Imaginez un monde parallèle,dit-il en allumant son cigare,imaginez — cette expérience de pensée est, il me semble, due à Carl Sagan — que l'on n'aurait conservé d'un certain William Shakespeare, un contemporain de l'illustre Francis Bacon, dramaturge et poète dont l'essentiel des œuvres aurait brûlé dans le grand incendie de 1666, que deux pièces, Titus Andronicus et le Conte d'hiver. On aurait vaguement entendu des rumeurs d'autres qu'il aurait écrites, portant des titres tels que Le Roi Lear, MacBeth, Othello, Hamlet, Jules César ou encore La Tempête, mais on n'en saurait pas plus. Les plus grandes œuvres littéraires de la période élisabéthaine seraient le Doctor Faustus, Volpone ou dans un autre genre la Nouvelle Atlantide. Comment cela changerait-il notre vision du monde ? Quel serait notre réaction si nous retrouvions ensuite les pièces perdues et redonnions à Shakespeare la place de sa valeur ?
Où voulez-vous en venir ?demandai-je poliment.
Nulle part. Je construis une fiction. J'imagine. Pensez — cette fois je crois que c'est Marcel Pagnol qui évoque cet exemple — qu'il y a à peine un siècle on n'avait des œuvres de Ménandre, dont la renommée était cependant illustre, que quelques vers ; maintenant nous en possédons quelques pièces ou d'important fragments de quelques-unes, mais ce n'est guère par rapport à la centaine dont il est l'auteur, et ce ne sont sans doute pas les meilleures. Sophocle en a écrit à peu près autant, et nous n'avons plus que sept de ses tragédies. N'avez-vous pas rêvé, en fouillant dans une collection de manuscrits quelque part à Bagdad ou au Caire, de retrouver la clé du Nom de la Rose, le texte, ou au moins une traduction arabe quelconque, du second livre de la Poétique d'Aristote ?
Sans doute,répondis-je avec agacement.Encore que je crois que nous serions surtout déçus par ce que nous y lirions. Mais pouvez-vous me dire où ce discours nous mène ? Allez-vous me sortir de votre bibliothèque l'intégrale du théâtre perdu de Sophocle ? La preuve irréfutable que c'est Verulam qui a écrit les pièces de Shakespeare ? Le sens caché du manuscrit de Voynich ? Ou sinon, qu'essayez-vous de me dire ?
Ha ! Non, rien de la sorte, je vous rassure. Mais je vois que vous vous impatientez. Suivez-moi donc, je vais vous montrer quelque chose, et alors vous comprendrez pourquoi je vous dis tout cela.
Et voilà : le fragment s'arrête là. Dans un mouvement délicieusement méta, j'ai envie de dire que la suite a été perdue. Voici certainement un cas où j'aimerais moi-même beaucoup avoir la suite (encore que je doute qu'il soit vraiment possible d'imaginer une suite qui ne me déçoive pas). C'est un mème qui résonne très fortement en moi que celui qui est évoqué ci-dessus, obsédé comme je le suis par la préservation de l'information.