Une façon de piéger un David Madore, c'est de lui poser une question de maths qui a l'air parfaitement innocente et qu'il va avoir envie de résoudre rapidement et élégamment, et qui en fait s'avère être un piège redoutable. Je suis capable de passer un temps invraisemblable sur certains problèmes de ce genre : en fait, c'est quasi obsessionnel — je n'arrive plus à penser à autre chose tant que je n'ai pas résolu la question ou que je ne me suis pas convaincu (parfois avec une certaine mauvaise foi, heureusement, sinon je pourrais y rester bloqué indéfiniment) que le problème n'a pas autant d'intérêt que je le pensais.
Un exemple de tel problème qui m'a bien eu il y a quelque temps était celui-ci :
Considérons un polyèdre (convexe, pas forcément régulier). Sur chaque face du polyèdre il y a une fourmi, qui parcourt les arêtes de la face en question (au rythme qu'elle veut, mais de façon continue, bien sûr ; elle a le droit de s'arrêter, de ralentir ou d'accélérer, mais pas de revenir en arrière) toujours en tournant dans le sens trigonométrique (le sens contraire des aiguilles d'une montre). On suppose qu'entre deux instants donnés, chaque fourmi a accompli un nombre entier non nul de tours (autrement dit, chaque fourmi a fait au moins un tour, dans le sens trigonométrique, de la face dont elle parcourt les arêtes, et est revenue à son point de départ, qui est quelconque). Il faut montrer que, pendant ce laps de temps entre les instants considérés, deux fourmis (au moins) se sont croisées.
Cela a l'air parfaitement innocent, mais c'est absolument diabolique. Je me suis torturé pendant des heures sans rien trouver (pourtant, ce n'étaient pas les pistes qui manquaient). Un ami a fini par trouver une démonstration, mais elle est sophistiquée et peu intuitive, et utilise le théorème de l'indice[#] de Hopf. C'est décevant, parce que le problème est compréhensible par ma maman et je voudrais une solution qui le soit aussi. Et c'est décevant parce je n'ai pas trouvé, moi. Notons au passage que l'hypothèse que le nombre de tour de chaque fourmi est entier est indispensable.
Mais récemment, on m'a posé un problème qui me semble encore pire : son énoncé n'est peut-être pas aussi élémentaire que celui des fourmis, mais il est extrêmement naturel et semble très joli :
Trouver la dimension maximale (si elle existe, ou même simplement un majorant de la dimension) d'un espace vectoriel de matrices réelles (je veux dire, un sous-espace vectoriel des matrices n×n réelles, pour n non précisé) dans lequel la seule matrice singulière (de déterminant nul) soit la matrice nulle.
Je sèche complètement. Je suis arrivé à la conclusion, et plusieurs autres ayant réfléchi au même problème y sont parvenus indépendamment, que la dimension 8 est possible (consulter n'importe quelle introduction aux octonions pour en savoir plus), mais quant à savoir si c'est ou non le mieux possible… Je ne trouve vraiment rien. Et j'y ai passé déjà un certain nombre d'heures.
C'est dur, les maths !
(Bon, là, on va voir si les lecteurs de mon blog sont des torscheurs. À chaque fois que je parle de quelque chose, il se trouve un commentateur qui connaît parfaitement le sujet pour intervenir avec une expertise impressionnante. Voyons donc si je vais me faire ridiculiser par une résolution en trois lignes de ces deux problèmes ! En vérité, ça me plairait bien.)
[#] Il est certain, au moins, qu'il faut employer quelque part une propriété topologique de la sphère, parce que le résultat n'est pas vrai si le polyèdre a la forme d'un tore, comme on le voit assez facilement. Donc l'hypothèse de genre zéro est cruciale. Ceci étant, il devrait y avoir des façons plus simples de caractériser ce fait que le théorème de l'indice de Hopf.