Ma mère me dit que je m'habille comme un ado attardé et que ça ne
fait vraiment pas sérieux. Elle a complètement raison — et
c'est sans doute parce que je suis un ado
attardé[#] — mais je ne vois
pas le problème avec ça. Au contraire : j'aime l'idée de perturber
ceux qui jugent les gens à leurs habits. Accusation dont je plaide
moi-même complètement coupable : le jour où je vois dans le métro un
type que son look qualifie subliminalement de racaille de
banlieue
sortir et se mettre à lire une édition (bilingue…)
de la Guerre civile de
Lucain[#2] ou un goth
avec
des piercings partout un exemplaire de Linux Magazine, je
tomberai un peu des nues — et en même temps je jubilerai de
savoir qu'on ne vit pas encore dans un monde où les gens rentrent
sagement dans les petits cases où ils ont l'air de devoir rentrer.
Pour le prouver, et pour revendiquer ma liberté, j'ai essayé toutes
sortes de looks que j'avais simplement envie d'essayer pour voir
comment on me regarde ou comment je me vois moi-même : jean
baggy DC shoes tee-shirt Quiksilver ; pantalon noir à
lanières tee-shirt tribal poignets de force ; survêtement Umbro
baskets casquette tout en blanc ; crâne rasé treillis bombers ; ou
encore, kilt et ghillie shirt (d'ailleurs, j'aime bien le kilt, c'est
juste dommage qu'il n'y ait pas de poches et que le sporran censé les
remplacer soit vraiment trop petit) ; ou enfin, toge romaine (là les
gens vous regardent vraiment bizarrement) ; ou toutes sortes
de mélanges éclectiques de tout ça. Si on me demande pourquoi je
porte ça, je dénonce l'inanité de la question : parce que c'est
interdit par la loi d'être nu en public
.
Or s'habiller comme on veut est une liberté difficile à prendre.
J'ai tendance à considérer que la cravate est le symbole le
plus crétin d'oppression vestimentaire qui puisse exister (si on on
excepte ceux qui apprécient sincèrement de la porter — car
évidemment ils existent — c'est tout de même l'accessoire
vestimentaire le plus ridicule de l'univers, qui ne sert absolument à
rien, ne recouvre rien, ne protège rien, et pourtant il y a des gens
qui y sont astreints et qui risqueraient de sérieux ennuis
professionnels à l'enlever). Heureusement, j'ai un métier dans lequel
on n'a pas à porter de cravate, et si le dress-code du chercheur
ressemble à jean délavé et pull informe
, on peut néanmoins se
permettre d'en dévier significativement (témoin un éminent professeur
de l'ENS de Lyon qui, la dernière fois que je l'ai vu,
portait une lavallière). Je me permets le style ado attardé, mais je
ne me permettrais pas tout ce que je me suis permis dans la rue. Et
plus on prend de l'âge et un soupçon de respectabilité plus il est
difficile de se permettre de s'habiller comme on veut : bienheureux
les adolescents s'ils connaissaient leur bonheur !
En tout cas, je trouve un peu affligeante l'uniformité vestimentaire qu'on peut voir, par exemple, dans le Marais : il y a dix-douze ans c'était cheveux ras doc martens, jean et bombers, maintenant c'est le look vintage branchouille chic vendu au BHV Homme qui domine tout, toujours est-il que c'est triste.
[#] Par ailleurs, comme les ados sont fauchés, c'est très économique de s'habiller comme eux.
[#2] Je dois avouer que je n'ai pas encore vu exactement ça. Mais c'est tout de même « inspiré de faits réels » (disons je me souviens d'avoir dans le métro vu ce livre lu par quelqu'un dont je ne me rappelle plus exactement à quoi il ressemblait mais je sais que c'était vraiment tout le contraire de l'image qu'on peut se former d'un agrégatif de lettres classiques ; maintenant, c'est difficile de savoir si c'est sur les habits des gens dans le métro ou sur la poésie de Lucain qu'on a des préjugés, finalement).