On a essayé aujourd'hui de m'expliquer comment jouer au bridge, et je conclus que décidément je ne suis pas fait pour ça. Déjà il y a un problème de mémoire : assimiler la quantité de conventions d'enchères (ne serait-ce que celles qui ont l'air assez rigoureusement codifiées : quand on a entre tant et tant de points d'honneurs et entre tant et tant de cartes dans telle couleur on enchérit ceci) d'un système donné me semble assez gigantesque, et dans le déroulement même du jeu il faut en avoir pour retenir quelles cartes sont tombées[#], qui coupe à quoi, ou ce qu'on a pu déduire des enchères effectuées. Au-delà de la mémoire il faut arriver à compter : les points, les plis, les cartes, je ne sais quoi d'autre ; or je compte très lentement. Je fais aussi très mal le pattern matching, comme pour repérer à quoi ressemble ma main et ce qui est intéressant dedans (et dès que je n'ai plus les yeux tournés vers elle j'oublie immédiatement). Mais je pense que tout ceci n'est pas le principal problème.
Il y a une structure qui semble intervenir dans beaucoup de jeux,
en tout cas certainement aux échecs (où je suis d'une nullité
absolument lamentable — en fait, je crois que je n'ai jamais de
ma vie gagné une partie d'échecs normale, quel que fût l'adversaire)
et apparemment au bridge, ce sont des arbres de possibilités. Aux
échecs, la structure est assez claire : c'est l'arbre des coups
possibles, sur plusieurs niveaux. Au bridge, c'est moins évidemment
ça (on n'envisage pas toutes les possibilités individuellement, on
fait beaucoup plus de « blocs »), mais il y a quand même beaucoup de
raisonnements du type si <foo> alors
<blah>, sinon <bloh>
—
insérés les uns dans les autres. Ça se manifeste jusque dans les
conventions d'enchères, avec toutes sortes de cas et de sous-cas
imbriqués. Moi il me faut un temps fou ne serait-ce que pour
constater qu'une telle disjonction énumère tous les possibles, et de
toute façon je n'arrive pas à retenir les cas laissés de côté lors
d'un parcours mental de l'arbre. (Aux échecs, non seulement je
n'arrive pas à me figurer l'échiquier après plus d'un coup mais je
suis de plus incapable d'envisager sérieusement plusieurs coups
différents que ce soit pour moi ou pour mon adversaire.)
On pourrait penser que ce genre d'arbres disjonctifs est essentiel au raisonnement mathématique, mais je crois qu'il n'en est rien. Je fais des mathématiques de façon essentiellement linéaire : j'élabore peut-être plusieurs plans d'attaque pour un problème, mais ils ne ramifient pas vraiment, ils partent initialement dans des directions différentes, et on voit assez rapidement s'ils échouent ou s'ils réussissent ; l'intuition sur ce que doivent etre les bons comportements guide fortement la recherche ; les informations obtenues sur un objet mathématique s'accumulent et ne se fragmentent pas ; bref, je ne sais pas si je fais bien passer mon idée, mais il me semble que les raisonnements arborescents sont rares en mathématiques. (En revanche, ils sont étudiés, mais j'oublie quelle est la méthode de résolution du calcul propositionnel qui utilise ce genre de technique, en manipulant systématiquement des disjonctions de conjonctions.)
Il y a bien un mathématicien (très fort) que je connais qui est aussi (à ce qu'on m'a dit) un bridgeur exceptionnel, c'est Sir Peter Swinnerton-Dyer (connu notamment pour une conjecture dite de Birch et Swinnerton-Dyer sur le rang des courbes elliptiques, conjecture à laquelle est associée une récompense importante). Mais justement, en lisant ses articles je ne suis pas surpris d'apprendre que c'est le cas : on y trouve des divisions en cas, en sous-cas, en sous-sous-cas jusqu'à des profondeurs effrayantes, pour finalement traiter le problème dans chaque possibilité. Mon directeur de thèse et lui se disent d'ailleurs mutuellement incapables de comprendre ce que l'autre fait (ils plaisantent, bien sûr, ou du moins ils exagèrent : ils ont bien des publications en commun) parce que leur façon de raisonner est tellement différente (Colliot-Thélène ayant une culture gigantesque et un talent certain pour l'utiliser, tandis que Swinnerton-Dyer a une capacité de calcul illimitée en plus de sa capacité à énumérer et se représenter toutes les possibilités de situations dans un cas donné).
Ceci étant, je me demande s'il y a des jeux pour lesquels je suis fait, parce que m'étant révélé à peu près uniformément nul à tout ce que j'ai essayé (échecs, dames, go, tous les jeux de cartes concevables sauf ceux qui sont du pur hasard, tout ce qui fait intervenir de la psychologie, ou tout ce qui ressemble de près ou de loin à de la conquête de terrains style Risk, et je ne parle pas des recherches d'anagrammes, jeux de lettres et autres simili-Scrabble parce que là je suis encore plus mauvais), je ne vois pas bien ce que ça pourrait être.
[#] Ceci dit, il y a des règles vraiment gratuites comme l'idée de poser les plis face contre table quand ils ont été faits : ça ne rendrait pas le jeu stratégiquement moins intéressant s'ils étaient, ça éviterait juste de demander un effort de mémoire supplémentaire et complètement gratuit.