Je trouve amusante la manière dont les rêves partent de souvenirs existants (et parfois oubliés), en recombinent les mèmes et obtiennent ainsi de nouvelles idées. Ce qui est épatant, c'est qu'ils ne semblent jamais pouvoir rien créer de nouveau, seulement faire du neuf avec du vieux. (Mais peut-être est-ce le cas de tout processus créatif, les mèmes n'évoluant que par lentes mutations ?)
Quoi qu'il en soit, la nuit dernière j'ai rêvé à un jeu de société,
ou, en fait, deux jeux mélangés, que j'avais quand j'étais petit.
L'un d'eux (qui doit s'appeler Labyrinthe ou quelque
chose de ce genre) était une idée assez bien trouvée : des pions
évoluent sur un plateau formé de petites plaques carrées mobiles (en
fait, une sur quatre était fixe) portant des éléments de couloirs et
constituant dans l'ensemble un grand labyrinthe ; le but du jeu était
de récupérer un certain nombre de trésors dans ce labyrinthe (indiqués
par des cartes tirées dans le paquet), et avant chaque déplacement du
pion il fallait faire évoluer le plateau en poussant une colonne ou
une ligne, ce qui changeait largement la configuration du dédale.
L'autre jeu était une chasse au vampire, aux règles assez compliquées,
sur un plateau quadrillé représentant un pays féerique avec des noms
un peu inquiétants (du genre monts du loup
, arbre au
pendu
, torrent du diable
, et ainsi de suite). En réalité,
j'ai assez peu joué aux jeux en question de la manière qui avait été
prévue, surtout que j'arrivais rarement à rassembler plus que deux
personnes susceptibles de jouer (et quand j'avais plusieurs amis
ensemble chez moi, nous trouvions d'autres jeux que des jeux de
société). Les plateaux dans ce genre me servaient plutôt à inventer
des jeux de rôles sortant complètement du cadre imaginé par les
concepteurs du terrain, et les dessins et les noms figurant sur
celui-ci alimentaient mon imagination dans la création d'un
topos pour l'aventure. Plus tard, c'est vraiment cette
opération démiurgique, la création d'un monde, la quintessence de
l'imagination, qui m'a motivé dans l'écriture de romans (l'intérêt
pour la construction de l'intrigue, puis pour la langue elle-même, ne
sont venus que plus tard).
J'en reviens à mon rêve. Je présentais (à des personnes non identifiées) un jeu de société, justement, dont le plateau ressemblait beaucoup aux deux jeux dont j'ai parlé. En fait, il s'agissait d'un labyrinthe mobile autour de cinq lieux cardinaux, mais dans mon esprit la nature du jeu était essentiellement un jeu de rôle (ou au moins d'aventure). Ces lieux cardinaux étaient illustrés, et il faut imaginer un type de graphisme qui ressemble à celui du jeu Vampire dont j'ai parlé mais aussi aux tableaux de la série King's Quest (je pense notamment au IV et au V, auquel j'ai longuement joué quand j'étais au lycée, et peut-être aussi au tout premier, qui a été ma première vraie plongée dans le monde de l'informatique ludique). De plus, les lieux cardinaux en question portaient des noms. Je ne me rappelle malheureusement pas les cinq noms (les souvenirs des rêves s'estompent à une vitesse impressionnante, ce qui tient sans doute à leur nature de connexion temporaire entre des souvenirs « vrais »).
Le lieu central s'appelait tout bêtement chambre centrale
.
Je pense que c'est le mot chambre
qui m'a fait faire
l'association d'idées avec cette fameuse « phrase » (si on peut dire)
de l'Aiguille creuse d'Arsène Lupin (je veux dire, de
Maurice Leblanc, bien sûr) : en aval d'Étretat… la chambre
des Demoiselles… sous le fort de Fréfossé… l'Aiguille
creuse
. Ce sont ces noms à la sonorité un peu solennelle et
hautement rythmique que j'ai mélangés avec toutes sortes
d'associations d'idées pour former les quatre ou cinq noms de mon
rêve. L'un d'eux était, je m'en souviens nettement, l'aiguille
noire
(imaginez un château de sorcière de conte de fées, orné de
quantités d'ogives noires), et c'est ce qui m'a permis
rétrospectivement de me comprendre que j'avais fait l'association
d'idées avec Arsène Lupin. Un autre lieu s'appelait le fort de
Malachut
(je ne suis pas sûr du mot fort
), et il est
amusant d'expliquer comment je suis arrivé à ce mot
Malachut
: des associations d'idées totalement
invraisemblables, des connexions bizarres qui sont faites dans mon
cerveau.
L'aiguille noire, donc. Il n'y a pas si longtemps je
réfléchissais à différents noms de couleurs et de produits chimiques
colorés ou colorants. Notamment le bleu de méthylène
et le
rouge Soudan
(le rouge Soudan III — je ne sais pas
pourquoi ce III — est le réactif des lipides, comme je l'avais
appris en cours de biologie au collège). Il m'est alors venu à
l'esprit, avec une netteté incomparable, l'alexandrin suivant :
Le bleu de méthylène et le vert du Bengale.
Je ne sais pas comment je l'ai fumé (je soupçonne en fait une série
hallucinante de connexions à partir de l'alexandrin de De
Nerval, Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie
), mais
il n'est assurément pas classique, ne serait-ce que parce que le terme
bleu de méthylène
date de la fin du XIXe siècle et surtout
parce que le vert du Bengale
, si j'en crois Google, ça n'a pas
l'air d'être un terme qui existe. Le vert qui existe, en revanche,
c'est le vert de Malachite. Ça m'a rappelé un roman d'Agatha
Christie (After the Funeral) que j'avais lu
assez récemment où une petite table en malachite jouait un rôle
important. J'ai posé la question dans le forum des élèves de
l'ENS de savoir s'il fallait préférer la prononciation
[malakit] ou [malaʃit], et apparemment la première est
meilleure. Mais tout près de Malachite
, dans mon réseau
d'idées, il y a aussi Malachie
, le nom d'un des moines dans
Le Nom de la rose d'Umberto Eco. Umberto Eco qui, dans
Le Pendule de Foucault cite la « phrase » de
l'Aiguille creuse (lors du décodage du prétendu texte des
templiers). Umberto Eco dont Gérard de Nerval est un des auteurs
préférés (et qui en parle longuement dans Six promenades dans
les bois du roman et d'ailleurs que j'ai lu il n'y a pas
longtemps). Et Umberto Eco qui structure aussi tout son roman (je
parle toujours du Pendule de Foucault) selon l'arbre des
séfirots de la kabbale ; or un des séfirots s'appelle Malchut
,
et Malchut, comme je l'ai récemment
signalé, ce n'est pas un cocktail. Mettez tout cela ensemble et
vous avez une idée de l'état de la bouillie qui me sert de cerveau, et
dont est sorti ce mot bizarre, Malachut
(prononcez
[malakut]).
Étonnante reconstitution, n'est-ce pas ?