Je suis allé voir le
dernier Spielberg hier soir. J'en ressors avec une impression
partagée. <Attention, quelques spoilers dans ce qui suit —
même si je pense qu'ils ne devraient vraiment pas gâcher le film.>
L'histoire, adaptée d'un livre de l'auteur canadien George Jonas,
prend pour point de départ l'attentat de 1972-09-05, lors des jeux
olympiques de Munich, du groupe Septembre noir contre la
délégation olympique israélienne, puis la riposte israélienne décidée
par le premier ministre Golda Meir qui ordonne au Mossad d'éliminer de
hauts responsables palestiniens identifiés comme plus ou moins
impliqués dans l'attentat. Le film, donc, qui est inspiré de faits
réels
mais non fidèlement historique, suit un groupe d'agents
chargés de ces exécutions en Europe (notamment à Rome, à Paris, à
Chypre, à Athènes…) et les montre partagés entre le souhait de
venger Munich et le doute sur la moralité de ce qu'ils sont en train
de faire.
Un sujet pareil ne pouvait pas manquer de provoquer une polémique.
À ce que je comprends, on attaque Spielberg essentiellement sur deux
plans : d'une part les différences entre sa fiction et la réalité, et
d'autre part le point de vue qu'il cherche à donner. Pour ce qui est
du premier reproche, qui vient notamment du
Mossad lui-même, il y a des choses rendues nécessaires pour
l'économie du film (par exemple l'idée d'attribuer toutes les
opérations à une seule équipe d'agents) ou encore inventées pour des
raisons artistiques (les pittoresques personnages français nommés
Louis
et Papa
), et puis il y a ce qui a trait au point
de vue, justement (les doutes des agents). Je trouve du reste que le
Mossad a un sacré culot de reprocher les inexactitudes historiques :
quand on est un service secret[#], par définition, ce qu'on fait
n'est pas bien connu du public, et on ne doit pas s'étonner que les
choses soient présentées de façon plus ou moins romancées ; je dirais
même qu'ils méritaient de s'en prendre beaucoup plus dans la gueule,
là, parce qu'on ne peut pas à la fois vouloir dire je nie tout
et revendiquer l'opération comme un coup de pub.
Pour ce qui est du message du film, bien malin celui qui pourra dire ce qu'il est. Spielberg ne s'intéresse pas vraiment aux événements de Munich eux-mêmes (la police allemande qui était totalement incompétente, ou Israël qui a d'emblée refusé toute négociation, mettant ainsi les preneurs d'otage dans une impasse). Certainement il se veut pour la paix et contre la violence (y compris la violence en réponse à la violence), mais sa façon de le montrer se noie à la frontière entre le film engagé et le film d'art, et toujours il semble hésiter entre juger et ne pas juger — si bien qu'au final il mécontente les parties opposées.
Il présente l'opération de riposte comme une initiative personnelle
de Golda Meir, contre l'avis général de son cabinet : par exemple,
quelqu'un fait remarquer au premier ministre qu'on (Israël) a fait
soixante morts en bombardant des camps d'entraînement de terroristes
en Syrie et au Liban, ce qui est bien plus que le nombre d'athlètes
tués, et elle répond froidement que ces soixante morts, personne n'en
entend parler et qu'elle veut lire dans Le Monde que tel
responsable palestinien a été tué à Paris (un coup de pub
plus qu'une opération de justice, donc ?). Il lui fait aussi
prononcer cette phrase terrible au sujet de la raison d'État : Every civilization finds it necessary to negotiate
compromises with its own values.
(Dans la réalité, Golda Meir a
toujours présenté, au moins dans ses discours devant la Knesset, la
revanche comme une obligation morale conséquence inévitable des
attentats.) Mais il (Spielberg) ne remet jamais vraiment en question
le premier ministre, qui reste d'ailleurs un personnage très
secondaire (apparaissant seulement quelques minutes au début).
Le metteur en scène semble aller plutôt avec (certains de) ses héros qui se demandent si la violence est une bonne solution, qui ont peur de savoir où la loi du talion entraînera les uns et les autres, et qui ont des doutes sur la culpabilité de ceux qu'ils « exécutent » : ils soulignent que, contrairement à Eichmann, ces gens-là n'ont eu droit à aucun procès et à aucune défense, et d'ailleurs qu'Israël est censé avoir cessé d'utiliser la peine de mort (après l'exécution d'Eichmann, justement). En même temps, plusieurs des Palestiniens présentés sont dépeints comme des personnages sympathiques, amènes (il y a notamment cette scène assez terrible où un des agents israéliens, dans un hôtel à Chypre, tient une conversation tout à fait courtoise avec l'homme qu'il va faire exploser quelques minutes plus tard) : mais on ne leur donne jamais la parole, et le seul qui s'exprime au nom de la cause palestinienne (un jeune membre de l'OLP rencontré par hasard à Athènes) n'apparaît pas sous un jour très favorable — il est visiblement embrigadé et borné tandis que l'israélien en face de lui a des doutes et des remords. Ceux (comme la mère du héros) qui affirment, au contraire, qu'Israël (et son droit à exister) doit être défendu au prix de n'importe quel sacrifice, ressortent bien mieux.
On aurait voulu mécontenter tout le monde, on n'aurait pas mieux réussi que ça… Même pour quelqu'un comme moi, qui regarde le conflit israélo-palestinien avec un détachement lointain (parfois proche du cynisme), le sentiment résultant est trouble : je suis certainement d'accord avec l'idée que la violence en réponse à la violence ne peut que conduire à une escalade terrifiante, mais la présentation est, au mieux, maladroite.
À côté de ça, le soin dans la réalisation est admirable : Spielberg porte une attention vraiment remarquable aux détails. Il avait tourné, vers la mi-septembre, une petite scène (je n'ai même pas réussi à identifier laquelle) en bas de la rue Mouffetard (autour de Saint-Médard), et, rien que pour ça, il a obtenu de faire boucler le quartier pendant une journée, et il a monopolisé la rue Claude Bernard pour le stationnement de ses véhicules des années '70 (je croyais avoir raconté ça quelque part dans mon blog, mais apparemment pas). Mais c'est aussi ce qui incite parfois à se demander où il veut en venir : dans les derniers plans, on nous montre Manhattan vu depuis la côte de Brooklyn, et à la fin la caméra tourne un peu et découvre le World Trade Center (qui, en '73, venait d'être construit) — eh bien certainement il y a un message dans le fait que Spielberg prenne le soin de souligner la présence de ces deux tours (incrustées numériquement sur l'image, évidemment), mais on se demande un peu…
[#] Mais j'admets que
cette attitude de ma part est liée à ma répugnance personnelle toute
particulière pour tout ce qui est secret, et qui me fait considérer
que tout argent envoyé à un service secret sera forcément mal dépensé
parce qu'il n'existe aucune façon de leur demander des comptes devant
une société démocratique. D'ailleurs, le film fait un petit clin
d'œil à cette notion en présentant un fonctionnaire qui demande
des reçus
aux agents pour couvrir leurs dépenses — alors
que les fonds sont envoyés anonymement dans une banque suisse.