Quand on rencontre quelqu'un dont on ne sait absolument rien et
qu'on cherche à engager la conversation, il y a diverses répliques
toutes faites de small talk qui peuvent
s'utiliser. Une des plus populaires (à part les évidences comme tu
t'appelles comment ?
et tu fais quoi dans la vie ?
) est
sans doute tu écoutes quoi, comme musique ?
En vérité, ce n'est pas ça la question. La question est plutôt,
à quelle tribu appartiens-tu ?
: car outre l'apparence
vestimentaire, l'affirmation du ralliement à tel ou tel style de
musique est une des manières dont on se colle une étiquette pour dire
je suis de la tribu foo
. Il est certain qu'on
imaginera des choses assez différentes sur celui qui répond selon
qu'il déclare préférer, au hasard, Eminem, Mylène Farmer, Céline Dion,
Marilyn Manson, les Beatles, Louis Armstrong, Marlene Dietrich,
Jean-Sébastien Bach, Frédéric Chopin ou Karlheinz Stockhausen (j'ai dû
oublier quelques pôles importants, sans doute ; ce serait d'ailleurs
amusant de faire un sondage grandeur nature pour demander qui les gens
préfèrent entre ces différents artistes et faire des statistiques
là-dessus). À tel point qu'on se demande dans quel point on n'en est
pas arrivé à écouter une musique pour revendiquer son identité
(tribale, disais-je). Autrefois on pouvait prétendre dis-moi ce
que tu manges et je te dirai qui tu es
ou dis-moi ce que tu lis
et je te dirai qui tu es
, maintenant c'est vraiment la musique qui
marque les frontières de la démosphère.
Comme d'habitude, je n'ai pas
d'étiquette tribale définie, pas plus en ce qui concerne la musique
que j'écoute qu'en ce qui concerne mon style vestimentaire. Jusqu'à il y a
quelques années, mes goûts musicaux
étaient exclusivement dans le « classique » (nom donné par convention
à cette période qui ne s'étend que de Monteverdi à Debussy ou
quelque chose comme ça), et mes connaissances musicales s'arrêtaient à
la mort de Verdi (date emblématique : Verdi est mort en janvier 1901,
quelques jours après la formidable reine Victoria, en quelque sorte le
symbole de la fin du XIXe siècle), et c'est tout juste si je ne
considérais pas que la musique était née le jour où un certain Ludwig
van B. avait posé la plume sur ce qui allait devenir la partition de
sa symphonie Héroïque. Quoi qu'il en soit, je suis
revenu de ces errements de jeunesse et j'ai appris à reconnaître aussi
le génie de la Star
Academy. Sérieusement, je veux dire que
j'ai tâché d'abandonner le snobisme à la con dans lequel je m'étais
enfermé. Mais ni avant ni après je n'avais de tribu musicale : ni
avant, car j'avais beau écouter « du classique », je n'étais pas
capable de disserter sur les auto-plagiats de
Bach, de critiquer l'interprétation de Rameau par William Christie
et les Arts florissants ou d'expliquer la mesure de
l'influence de Honegger dans l'œuvre de Ligeti, ce qui fait
évidemment partie des rituels d'admission dans la tribu (de toute
façon, je n'ai pas l'oreille absolue, donc c'est perdu d'avance), et,
pire encore, je ne trouve Wagner ni divinement génial ni nul à brûler
(or il faut, semble-t-il, qu'une porte soit ouverte ou fermée) ; ni
après, car je ne sais décidément pas quoi répondre à la question tu
écoutes quoi, comme musique ?
(comme c'est dur d'être épigone de
Potamon d'Alexandrie !). Bon, j'avoue : à l'instant, j'écoutais le
générique de l'Île aux
enfants, et ça ne se fait pas d'admettre ce genre de
perversions en bonne société.
Je pourrais essayer de prendre un ton docte et répondre, ben tu
vois, j'écoute de tout, j'essaie de ne pas me cataloguer, j'aime pas
les étiquettes
. Ce serait simplement parfaitement faux : j'aime
énormément les étiquettes, et je cherche à les collectionner, et s'il
y a une tribu qui m'agace, c'est celle des gens qui refusent les
étiquettes (parce qu'ils se croient « plus uniques » que les
autres ?).