Puisque je parlais de notations mathématiques dans
la dernière entrée, je vais raconter
un autre petite histoire à ce sujet : celle de la police qu'on appelle
le gras de tableau noir
(enfin, je ne sais pas ce qu'on est
censé dire en français : je sais juste que les lettres se
disent double barre
— c'est en anglais qu'on parle
de blackboard
bold
).
Il s'agit des caractères qui ressemblent à ceci :
(en l'occurrence le Z double barre
, qui désigne l'ensemble
des entiers relatifs {…, −3, −2, −1, 0, 1, 2,
3, …}, et qui pour Unicode se nomme U+2124 DOUBLE-STRUCK
CAPITAL Z, soit ℤ si vous avez donné des polices correctes à
votre navigateur). Il s'agit d'une désignation maintenant assez
standardisée pour les ensembles de nombres (les plus communs étant :
ℕ soit N double barre
pour les entiers naturels,
ℤ soit Z double barre
pour les entiers relatifs,
ℚ soit Q double barre
pour les rationnels, ℝ
soit R double barre
pour les nombres réels, ℂ soit C
double barre
pour les nombres complexes). Quelle est leur
histoire ?
La désignation des ensembles de nombres était assez fluctuante
jusque dans la première moitié du XXe siècle : l'utilisation du N pour
les entiers naturels remonte au moins à Peano, celle du Z pour les
entiers — sans doute comme initiale du mot
allemand Zahl
— est sans doute due à Landau dans
ses Grundlagen der Analysis vers 1930 (mais
l'écrivait en gothique fraktur, ℨ, avec une barre
au-dessus), celle du R pour les réels a été faite par plusieurs
personnes indépendamment (mais le R était aussi souvent utilisé au
début du XXe pour désigner les rationnels).
C'est Bourbaki qui a fixé, à la fin des années '40, au moins les lettres suivantes : le N pour les entiers naturels, le Z pour les entiers relatifs, le Q pour les rationnels (qu'il semble avoir été le premier à introduire), le R pour les réels et C pour les complexes (ainsi que H pour les quaternions — par contre, il n'utilise pas O pour les octonions, et il est sans doute difficile d'attribuer à quelqu'un de précis une notation aussi évidente). Il semble que ces conventions se soient imposées très rapidement. Cependant, si Bourbaki a fixé les lettres, il utilise une police grasse normale pour les désigner.
L'histoire du « gras tableau noir » est complètement contenue dans son nom : pour simuler du gras au tableau noir, le plus simple est de doubler les traits. La façon dont cette habitude est passée du tableau noir au papier n'est pas évidente à retracer : il semble que le vecteur ait été les textes imprimés à la machine à écrire, où on graissait une lettre en la frappant deux fois légèrement décalée. (Le premier texte comme ça est peut-être le Lectures on Riemann Surfaces de Gunning, publié en 1966 à Princeton, Gunning lui-même ayant tiré cette idée de l'habitude prise dans le séminaire Kodaira-Spencer à Princeton au début des années '60 ; mais ce n'est pas sûr.)
Je ne sais pas non plus quel est le premier document imprimé de façon plus sérieuse qu'à la machine qui a eu ces caractères, mais il y a eu plusieurs styles de polices « gras tableau noir » dans TeX, essentiellement développées par l'AMS :
(msym10
) est
devenu (msbm10
) vers 1991
(mais ce ne sont pas les seules formes possibles).
Ce qui est amusant, c'est que cette police est apparue par accident
(du gras de Bourbaki au gras « tableau noir » en passant par le
doublement des traits sur un vrai tableau noir et le doublement des
caractères sur la machine à écrire), mais que c'est une invention
vraiment géniale (et maintenant entérinée par son introduction dans
Unicode) : alors qu'en maths on manque souvent de lettres et de
symboles pour désigner les objets, voici une police complètement
unique et très facilement reconnaissable pour désigner des objets
uniques. Car il n'y a pas que les ensembles de nombres : le gras
« tableau noir » semble servir généralement à désigner un objet
mathématique qui n'est pas seulement particulier au problème, mais
plus généralement bien reconnu dans l'ensemble de la branche des
mathématiques où on se place, voire l'ensemble de toutes les
mathématiques — en probabilités on utilisera 𝔼 soit E
double barre
pour l'espérance, en géométrie ℙ soit P
double barre
pour l'espace projectif, etc. (tiens, le μ
double barre
n'est pas dans Unicode : il faudra sans doute que je
propose celui-là aussi — il sert à désigner le groupe des
racines de l'unité).
Un peu de polémique maintenant : les membres de Bourbaki, notamment
Serre, et un certain nombre de matheux français qui s'en sentent
proches, n'aiment pas cette police et refusent de l'utiliser dans les
textes imprimés, arguänt que Bourbaki avait choisi le gras, pas le
doublement des barres. Je trouve que ce refus est une obstination
d'orgueil bien malheureuse, car même si le gras « tableau noir » est
le fruit du hasard, il est vraiment utile, et il a l'avantage de
libérer le gras pour d'autres usages (par exemple pour désigner des
catégories, des foncteurs, que sais-je encore) ; en tout cas,
l'explication c'est un malentendu, le doublement des barres n'est
qu'une façon de faire du gras au tableau noir
ne vaut rien (on est
conscient que c'est un malentendu, mais beaucoup d'inventions utiles
sont nées d'une erreur, ce n'est pas une raison pour ne pas s'en
servir !), pas plus que Bourbaki a choisi le gras
(comme Landau
a choisi la fraktur avec une barre dessus, mais on ne s'en sert plus).
Heureusement, je crois qu'ils ont complètement perdu cette bataille
(les notations pour les ensembles de nombres en « gras tableau noir »
s'enseignent maintenant au collège/lycée, en France et dans beaucoup
d'autres pays, et l'immense majorité des mathématiciens les
considèrent maintenant comme acquises).
PS : Si quelqu'un
veut bien faire à ma place l'effort de rendre un peu plus corrects les
articles de Wikipédia (It is frequently claimed that
the symbols were first introduced by the group of mathematicians known
as Nicolas Bourbaki. There are several reasons to doubt this
claim…
), ce serait bien. L'ennui, c'est qu'il est à peu
près impossible de donner une référence pour tout ce que je viens de
raconter.