valeur d'aujourd'hui et aussi la valeur d'hier : est-ce que la connaissance de cette valeur d'hier peut aider à faire une prévision meilleure ? Si on croit à une forme d'inertie en économie, on va se dire que si la grandeur a augmenté entre hier et aujourd'hui, elle risque d'augmenter de nouveau entre aujourd'hui et demain, et peut-être dans les mêmes proportions, donc on va peut-être prévoir pour demain la valeur symétrique de celle d'hier par rapport à celle d'aujourd'hui (de fait, en physique, si vous voulez prévoir le mouvement d'un objet, c'est exactement ça que vous prévoit la loi d'inertie en l'absence de forces, et donc ce sera une approximation sensée si vous ne savez rien du tout). Mais en fait, s'agissant du cours d'une action, cette idée n'est pas du tout bonne : au contraire, on a tendance à modéliser ces choses-là — en toute première approximation — par des objets mathématiques appelés des martingales, ce qui signifie essentiellement que connaître des choses sur le passé ne vous avancera absolument pas à prévoir l'avenir (par rapport à juste connaître le présent) ; ou, de façon plus concise mais moins précise, il n'y a aucune sorte d'inertie. C'est raisonnable si on pense au cours d'une action comme déterminé par des agents rationnels : ils ont connaissance du passé et ils en tiennent compte, donc si une prévision simpliste basée dessus peut donner une meilleure approximation pour l'avenir qu'une prévision simpliste seulement basée sur le présent, ils en tiendront compte déjà au présent, donc anticipent sur cette prévision !, qui du coup devrait être réalisée déjà maintenant et pas dans l'avenir.
Mais l'absence totale d'inertie signifie que l'idée que le cours
d'une action est en train de monter
est dénué de sens, ou, en
tout cas, de sens prédictif : le fait que ce cours ait augmenté
ces N derniers jours ne donnerait aucune information sur le
fait qu'il risque d'augmenter encore demain, pas plus que le fait de
savoir qu'une pièce non truquée est tombée 20 fois sur pile ne vous
donne d'information sur le fait qu'elle tombera sur pile la fois
suivante. Or on a quand même tendance à s'imaginer qu'il y a de
l'inertie : c'est contraire à cette idée que les marchés anticipent
sur toute prévision qu'ils peuvent faire quant à l'avenir. Même si le
cours d'une action dépend de phénomènes (physiques, par exemple) qui,
eux, peuvent avoir de l'inertie, si ces phénomènes sont connus, ils
devraient être anticipés. Je ne sais pas si on peut exhiber des cas
où il y a quand même incontestablement une forme inertie dans des
cours économiques, mais j'ai toujours été perturbé par cette
dissonance entre le fait qu'on soit censé croire à l'absence d'inertie
si les agents sont rationnels et le fait qu'on dise, par exemple, que
le cours du pétrole va certainement continuer à monter au cours des
prochaines années
(si cette prévision est si évidente, tout le
monde va vouloir prendre des options dessus, ce qui va faire augmenter
le cours du pétrole maintenant).
Mais ce qui a motivé cette réflexion à ¤0.02 sur l'inertie, c'est
encore un autre domaine, celui de la sociologie : j'entends les
commentateurs politiques (dont je ne
pense pas forcément grand bien)
expliquer que la progression ou régression de tel ou tel homme
politique dans les sondages électoraux constitue une dynamique
.
Le fait de parler de dynamique suppose qu'il y a inertie. Mais est-ce
le cas ? Je n'ai cette fois pas d'argument comme pour l'économie qui
expliquerait qu'il ne dût pas y en avoir, mais je n'ai pas non plus
d'explication vraiment convaincante au fait qu'il y en ait (à part que
les électeurs seraient naturellement portés à apprécier en
soi les hommes politiques qui enregistrent déjà une progression
dans les sondages récents, ce qui est possible mais pas évident). En
tout état de cause, je trouve qu'on ne devrait prendre ni l'existence
de l'inertie, ni son absence, pour une évidence : c'est une question
essentielle qu'on doit se poser sur tout phénomène auquel on est
confronté.
[#] Quand on parle d'un seul objet sans interaction extérieure, la masse n'intervient pas du tout, et l'inertie au sens physique peut porter aussi bien sur la vitesse (c'est la manière dont Newton la formule) que sur la quantité de mouvement. Quand il y a plusieurs objets qui interagissent, la masse (inertielle) d'un objet devient, très grossièrement, la proportion avec laquelle l'inertie de cet objet est importante relativement à celle des autres, donc la difficulté des forces à agir sur cet objet.
[#2] La relativité générale est peut-être ce qui arrive le plus proche d'une réponse au mystère, aux yeux du matheux que je suis, parce que l'équation des géodésiques et les équations d'Einstein sont des équations du second ordre mathématiquement très naturelles alors qu'il n'y a rien de la sorte au premier ordre ; mais on peut difficilement prétendre avoir tout résolu en disant ça.