David Madore's WebLog: Réflexions sans intérêt sur les files d'attente

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(mardi)

Réflexions sans intérêt sur les files d'attente

Pour la troisième fois en quatre ans, j'ai déposé une demande de permis de conduire auprès de l'ANTS, cette fois pour le permis A, et pour la troisième fois je me demande combien de temps ça va prendre. Je commence cette entrée par quelques réflexions sans intérêt concernant le permis spécifiquement, et je continue par quelques réflexions tout autant sans intérêt et sans grand rapport avec les précédentes concernant les files d'attente : si les premières ne vous intéressent pas, vous pouvez sauter directement aux secondes pour vérifier qu'elles sont tout aussi peu intéressantes.

Parce que, oui, le permis A a beau s'obtenir sans examen, on fait juste une petite formation à l'auto-école et on dépose la demande de permis ≥2 ans après avoir obtenu le A2, il faut quand même refaire le bout de plastique pour ajouter la mention A au verso.

Je n'ai pas vraiment progressé dans la résolution des mystères que j'évoquais il y a trois-quatre ans (et que je ne fais que réévoquer sommairement pour ne pas trop me répéter) : pourquoi l'Administration a-t-elle besoin d'autant de temps entre le moment où on dépose une demande et le moment où le permis est effectivement fabriqué ? Je sais qu'il y a deux étapes, une étape d'instruction du dossier et une étape, beaucoup plus courte, de fabrication (pour le permis B, ces deux étapes avaient demandé 52+5=57 jours, et pour le permis A2 c'était 57+8=65 jours) : je conçois qu'il faille une grosse semaine pour fabriquer le bout de plastique et l'expédier, mon interrogation porte surtout sur l'étape d'« instruction », qui ne dépend apparemment pas de l'ANTS, et dont je me demande bien en quoi elle consiste et à quoi elle sert (et comment elle peut prendre des semaines). Pour les permis B et A2, il y a un vrai examen devant un inspecteur, et deux jours après (si on est reçu) on reçoit une feuille de résultat servant de permis provisoire (et permettant de conduire en France), du coup l'instruction ne sert sans doute pas à vérifier qu'il n'y a pas eu de fraude lors de l'examen ; mais elle ne doit pas non plus servir, ce qui serait l'autre hypothèse évidente, à vérifier l'identité de la personne dont on délivre le titre, parce que dans ce cas elle serait longue pour le premier permis obtenu mais nettement plus rapide ensuite puisque la personne ne change pas, on ne fait qu'ajouter une mention au verso, or comme je viens de le dire ça a été tout aussi long pour moi d'« instruire » mon permis A2 que le B.

Le moniteur qui m'a fait passer la passerelle A2→A m'a dit que le permis A mettait typiquement moins de temps que le B ou A2 à faire (il a évoqué trois semaines au lieu de six), mais je ne sais pas si ça éclaircit le mystère ou si au contraire ça l'épaissit (en principe, pour « instruire » correctement, il faut vérifier que la personne demandeuse a bien fait le stage dans une auto-école agréée, ce qui a l'air plus compliqué que si la personne s'est présentée à un examen supervisé par un fonctionnaire inspecteur du permis de conduire). De toute façon, je ne sais pas si c'est vrai : en cherchant en ligne on trouve des témoignages fort contradictoires indiquant entre deux semaines et plus de six mois (même si, évidemment, ça ne veut pas dire grand-chose parce que les gens pour qui ça prend un temps délirant ont beaucoup plus de chances de venir raconter leur histoire en ligne que ceux pour qui c'est plié en deux semaines).

Il est vrai que c'est un chouïa paradoxal et irritant : puisque les permis B et A2 s'obtiennent par un vrai examen, l'Administration délivre une feuille de résultat servant de permis provisoire le temps qu'elle « instruise », mais puisque le A est une formalité, il n'y a pas de permis provisoire. donc il faut vraiment attendre le bout de plastique.

Du coup, il y a pas mal de motards qui, ayant une moto bridée aux 35kW de limite du permis A2, la font débrider sans attendre d'avoir leur plastique qui indique la mention A. (Je ne risque pas de faire ça, parce que ma moto n'est pas bridée, elle est nativement de 35kW : je vais sans doute en acheter une autre, mais pas avant d'avoir fait des essais, et personne ne me laissera essayer ou louer quoi que ce soit sans présenter un permis en bonne et due forme ; donc il faut bien que j'attende.) Ne serait-ce que comme question de droit théorique, on peut se demander ce que risquent ceux qui font ainsi preuve d'impatience. Je soupçonne que c'est pas grand-chose, en fait : dans l'étape de « fabrication » du permis, certainement rien (ils ont indubitablement le permis, c'est juste qu'ils ne l'ont pas reçu, mais si des policiers devaient consulter le fichier à partir de leur nom, le fichier répondrait que la personne a bien le permis) ; dans l'étape d'« instruction », on peut certainement les poursuivre pour conduite sans permis, mais comme le permis sera finalement émis, si je comprends bien, avec une mention rétroactive à la date de la demande, je vois mal comment les poursuites pourraient ne pas être rendues caduques si le permis arrive avant une condamnation définitive. (Idem en cas d'accident : si l'assureur a accepté d'assurer le véhicule et qu'au moment où il demande éventuellement à vérifier le permis, ce qui prendra bien des semaines, celui-ci s'avère être valide à la date du sinistre, je ne vois pas comment ça pourrait poser problème.) Bon, je ne recommande pas d'essayer (surtout si la demande est rejetée pour une raison quelconque !), mais c'est une question intéressante du point de vue du droit.

Mise à jour () : ma demande a été acceptée 22 jours après avoir été déposée, et il aura fallu encore 7 jours (soit 29 au total) pour que je reçoive effectivement le plastique.

And now for something completely different.

Quand on a un processus de file d'attente, où des gens cherchent à faire quelque chose (du genre passer un permis, obtenir un document administratif, consulter un médecin, etc.), dans l'analyse la plus simpliste, on s'attend à ce qu'il se passe l'une ou l'autre des phénomènes suivants :

  • soit le flux d'arrivants est plus faible que le débit de traitement (p.ex., s'agissant du permis : s'il y a, en moyenne, moins de demandes de permis que l'Administration n'en traite) et alors la file d'attente se vide souvent complètement,
  • soit le flux d'arrivants est plus élevé que le débit de traitement (p.ex., s'agissant du permis : s'il y a, en moyenne, plus de demandes de permis que l'Administration n'en traite) et alors la file d'attente devient de plus en plus longue, indéfiniment (parce que plus de gens n'arrivent que n'en partent, donc il y a de plus en plus de gens dans la file).

En plus bref : soit ça ne sature pas et il ne devrait souvent pas y avoir de file d'attente du tout, soit ça sature et la file d'attente devrait grandir à tout jamais.

Si vous voulez une analyse mathématique de cette dichotomie (mais ce n'est pas mon propos ici), je renvoie à théorie des files d'attente, par exemple la queue M/M/1 ou la M/D/1 pour les modèles les plus simples : si λ est le flux d'arrivants et μ le débit de traitement, si λ<μ alors la file est vide une proportion 1−λ/μ du temps (cf. aussi ici pour une distribution du temps d'attente dans un modèle de type M/D/1).

Dans la vraie vie, le premier arrive parfois, mais le second n'arrive pas : à la place, il y a beaucoup de choses qui ont des files d'attente longues, parfois très longues, mais qui ne grandissent pas indéfiniment. Qu'est-ce qui peut expliquer ça ?

Je vois principalement deux types de mécanismes qui peuvent conduire à ce qu'un processus, dans la vie réelle, ait une file d'attente longue mais qui ne grandit pas indéfiniment.

Le premier est un phénomène de fluctuations : si le flux d'arrivants est plus faible que le débit de traitement en moyenne mais que l'un ou l'autre sont assortis de fluctuations, cela peut expliquer une longue file d'attente en certaines périodes, mais qui ne grandit pas parce qu'elle finit par se résorber à un certain moment. (Du coup, on peut dire qu'on est dans le premier cas ci-dessus, mais on ne le remarque pas vraiment parce que le vidage de la file a lieu en un moment très particulier.) Il peut s'agir de fluctuations périodiques régulières (typiquement : annuelles ; peut-être qu'il y a peu gens qui entrent dans la file d'attente en été, mais que le rythme de sortie reste vaguement constant pendant l'année, auquel cas la file se viderait pendant l'été pour être vide à la fin et s'allongerait pendant tout le reste de l'année ; ou peut-être au contraire qu'il y a un flux entrant à peu près constant pendant l'année et moins de sortants en été, auquel cas ce serait le contraire — je n'en sais rien mais je peux imaginer ce genre de choses). Ou il peut s'agir de fluctuations accidentelles (par exemple, j'imagine que la pandémie a causé d'énormes accroissements dans la longueur des files d'attente pour toutes sortes de choses, qu'il s'agisse de démarches administratives, de consultations de médecins, de réservations au restaurant, etc. ; choses qui finiront par se résorber, mais plus personne n'y fera attention).

Le second mécanisme est une rétroaction négative entre la longueur de la file et le flux entrant (ou plus rarement, rétroaction positive sur le flux sortant). C'est l'explication évidente à apporter dans le cas d'un restaurant où il faudrait constamment attendre, disons, un mois pour réserver : comment cela peut-il rester long sans pour autant diverger ? Simplement parce que des gens appellent pour réserver, on leur donne la première date disponible, et si c'est trop loin ils préfèrent abandonner l'idée de manger dans ce restaurant : donc plus la file d'attente est longue, plus le flux de gens qui entrent effectivement dans la file (font une réservation) est faible, et cette rétroaction négative conduit à un équilibre.

(La rétroaction peut aussi avoir lieu sur le flux sortant. Par exemple dans un supermarché, si la file d'attente aux caisses devient trop longue, la direction va ouvrir de nouvelles caisses. Ceci étant, le cas des supermarchés relève surtout de la fluctuation temporelle à l'échelle d'une journée : il y a beaucoup de moments où il n'y a aucune queue.)

Comme explication hybride entre ces deux mécanismes (fluctuations temporelles et rétroaction négative), on peut par exemple avoir le phénomène de fluctuations géographiques (je pense qu'il joue, par exemple, pour expliquer la durée d'attente pour certains rendez-vous médicaux) : les gens s'inscrivent au plus près de chez eux, parce que c'est plus commode, même s'il y a d'autres endroits où on peut s'inscrire qui ne sont pas débordés, mais quand la durée d'attente est vraiment trop longue, alors ils préfèrent quand même voir ailleurs (faire un voyage pour une consultation médicale).

Mais il y a beaucoup de cas où ce n'est pas clair que ces mécanismes jouent, notamment pour des démarches administratives qu'on n'a souvent pas de choix que d'accomplir (ce qui exclut une rétroaction négative sur le flux entrant) et qui ont une file d'attente très longue à n'importe quel moment de l'année (ce qui exclut des fluctuations temporelles qui videraient quand même la file à une certaine période). Donc je ne sais pas vraiment expliquer comment il se peut qu'elles restent dans une situation d'attente très longue mais qui ne grandit pas indéfiniment.

Je pense notamment au passage du permis de conduire : il y a beaucoup d'attente, mais ça semble être toujours de l'ordre de quelques mois, ça ne tombe jamais à zéro, mais depuis le temps que c'est quelques mois, ça n'a pas non plus augmenté à quelques années d'attente comme on pourrait le prédire si le flux de candidats était vraiment plus élevé que le rythme d'examens, donc je ne sais pas bien expliquer cette situation. Une rétroaction sur le flux entrant est assez peu explicable (le nombre de gens qui ont besoin de passer le permis est ce qu'il est, on n'abandonne pas cette idée parce que l'attente est longue). Il y a sans doute quand même une rétroaction sur le nombre d'heures de préparation (plus l'attente pour l'épreuve est longue, plus les auto-écoles imposent un nombre d'heures de conduite élevé) qui joue sur la probabilité de succès à l'examen et du coup agit un peu comme une rétroaction sur le flux entrant. Il doit y avoir une petite rétroaction sur le rythme de passage (quand il y a trop d'attente, les auto-écoles insistent pour qu'on ouvre plus de créneaux, les inspecteurs doivent être incités à raccourcir les épreuves pour en faire tenir plus dans la journée). Mais tout ça semble être assez faible par rapport à l'ampleur du phénomène. Peut-être aussi que les personnes qui ont déjà échoué à l'épreuve servent de variable d'ajustement dans une certaine mesure (leur délai d'attente explose encore plus en cas de saturation). Mais je reste un peu perplexe quant au fait que le délai de passage du permis soit toujours élevé sans pour autant exploser complètement.

En tout état de cause, c'est une question que je m'efforce de me poser à chaque fois que je suis confronté à une forme de file d'attente qui semble être toujours longue : qu'est-ce qui peut bien l'expliquer ?

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