Le département de mathématiques où je suis avait aujourd'hui son évaluation quadriennale par le CNRS, donc un groupe de grands pontes qui n'avaient pas du tout l'air de benêts est venu regarder comment « on » travaille. Entre visite des locaux et exposés de présentation des équipes et de leurs thèmes de recherches, ils ont pris le temps d'interroger les doctorants (à l'abri des regards de leurs directeurs de thèse), doctorants auxquels j'étais assimilé (bien que mon directeur de thèse ne soit pas en poste là mais à Orsay). Et ils n'étaient pas mauvais pour poser des questions pertinentes. Ceci étant, nous n'avions pas énormément à dire, et surtout, nous n'avons pas à nous plaindre de grand-chose.
Mais il y a une chose qu'ils (les grands pontes en question, mais surtout un super-grand-ponte parmi eux) nous ont clairement dit, c'est qu'ils reprochent à l'ENS (ou en tout cas examinent le possible reproche), en maths du moins, de ne pas suffisamment faire d'efforts pour envoyer ses élèves en thèse en province ou à l'étranger ; ce à quoi on leur a répondu que l'École encourage beaucoup les élèves à voyager mais que tous n'en ont pas l'envie. Alors on nous a vaguement fait la morale, on nous a fait remarquer que le CNRS encourage maintenant fortement ses chercheurs à la mobilité, ne les nomme pas forcément où ils veulent, etc.
J'aimerais savoir comment ce mème est apparu qu'il faudrait
obliger les scientifiques à bouger. Je ne veux pas seulement parler de
bouger
au sens de participer à des congrès ponctuels à divers
lieux du globe, mais de mener une carrière où on ne reste pas en poste
toujours au même endroit. Et, de façon plus large, j'évoque la
pression exercée sur les jeunes docteurs pour aller trouver un
post-doc à l'étranger et les politiques de non-recrutement local
lorsqu'elles ont d'autres fins que d'éviter le copinage (au
CNRS par exemple, puisque le recrutement est de toute
manière national donc ce genre de règles ne sert pas à empêcher que
les commissions de spécialistes soient partiales). On évoque parfois
la communication entre chercheurs, mais l'avocat du diable
rétorquerait que la communication est certainement meilleure quand
tout le monde est concentré au même endroit, et de toute façon les
arguments basés sur la communication ne valent plus trop quand les
gens s'échangent des e-mails alors qu'ils sont à trois portes de
distance dans le même couloir. Alors pourquoi ? D'où vient cette
politique, au juste ? Et quand et comment (et par faute de qui)
est-elle apparue ?
Il se trouve que pour des raisons personnelles variées (que je ne
détaillerai pas, ce n'est pas le but de cette entrée) je ne supporte
pas de voyager, il n'est pas question pour moi de déménager — ni
pour un mois ni pour un an ni pour dix ans — à l'étranger, et je
n'ai que très médiocrement envie de le faire même dans une autre
grande ville de France. Est-ce que ça diminue ma valeur comme
chercheur ? Je crois que ceux qui tiennent des discours du genre
bougez, découvrez du pays
soit sont ceux qui eux-mêmes aiment
voyager soit n'ont pas été forcés à le faire contre leur gré quand ils
étaient jeunes (avant d'être des grands pontes). D'ailleurs, si c'est
si agréable qu'ils le disent, de bouger, ça ne devrait pas être un
problème de motiver les gens à le faire.
Mais bon, je suppose que ce n'est pas politiquement correct, de dire ce que je dis là.
Il y a une chose que le super-grand-ponte a dite
qui m'a bien fait rire : les deux tiers des gens qui entrent au
CNRS n'y font pas toute leur carrière (ils deviennent
typiquement professeurs des universités) — seul un tiers, donc,
reste au CNRS, et il a ajouté : le meilleur sixième,
et le plus mauvais
.