David Madore's WebLog: L'impossible question de la genèse des idées

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(mercredi)

L'impossible question de la genèse des idées

En lisant un texte d'histoire des maths je repensais à la question épineuse de raconter l'histoire des idées. Quelques réflexions à ce sujet. (Comme je me cherche à faire des billets moins interminables, je vais essayer de ne pas partir dans tous les sens. Divulgâchis : ça ne va que médiocrement marcher.)

Un des problèmes généraux de l'Histoire est que non seulement il faut enquêter pour retrouver les faits eux-mêmes, mais, même si on est d'accord sur les faits (par exemple, pour l'histoire des idées : qui a écrit quoi à quel moment), il faut encore débattre de leur interprétation, ce qui peut tomber dans un débat sémantique très glissant. (Là normalement vous vous attendez tous à ce que je fasse un lien vers ce billet-ci, mais en fait je suis plutôt tenté d'en faire un vers celui-là.)

Un exemple typique serait d'essayer de démêler les causes d'un événement : du point de vue de la physique, la notion de cause n'a pas de sens[#], ou, dans la mesure où elle en a, elle n'est pas celle qui est pertinente pour l'historien : si un papillon en 1850 avait battu ses ailes un tout petit peu différemment, François-Ferdinand d'Autriche ne serait pas né (au moins, quelqu'un de très différent serait né, et qui aurait une chance sur deux d'être une fille), ainsi que plein d'autres des acteurs majeurs en 1914, et la première guerre mondiale n'aurait peut-être pas eu lieu (à ce moment-là[#2]), ou du moins les choses auraient été très différentes ; pourtant, personne ne qualifierait sérieusement (en tout cas dans le contexte de l'Histoire) le moindre battement d'aile de papillon en 1850 de cause de la première guerre mondiale. Mais comme, du coup, il n'y a aucune définition claire de ce qu'est une cause, deux historiens pourront toujours débattre sur le fait que tel ou tel fait soit ou non une cause de tel ou tel événement, même s'ils sont d'accord sur exactement tous les faits. Et comme on ne peut pas rejouer l'histoire, il n'y a aucun moyen de trancher les questions conditionnelles du style si ceci s'était passé différemment, alors cela serait arrivé (à la limite c'est un problème encore différent : même si on pouvait, on ne saurait quand même pas pour autant ce qu'est une cause).

[#] Voyez par exemple cette vidéo pour une explication.

[#2] Les petits malins feront remarquer qu'il est très vraisemblable qu'il y ait une guerre mondiale un jour, quelle que soit sa forme, et que s'il y a une guerre mondiale il y a forcément une première guerre mondiale, donc la cause de la première guerre mondiale est l'inévitabilité de conflits mondiaux. (Et donc que ce qu'on cherche quand on cherche les causes de la première guerre mondiale ne sont pas les raisons de l'existence d'une première guerre mondiale mais du fait qu'elle se soit produite sous une forme bien précise à un moment bien précis.) Les encore plus malins feront remarquer que la première guerre mondiale a en fait eu lieu de 1756 à 1763 donc ses causes sont à chercher avant ce moment-là. Je blague, mais c'est un peu une illustration de ce que je cherche à dire : parler de causes de la première guerre mondiale est épineux quand, pour des raisons différentes, on ne sait proprement définir ni cause ni première guerre mondiale.

Mais le flou autour de la notion de cause d'un événement n'est pas le seul exemple. Il y aussi, et c'est ce que je veux évoquer ici, le flou autour de la notion de l'origine d'un concept. L'histoire des idées est particulièrement casse-gueule : parce que pour faire l'histoire d'une idée, il faut attribuer des limites à cette idée, et ces limites sont encore plus floues que quand on peut se rattacher à des faits matériels.

Ce que je veux dire, c'est que répondre à une question comme qui est la première personne à avoir construit une machine à vapeur ? est déjà délicat parce qu'il faut définir ce que c'est qu'une machine à vapeur, et probablement les toutes premières[#3] ne sont pas identiques à la façon dont le truc s'est standardisé (donc ce que nous — post révolution industrielle — appelons maintenant une machine à vapeur) ; mais c'est encore plus pour une question comme qui est la première personne à avoir formulé le principe de la conservation de l'énergie ?[#4], parce que c'est encore plus difficile de donner des contours à une idée qu'à un objet.

[#3] Concrètement, donc : est-ce que vous considérez l'éolipyle de Héron d'Alexandrie (au premier siècle avant notre ère) comme une machine à vapeur ? Ce n'est pas une question sur les faits, c'est une question sur les contours des notions.

[#4] La Marquise du Châtelet ? Julius von Mayer ? Albert Einstein ? Tout dépend ce qu'on appelle la conservation de l'énergie : ces trois personnes et d'autres ont apporté une contribution essentielle dans l'idée d'énergie telle que nous la concevons maintenant, et c'est ensuite une décision essentiellement arbitraire que de dire qu'à partir de tel degré de maturation de l'idée c'« est » la conservation de l'énergie alors qu'avant, non.

Retracer l'histoire d'une idée (scientifique, disons) c'est souvent comme essayer de retracer l'histoire du bateau de Thésée : l'idée est passée par la tête de plein de gens successivement, qui l'ont chacun modifiée un petit peu jusqu'à ce qu'on arrive à la conception moderne, et décider qui dans la chaîne est le découvreur est un exercice assez arbitraire (et peut-être un chouïa futile).

Il arrive, évidemment, qu'une idée scientifique apparaisse assez soudainement (et même comme ça, ça peut être chez plusieurs personnes indépendamment, comme la notion d'évolution par sélection naturelle, qui a été imaginée par Wallace à peu près simultanément avec Darwin) ; mais le plus souvent c'est le résultat d'une longue maturation dont les étapes finales peuvent être les parties émergées de l'iceberg.

J'y pense notamment si je veux évoquer un tout petit peu de l'histoire de la calculabilité (dans le cadre d'un cours que je donne à Télécom) : qui a inventé le concept d'algorithme ? de calculabilité ? de programme ? d'ordinateur ? La réponse à toutes ces questions est toujours ça dépend ce que vous entendez par là exactement, et si on peut citer plein de noms (al-H̱wārizmī, Babbage, la comtesse de Lovelace, Gödel, Church, Turing, von Neumann… parmi plein d'autres), il n'y en a pas un qui répond clairement à une de ces questions.

Mais je veux surtout mentionner ici une sorte de débat récurrent entre mathématiciens et historiens des mathématiques (je suppose que ce n'est pas spécifique aux maths, mais c'est ce que je connais) quand on tente de retracer l'histoire d'un concept. Je trouve que ce débat est assez bien expliqué dans l'introduction de cet article d'Amir Asghari consacré à la question (par ailleurs passionnante) de l'histoire de la notion d'équivalence (comme dans relation d'équivalence) en mathématiques, et qui évoque un débat entre le mathématicien Christopher Zeeman et l'historien David Fowler sur la conception de rapport et de proportionnalité dans le livre V des Éléments d'Euclide.

De façon très sommaire (très schématique et stéréotypée), le mathématicien qui s'intéresse à l'histoire d'un concept mathématique a tendance à chercher à le réduire à une idée-clé, et rechercher qui, historiquement, lui semble avoir eu cette idée-clé. Ceci implique souvent une importante réinterprétation de l'histoire à la lumière de notre compréhension présente des mathématiques[#5] : le découvreur de l'idée-clé n'avait parfois aucune idée de ce qu'il faisait, mais quand on repense à ses idées avec l'éclairage du présent, on peut dire rétrospectivement : c'est lui, à ce moment-là, qui a débloqué tel blocage intellectuel qui empêchait d'arriver à une conception claire de tel concept. Je ne dis pas que le mathématicien simplifie forcément l'histoire des idées au point d'attribuer chaque concept à un unique découvreur, mais disons que ce qui l'intéresse avant tout c'est la genèse de la version abstraite de l'idée, revue avec les yeux d'aujourd'hui, et débarrassée de la confusion de sa formulation historique. La recherche du germe qui deviendrait, ultérieurement, le concept dont on parle. C'est dans ce sens que, par exemple, Galois est l'inventeur de ce que nous appelons maintenant la théorie de Galois, alors que la théorie de Galois faite par Galois était quand même sérieusement différente de la théorie de Galois enseignée de nos jours[#6]. Et Fourier n'a pas non plus montré l'existence d'un isomorphisme isométrique entre ℓ² et L²(ℝ/ℤ).

[#5] Parfois cette réinterprétation va tellement loin qu'elle en devient un peu comique, comme cette blague de géomètres algébristes selon laquelle au VIIe siècle avant notre ère, Thalès de Milet a montré que les espaces de configurations de matroïdes sont universels au sens des motifs de Grothendieck. (Cette phrase est, en fait, une version paraphrasée, tronquée et caricaturée d'une remarque de Laurent Lafforgue dans Chirurgie des Grassmanniennes. Il écrit plus précisément (page 3 dans la version prépubliée) : Comme Ofer Gabber l'a fait remarquer à l'auteur (citant en particulier le livre [Artin, Geometric Algebra (1957)]), il résulte trivialement du théorème de Thalès que tout schéma intègre de type fini sur ℤ contient comme ouvert un espace […] de configurations de points dans le plan projectif. En effet, le théorème de Thalès dit que la multiplication et l'addition, donc aussi tout polynôme à coefficients entiers, se modélisent par des relations d'alignement dans le plan. […Il résulte] de ces remarques que [les espaces de configurations] sont universels au sens des motifs et ont des singularités arbitraires. Donc en fait, Lafforgue n'attribue pas ce résultat tel quel à Thalès ; néanmoins, résumer le théorème de Thalès en expliquant qu'il dit que les relations polynomiales sur ℤ se modélisent par des relations d'alignement dans le plan est assez typique de la réinterprétation par les mathématiciens d'un résultat passé, que Thalès n'aurait évidemment pas reconnu, si tant est qu'il est l'auteur du théorème qu'on lui attribue. Le trivialement, suggérant que le théorème de Thalès est la partie difficile de tout ce qui est raconté est aussi assez hilarant comme stéréotype de la manière dont un mathématicien brillant s'exprime. J'avais déjà évoqué ce passage dans ce billet passé.)

[#6] Je ne sais plus si j'avais raconté ça sur ce blog, mais quand, en 1998, nous avions demandé à Luc Illusie (nous étant un certain nombre d'élèves de 2e année de l'ENS qui avions suivi son cours de géométrie algébrique en DEA à Orsay) comment il comptait expliquer la théorie de Galois en première année à l'ENS (où il avait été chargé du cours d'Algèbre II), il nous avait répondu quelque chose comme ceci : oh, je vais juste faire quelque chose de très simple : pour moi la théorie de Galois c'est l'équivalence entre le topos étale sur un corps et le topos des ensembles sous l'action continue du groupe de Galois absolu de ce corps. Nous avions beaucoup rigolé, mais, après coup, certains d'entre nous ont beaucoup moins rigolé, et ont admis qu'Illusie avait évidemment parfaitement raison, et que l'équivalence entre le topos étale sur un corps et le topos des Γ-ensembles (avec Γ le groupe de Galois absolu — profini — de ce corps) « est » bien le contenu essentiel, le résumé conceptuel et la substantifique moëlle de la théorie de Galois. Ceci étant, il n'y a pas besoin d'être historien pour savoir que Galois ne pensait évidemment pas en ces termes. (Pour être un peu moins anachronique, on peut parler de théorie de Galois-Grothendieck, ou de théorie de Galois dans sa reformulation par Grothendieck.) En tout cas, c'est un bon exemple de ce dont je parle : les matheux partent d'une idée-clé (ici celle de Galois), cherchent à la transformer et la retravailler jusqu'à prendre sa forme la plus générale possible qui soit satisfaisante à leurs yeux, et considèrent que c'est toujours le même bateau de Thésée alors que les historiens lèvent les yeux au ciel.

À l'inverse, ce qui intéresse l'historien des mathématiques, c'est comment tel ou tel personnage écrivait ou voyait les choses avec le langage et le point de vue de l'époque. L'Histoire cherche justement à éviter la réinterprétation du passé par le présent (même si ce n'est évidemment pas possible de s'affranchir complètement du présent) : il est saugrenu pour l'historien de prétendre qu'Euclide parlait de relations d'équivalences ou de nombres réels (ou que Galois parlait d'équivalence entre topos).

Ce serait idiot de prétendre qu'un de ces points de vue est meilleur que l'autre. Ce sont juste deux façons différentes de voir le monde (et le passé), avec des buts différents. L'historien peut reprocher au mathématicien de réécrire créativement l'histoire ; et le mathématicien aura beau jeu de répondre que ce qui l'intéresse, lui, n'est, justement, pas l'histoire pour elle-même, mais les idées mathématiques qu'elle nous a apportées. À l'inverse, le mathématicien peut reprocher à l'historien de rater la forêt parce qu'il ne voit que les arbres (ou de rater l'arc pour les pierres) : de tellement se focaliser sur l'incarnation précise d'une idée à un moment donné qu'on ne voit plus la genèse de l'idée à travers ses métamorphoses ; et l'historien aura beau jeu de répondre que tout ça est une reconstruction ex post facto.

Dans un cas on s'intéresse à la genèse historique d'une idée (ce qui s'est réellement passé dans le monde réel), dans l'autre cas à sa genèse intellectuelle (le chemin dans le monde abstrait des idées, qui aboutit à ce concept). L'un cherche à tracer l'histoire réelle du bateau de Thésée, l'autre l'inscrit dans une construction mentale qui permet de mieux comprendre le bateau même s'il ne retrace pas le cours précis de son évolution. Ce qui est normal car le but de l'historien est de documenter le passé historique tandis que celui du mathématicien est de comprendre et de prendre du recul sur les maths (donc quand un mathématicien fait de l'histoire des maths c'est souvent un prétexte pour explorer différents points de vue sur une idée mathématique).

Évidemment, ce que je viens de raconter est très sommaire et très caricatural, et la distinction entre ces deux points de vue n'est jamais parfaitement tranchée, mais la tendance n'en est pas moins réelle.

Un exemple du phénomène peut se voir dans l'histoire de la calculabilité : tous les matheux ou informaticiens qui font un cours de calculabilité disent tout le temps que l'indécidabilité du problème de l'arrêt est un théorème dû à Turing (c'est même le théorème central de Turing, expliquera-t-on). Et pourtant, si on va chercher ce qu'a vraiment écrit Turing, il ne parle pas du tout du problème de l'arrêt. Cet exemple est décrit avec plus de détails ici dans un exposé par Joel David Hamkins. Du point de vue des historiens, c'est une réécriture de l'histoire : si Turing n'a pas démontré ce résultat, on ne doit pas dire que Turing a démontré l'indécidabilité du problème de l'arrêt. Du point de vue du mathématicien, ce qui compte est que Turing a démontré un résultat qui est maintenant à peu près évidemment équivalent à celui de l'indécidabilité du problème de l'arrêt : comme l'indécidabilité du problème de l'arrêt est le résultat étalon grâce auquel on démontre toutes sortes de résultats d'indécidabilité en calculabilité, ce qui importe n'est pas que Turing ait démontré ce résultat négatif précis, mais un résultat qui pouvait tenir ce rôle — mathématiquement, la séparation entre ce que nous appelons maintenant les degrés de Turing 0 et 0′. Et savoir qui a vraiment démontré en premier l'indécidabilité du problème de l'arrêt n'a pas énormément d'intérêt (je ne sais d'ailleurs pas la réponse) : c'est juste la reformulation moderne de l'idée essentielle de Turing, donc c'est à lui qu'on attribue ce résultat[#7].

[#7] Fondamentalement, le problème est de savoir quand deux théorèmes ou deux preuves doivent être considérés comme équivalents, problème auquel on n'a pas de réponse. Pour expliquer pourquoi les matheux trouvent que les historiens pinaillent, je peux imaginer le dialogue imaginaire suivant : un mathématicien explique qu'Untel a prouvé <tel théorème> ; un historien rétorque que pas du tout ; le mathématicien répond que, si, c'est page tant de tel article ; l'historien dit que, non, les notations sont différentes : si on change les lettres, ce n'est pas le même théorème. Où est la limite : changer les notations ? remplacer une implication par sa contraposée ? simplifier l'énoncé en introduisant une définition qui n'était pas dégagée au moment où l'énoncé a été fait ? à quel moment est-ce que ce n'est plus le même théorème ?

Encore une fois, les deux points de vue sont légitimes. Ce qui est vrai, cependant, c'est qu'il est quand même important de dire clairement duquel on se place, et de ne pas tenir d'affirmation fausse. Il faut donc trouver des tournures de langage permettant de dire de manière raisonnablement claire et précise ce qu'on cherche à dire, et ne pas mentir sur l'Histoire. Le mot essentiellement est une possibilité (l'indécidabilité du problème de l'arrêt est essentiellement un théorème de Turing), on peut peut-être faire mieux ou plus précis (Turing a démontré un résultat qui, rétrospectivement, est essentiellement équivalent à l'indécidabilité du problème de l'arrêt a l'avantage d'expliciter le fait que c'est une réinterprétation rétrospective du passé, qui s'assume comme telle).

Bon, je m'arrête ici parce que sinon je vais m'enliser. Ce billet se place au rang 295 (sur 2836) des entrées de ce blog en longueur décroissante, donc ma tentative pour faire un peu court n'est toujours pas un franc succès.

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