J'ai, il n'y a pas longtemps, mentionné la fascination pour la « conservation de l'information » comme un trait typique des geeks, puis le « droit théorique ». Je voudrais maintenant évoquer une autre fascination, mais sur laquelle il est difficile de mettre un nom : c'est une forme de recherche d'ordre et de structure, une façon d'aborder certains ensembles de règles…
Prenons au hasard l'exemple des études et de la pratique de la
médecine actuellement en France — c'est quelque chose d'assez
compliqué (je parle de la situation administrative, pas de la médecine
elle-même !, qui est effectivement « assez compliquée »), notamment
parce qu'il y a (en gros) une triple autorité : celle de la Faculté de
médecine, qui dépend des Universités, celle des hôpitaux, et celle de
l'Ordre des
médecins. Pour la première, les médecins sont docteurs en
médecine (comme je suis docteur en mathématiques) et éventuellement
maîtres de conférences, professeurs, ou quelque chose comme ça (s'ils
enseignent à l'Université), pour la seconde ils sont externes (et, le
plus souvent — maintenant c'est obligatoire, je crois —,
internes) des hôpitaux, et pour la troisième ils sont inscrits au
tableau de l'Ordre des médecins (ce qui est essentiellement le critère
pour pouvoir exercer la médecine). Bon, ça c'est très simple (et sans
doute excessivement simplifié, même), mais j'ai longtemps été agacé de
ne rien y comprendre dans cette histoire, parce que ce n'est jamais
expliqué de façon claire (probablement aussi parce que les gens qui ne
sont pas médecins et qui ne sont pas geeks se moquent assez de
comprendre ces choses clairement). Ensuite, bien entendu, il y a des
complications : les médecins militaires, par exemple, ne sont pas
inscrits à l'Ordre des médecins (en gros, parce que les militaires
n'ont pas le droit d'adhérer à un syndicat professionnel) ; des
exceptions et des exceptions dans les exceptions, et c'est bien ça qui
est rigolo (ceci dit, au final, du coup, je n'ai toujours pas bien
compris ce que voulait dire médecin
).
Ce qui est amusant, c'est de poser plein de questions bizarres. Un
autre exemple de cadre qui donne des catégories compliquées mais
amusantes, c'est l'Église[#]
catholique (romaine), que ce soit dans sa structure (droit
canon) ou dans son dogme (théologie). Ainsi, on apprend en
première approximation que les niveaux de la hiérarchie catholique
sont : diacre, prêtre, évêque, archevêque, cardinal et pape. Sauf
qu'en fait, ce n'est pas si simple : les trois premiers sont des
ordres tandis que les suivants sont des dignités ; le pape est, par
définition, l'évêque de Rome, et les cardinaux sont de plusieurs
sortes, les cardinaux-évêques, les cardinaux-prêtres, et les
cardinaux-diacres (par ordre hiérarchique décroissant), selon la
nature de la charge dont ils sont titulaires (diocèse autour de Rome,
ou paroisse ou diaconie romaine). Donc les cardinaux ne sont pas
forcément évêques : ils peuvent être simples prêtres, ou diacres ;
sauf qu'en fait, tout en étant cardinaux-prêtres ou cardinaux-diacres,
ils peuvent être évêques par ailleurs, et, de fait, le Code
de droit canon précise que
celui qui est élevé à la dignité de cardinal doit être consacré évêque
— mais cela n'a pas toujours été respecté. Il y a d'ailleurs
aussi plein de subtilités très rigolotes sur la façon dont les évêques
sont sacrés et sur la filiation apostolique, ce qui permet à des
schismatiques de se livrer à toutes sortes de coupages de cheveux
en quatre sur la présence du mot ut
dans la
formule rituelle depuis Paul VI, mais je digresse. Concernant le
dogme catholique, on en trouve sur le Web une présentation
hilarante, Le Catéchisme pour les mules (à lire au
moins si, comme beaucoup de gens, vous confondez l'immaculée
conception avec la virginité perpétuelle), qui montrera assez bien, je
crois, ce que je veux dire.
Cependant, mon propos n'est ni les études de médecine ni le droit canon : ce ne sont que des exemples pour illustrer l'angle d'approche qui est celui que je tente de mettre en lumière. Dans toutes les branches du droit ou du cérémonial, ou de tout ce qui y ressemble, ou même, en fait, dans n'importe quelle sorte d'organisation ou de structure créée par l'homme (ou pas forcément — mais la nature des problèmes posés, par exemple, par la biologie, est globalement différente), on pourrait trouver d'autres exemples. Malheureusement, quelle que soit le domaine choisi, on constatera souvent que les choses ne sont pas expliquées de la manière dont on (nous, geeks, ou moi, spécialement) le voudrait : il manque clairement des manuels du type le monde expliqué aux geeks.
Je pense notamment que toutes les branches du droit souffrent du fait qu'elles ont été confiées à l'origine à des gens ayant une toute autre culture et une toute autre forme de mentalité — et cette caste s'est perpétuée, et, maintenant, pour comprendre le droit, il faut s'imprégner de cet état d'esprit et éventuellement faire l'effort laborieux de retraduire les explications dans des formulations plus claires. Lorsque je pose des questions de droit à des amis juristes, ils mettent souvent une éternité à comprendre la question ou à admettre qu'elle n'est pas stupide, et encore plus longtemps à comprendre comment faire une réponse intelligible par moi. Si la culture initiale du droit avait été une culture de systèmes et de logique, il serait actuellement très différent (peut-être pas plus accessible à celui qui n'a ni la mentalité tordue des juristes actuels ni la mentalité tordue des geeks, certes), et, je le soupçonne, beaucoup plus efficace ; hélas, personne n'est aujourd'hui en mesure de provoquer une telle révolution.
[#] Sans doute d'autant plus qu'on est soi-même athée, parce que cela rend la question complètement gratuite. Ceci dit, j'ai eu d'innombrables discussions (électroniques) de geeks sur la question avec une amie qui, elle, était catholique.