Une entrée précédente ayant soulevé une vague de commentaires sur un débat annexe, je tente de faire une réponse un peu plus construite ici. Précisément, je veux répondre à un commentateur (anonyme — quel dommage que les gens n'aient pas le courage d'assumer leurs opinions sous leur nom — plus précisément le #1187) qui affirme en substance (j'espère ne pas trop dénaturer ses propos en les résumant très succinctement ainsi) :
- Les Écoles normales supérieures ne sont pas utiles dans leur fonction supposée, parce qu'on peut dès la terminale détecter des élèves qui y rentreront, et ces élèves seraient devenus chercheurs ou profs même s'ils étaient passés par la fac (comme cela se ferait dans d'autres pays), preuve que l'ENS ne leur aurait pas servi.
- Le déséquilibre en faveur des fils de profs dans ces Écoles est massif, ce qui montre qu'elles ne jouent pas le rôle d'ascenseur social qu'elles devraient. Le système actuel est donc injuste.
(Et je passe sur un argument ad hominem discrètement versé.)
Voilà ce que je souhaite répondre à cela :
- Je ne conteste pas du tout le fait qu'on peut souvent, dès la terminale, déterminer les gens qui feront une ENS (pas tous, cependant, mais une certaine partie, et, effectivement, le Concours général peut servir à cela : je ne vois pas ce que ça a de scandaleux que de constater que les gens qui sont bons en maths au temps t ont des chances de l'être encore au temps t′). Cela signifie qu'ils ont déjà développé certaines capacités, mais absolument pas que c'est une chose acquise.
- Pour ma part, je peux dire positivement (et je m'estime le mieux placé pour pouvoir en juger) que, si l'ENS n'avait pas été là pour m'offrir le cadre qu'elle m'a offert, je n'aurais jamais pu faire de la recherche en maths, ou même de l'enseignement. Il ne suffit pas d'être capable de calculer un tenseur de Riemann à treize ans pour avoir la capacité d'engagement personnel nécessaire pour faire de la recherche : je sais que je ne l'aurais pas eue (et je ne suis même toujours pas certain, actuellement, de l'avoir), et je n'aurais jamais fait une thèse, c'est évident. Et je ne suis certainement pas seul dans ce cas. J'aurais probablement fait des maths en dilettante, parce que j'aime ça, mais je ne serais pas devenu mathématicien si on ne m'avait pas donné les moyens qu'on m'a donné. Ensuite, aurait-ce forcément été regrettable, c'est une autre question… (Je ne m'étends pas, en revanche, sur ce que l'ENS m'a apporté dans mon équilibre personnel.)
- Le raisonnement ressemble, d'ailleurs, à :
les meilleurs sont bons, de toute façon, donc ne les entraînons pas, ils n'en ont pas besoin
— et c'est n'importe quoi. Il suffit pour le voir de se demander ce que ça donnerait dans d'autres domaines (quoi ? arrêtons d'entraîner les sportifs de haut niveau, ce ne sont pas eux qui en ont besoin !). - Le déséquilibre énorme en faveur des fils de profs dans
l'enseignement et la recherche est incontestable, et je n'ai pas
l'intention de le contester. Mais ce n'est pas forcément un problème,
et je ne suis pas sûr d'avoir été bien compris en soulignant que tous
les enfants ont tendance à avoir envie de faire ce que leurs parents
font. Si les riches sont fils de riches, c'est une inégalité parce
que (presque) tout le monde a envie d'être riche ; mais il est faux
que presque tout le monde a envie d'être prof ou chercheur —
c'est un métier qui n'attire tout simplement pas les masses, il attire
surtout les gens qui veulent faire comme leurs parents, c'est tout.
Pour pouvoir parler d'injustice il faut regarder non pas l'écart entre
la proportion de fils de profs qui deviennent profs et la proportion
de fils d'ouvriers immigrés qui deviennent profs, mais entre la
proportion de fils de profs qui voudraient devenir profs et
qui le deviennent et la proportion de fils d'ouvriers immigrés qui
voudraient devenir profs et qui le deviennent ; et là, je
demande à voir des vraies statistiques. (Alors que si on met
riche
à la place deprofs
, comme je le dis, les deux statistiques diffèrent peu, donc on peut ignorer cette subtilité, et il y a bien un déséquilibre.) - Ce serait assez absurde de fustiger les intellectuels parce qu'ils donnent à leurs enfants le goût de faire des études : chacun a envie de transmettre à la génération suivante ce qu'il a aimé, c'est assez normal. Si des parents d'un tout autre milieu essayaient de convaincre leurs enfants qu'ils doivent absolument devenir chercheurs, ça marcherait peut-être tout aussi bien (il y a un certain nombre d'exemples célèbres[#], d'ailleurs, comme ça, qui sont peut-être anecdotiques et ne constituent pas une vraie statistique, mais me convainquent assez).
- En tout cas, on voit mal ce qu'on pourrait reprocher en la matière au concours d'entrée des Écoles normales supérieures : il est anonyme et gratuit, et la préparation qui y mène est également gratuite — on peut dire beaucoup de mal du système des classes préparatoires françaises, mais au moins ce n'est pas une sélection par l'argent. Aller plus loin, ce serait faire de la discrimination positive, et il y a plein de raisons de croire que ce serait catastrophique.
- De toute manière, pour parler d'injustice, il faudrait une notion
morale claire. Or il n'y en a pas. Les gens ne choisissent certes
pas de naître fils de profs, de chefs d'entreprise ou d'ouvriers, mais
ils ne choisissent pas non plus de naître avec plus ou moins de
prédispositions (voire, talents) à ceci-cela, ou avec tel ou tel
tempérament ; donc, juger les gens sur leurs capacités ce n'est pas
fondamentalement plus
juste
, c'est juste plus efficace et plus raisonnable.
Après, ça ne m'empêche pas de trouver beaucoup à redire sur le système des prépas, et de penser qu'il faudrait créer plus de moyens pour rentrer à l'ENS en venant de la fac. Mais c'est un débat qui me dépasse (et, concernant les prépas, toutes les propositions de réformes que j'ai vues me paraissent pires que le mal).
(Disclaimer inévitable : comme tout ce qui est exprimé ici, les opinions ci-dessus ne sont que les miennes, à titre personnel, et je ne prétends pas parler, par exemple, en tant qu'enseignant à l'ENS.)
[#] S'il faut en citer un : à ce qu'on me dit, les parents des trois frères Lafforgue (l'aîné est le dernier médaillé Fields français pour ses résultats sur le programme de Langlands, et le benjamin est l'auteur de travaux vraiment remarquables notamment sur la conjecture de Baum-Connes) sont d'origine tout à fait modeste et ne viennent en aucune manière du milieu de l'enseignement ou de la recherche, mais ils avaient une admiration très grande pour ce milieu et l'ont communiquée à leurs enfants — et ça a eu un résultat brillant.