David Madore's WebLog: De quoi parlent les mathématiques ?

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(lundi)

De quoi parlent les mathématiques ?

Mathematics may be defined as the subject in which we never know what we are talking about, nor whether what we are saying is true. (Les mathématiques peuvent être définies comme la discipline dans laquelle on ne sait jamais de quoi on parle, ni si ce qu'on dit est vrai.) — Bertrand Russell (Recent Work on the Principles of Mathematics)

Je vais peut-être décevoir (ou au contraire rassurer ?) mon lecteur en avouant que je n'ai aucune intention d'essayer de répondre à la question qui sert de titre à cette entrée ; je vais tout au plus essayer de vulgariser un élément de réponse à une minuscule partie de cette question (ou d'une question proche), sur laquelle on peut dire des choses « techniquement » (c'est-à-dire : logiquement) précises. C'est déjà tout un programme.

[Ajout : cette entrée ultérieure évoque vaguement les mêmes questions, mais sous un angle différent ; je ne sais pas dans quel ordre il vaut mieux les lire.]

La plupart des mathématiciens (et même si ce n'est pas vraiment mon avis, je dois reconnaître qu'il est très répandu) conviendront que l'activité d'un mathématicien est de produire des théorèmes et des démonstrations. Par opposition, disons, aux définitions, exemples ou conjectures, qui forment certainement aussi une partie importante de l'activité en question, mais à laquelle l'opinion dont je parle attribue moins d'importance ou de dignité. Une démonstration est un argument logique plus ou moins formel qui suit certaines règles codifiées pour partir d'axiomes ou d'hypothèses et arriver à une conclusion : un énoncé qui est la conclusion d'une démonstration (connue !) est un théorème (ou une proposition, un lemme, un corollaire, selon sa difficulté, son importance et sa relation logique ou didactique à d'autres énoncés du sujet en cours de développement). Les règles du raisonnement, un peu comme celles des scolastiques d'autrefois (barbara, celarent, darii, ferio), sont supposées assez évidentes pour qu'on doute assez peu qu'elles préservent la vérité lorsqu'elles sont correctement appliquées : si les hypothèses de la démonstration sont vraies alors la conclusion l'est aussi ; donc, tout théorème produit à partir d'axiomes vrais est également vrai.

Mais quels sont les axiomes ? Un certain consensus, apparu au cours du XXe siècle, et maintenant assez fermement enraciné dans, disons, le dogme officiel des mathématiques, est que les axiomes qui fondent les mathématiques sont ceux de la théorie des ensembles de Zermelo-Fraenkel (en abrégé ZFC : le ‘C’ précise l'inclusion de l'axiome du choix, qui n'est pas du tout ce dont j'ai envie de parler à présent), les règles de raisonnement étant celles de la logique du premier ordre. Autrement dit, sauf mention explicite du contraire, ce qu'un mathématicien appelle théorème est un théorème de ZFC, et sa démonstration pourrait être rendue complètement formelle (une manipulation syntaxique fondée sur des règles de réécritures à partir des axiomes de ZFC pour arriver à ce théorème comme conclusion). C'est du moins le dogme officiel parce que, dans la pratique, beaucoup de mathématiciens non logiciens seraient probablement incapables de citer les axiomes de ZFC (ou de d'expliciter les règles de raisonnement de façon formelle et automatique) ; et la tâche d'expliciter complètement la démonstration de n'importe quel théorème modérément compliqué à partir des axiomes fondamentaux et en suivant les règles mécaniques est au mieux titanesque (même si les progrès de la vérification formelle ont montré qu'on pouvait arriver à des choses). Mais le dogme a le bon goût d'éviter des discussions sur les fondements des mathématiques que beaucoup de mathématiciens trouvent oiseuses ; il asseoit les mathématiques sur des bases solides et non dénuées d'élégance (et où, par exemple, la notion d'infini n'a plus rien de mystérieux ou de précaire) :

Aus dem Paradies, das Cantor uns geschaffen, soll uns niemand vertreiben können. (Du paradis que Cantor nous a créé, nul ne doit nous chasser.) — David Hilbert (Über das Unendliche)

Les théorèmes mathématiques habituels (c'est-à-dire, en excluant pour l'instant des mathématiques tout ce qui est trop près de la logique) portent sur des objets comme les groupes, les anneaux, les espaces topologiques, les variétés différentiables, les fonctions de la variable réelle, les espaces de Banach, que sais-je encore, et, bien sûr, les entiers (disons, les entiers naturels). Bizarrement, aucun de ces objets n'« existe » dans ZFC : la seule chose (le seul type d'objet) que ZFC connaît, ce sont des ensembles. (Un ensemble est un objet mathématique très simple : il contient des objets, appelés ses éléments : il ne retient de chaque élément possible que sa présence ou son absence dans l'ensemble — il ne peut pas y avoir plusieurs fois le même élément dans l'ensemble.) Les éléments des ensembles considérés par ZFC sont eux-mêmes des ensembles, dont les éléments sont eux-mêmes des ensembles, et ainsi de suite (et un des axiomes de ZFC, l'axiome de régularité ou axiome de fondement, affirme qu'à jouer au petit jeu de passer de façon répétée d'un ensemble à un élément de celui-ci, en un nombre fini d'étapes on aboutit toujours à l'ensemble vide qui n'a plus d'éléments et qui met donc fin au jeu). Tout autre objet mathématique (groupe, entier naturel, nombre réel, faisceau étale) doit être pour ainsi dire « codé » comme un ensemble, ce codage n'étant pas très différent dans son esprit de celui qui vaut dans un ordinateur et qui fait qu'une page Web, une image ou une musique est représentée, au final, par une suite de 0 et de 1 : quelque part, se demander quels sont les éléments du nombre réel π (puisqu'il doit être codé comme un entier) est à peu près aussi intéressant ou intelligent, comme question, que se demander quel est le premier bit (0 ou 1) de la 5e symphonie de Beethoven. L'avantage du codage, toutefois, c'est que ZFC n'a pas à s'embarrasser à connaître toutes les notions farfelues que les mathématiciens inventent : il ne connaît que les ensembles, tout le reste est écrit sous forme de définitions préalables aux théorèmes.

Ce codage (et donc, ce dogme orthodoxe selon lequel toutes les mathématiques sont écrites dans le langage de ZFC ; ou en tout cas, l'illusion que ce dogme est suivi) a au moins deux inconvénients. Le premier, c'est qu'il est au moins intellectuellement insatisfaisant de penser qu'un théorème qui devrait porter sur la structure algébrique, disons, du groupe de Mathieu est, en fait, écrit sur un codage particulier et accidentel de ce groupe comme un ensemble : les ensembles ont juste ceci pour eux que c'est la structure de données (pour parler de nouveau comme un informaticien) la plus simple qui permettait de coder toutes les mathématiques, mais cette structure est assez déconnectée de celle à laquelle on s'intéresse vraiment. Le second inconvénient, c'est que les ensembles apportent leurs subtilités logiques dont on ne voudrait peut-être pas, et que, finalement, ZFC est beaucoup trop fort pour faire toutes les mathématiques usuelles. Je vais essayer d'expliciter.

Die ganzen Zahlen hat der liebe Gott gemacht, alles andere ist Menschenwerk. (Les entiers ont été faits par Dieu, tout le reste est l'œuvre de l'homme.) — Leopold Kronecker (cité par Heinrich Martin Weber)

La majorité des mathématiciens (et peut-être de tous les gens qui comprennent la question) conviendront probablement qu'un énoncé portant uniquement sur les entiers naturels, un énoncé arithmétique, par exemple pour tout entier n≥3, les seules solutions de xn+yn=zn avec x,y,z entiers sont celles où l'un de ces trois nombres est nul, a un sens bien défini, et donc qu'il est vrai ou faux. (Techniquement, par énoncés arithmétiques je veux parler d'énoncés en logique du premier ordre et dans le langage de l'arithmétique — avec, disons, les opérations + et ×, l'exponentiation pouvant se définir au prix d'un petit travail.) Bref, il s'agit d'une certaine forme de platonisme : l'idée, au moins atténuée, que les entiers naturels existent réellement, et qu'il y a un sens à se poser des questions, même si on ne peut pas forcément y répondre, portant sur une infinité d'entre eux, tant que ces questions sont mathématiquement bien formulées. (J'ai déjà ranté à ce sujet, d'ailleurs.) Il y a sans doute aussi des gens qui objecteront que la question de savoir si le 10↑(10↑(10↑100))-ième nombre premier se termine par 1, 3, 7 ou 9, bien qu'il s'agisse d'un énoncé arithmétique et même complètement fini, est une question dénuée de sens puisque jamais personne ne pourra mener le calcul, mais ces gens sont rarement mathématiciens, et je soupçonne les quelques mathématiciens qui soutiennent ce genre de thèses de le faire plus par provocation que par conviction (si on refuse l'idée qu'une infinité d'entiers naturels existe réellement, je me demande comment on explique le hasard faisant que x×y, aussi loin qu'on pousse le calcul expérimentalemnt, a toujours l'air de valoir y×x, et je me demande comment on peut faire des mathématiques).

En revanche, pour un énoncé portant non plus sur les entiers mais sur les ensembles (ou, du coup, tout ce qui peut être codé avec eux, c'est-à-dire, tout), l'idée qu'il existe un vrai intangible sur ces concepts est plus douteuse. On sait, par exemple, que ZFC ne résout pas la question suivante : tout ensemble de nombres réels peut soit être mis en correspondance avec (c'est-à-dire, a “autant” d'éléments que) tous les nombres réels soit avec un ensemble d'entiers. Même si le consensus parmi les théoriciens des ensembles est maintenant qu'il est préférable de considérer cet énoncé (l'hypothèse du continu) comme faux, la question de savoir s'il est « vraiment » faux (sic !) est une question plutôt dénuée de sens : la situation est plutôt quelle sorte d'ensembles on veut considérer, quelle sorte d'ensembles est souhaitable, quelle sorte d'ensembles (Menschenwerke) se comporte bien pour les mathématiques qu'on veut faire. Un peu comme la question du cinquième postulat d'Euclide : ce dernier est vrai sur le plan mais faux sur la sphère, donc la question de savoir s'il est vrai ou faux n'a pas lieu, ce qui faut se demander est si on veut faire de la géométrie plane, de la géométrie hyperbolique, de la géométrie sphérique (ou encore autre chose). On peut choisir de faire de la théorie des ensembles avec l'hypothèse du continu, ou sans (et dans ce cas, avec éventuellement telle ou telle autre hypothèse pour la remplacer). En revanche, s'agissant des entiers naturels, on a l'impression qu'on n'a pas une telle liberté : s'il y a des énoncés sur les entiers naturels que ZFC ne tranche pas (et il y en a forcément, je vais y venir), on n'a pas la liberté de considérer tels entiers naturels plutôt que tels autres — parce que les entiers naturels ils sont censés vraiment exister, pouvoir être écrits, au moins théoriquement et conceptuellement, avec un stylo sur un papier. Dans le langage de Kronecker, Dieu les a créés, nous n'avons pas le pouvoir de les choisir ; de façon moins théiste, il existe un modèle privilégié de l'arithmétique (peut-être lié à l'univers physique dans lequel nous vivons, d'ailleurs).

On pourrait être tenté d'en conclure qu'au lieu de faire de la théorie des ensembles on devrait faire de l'arithmétique. Il existe un système formel censé codifier l'arithmétique : ce sont les axiomes de Peano (ou l'arithmétique de Peano, ici je parle de la théorie du premier ordre). Il est beaucoup moins évident d'imaginer comment coder les théorèmes mathématiques parlant d'objets sophistiqués en termes d'entiers naturels qu'en termes d'ensembles, mais imaginons qu'on s'intéresse uniquement aux théorèmes portant sur les entiers. Les axiomes de Peano sont une conséquence de ceux de ZFC (sur l'ensemble ω des entiers naturels codés dans ZFC), donc tout énoncé arithmétique qui découle des axiomes de Peano découle aussi de ZFC. La question se pose de savoir si la réciproque est vraie : les énoncés arithmétiques démontrés par ZFC (et qui se trouvent être arithmétiques) sont aussi démontrables à partir des axiomes de Peano (et qui sont, eux, forcément arithmétiques). La réponse est inattendue : c'est non, certainement pas ! et pourtant, en pratique, si….

La réponse non vient du génie de Gödel. La première remarque à faire, c'est que les démonstrations mathématiques, une fois qu'on précise complètement le cadre dans lequel on les fait, peuvent elles-mêmes être étudiées comme un objet mathématique (et la question de savoir si machin ou truc est un théorème devient une question mathématique). Et il y a mieux : cette question est une question arithmétique, puisque les démonstrations et les théorèmes, étant des objets essentiellement finis, peuvent très bien se coder comme des entiers (par exemple, imaginez-en une représentation informatique quelconque, et lisez la suite de 0 et de 1 comme un grand nombre : les détails n'ont aucune importance), et que les règles de démonstration, une fois mécanisées, peuvent s'exprimer comme des opérations arithmétiques (compliquées, mais explicitables) sur ces entiers. Donc des affirmations comme machin est un théorème de ZFC ou truc ne découle pas des axiomes de Peano deviennent elles-mêmes des affirmations arithmétiques (qui peuvent elles-mêmes faire l'objet d'une démonstration, par exemple dans ZFC, ou dans l'arithmétique de Peano). La deuxième remarque, c'est qu'il y a une façon (astucieuse, mais pas très compliquée) de produire un énoncé arithmétique G, qui affirme G n'est pas un théorème (selon ce que vous voudrez : un théorème de ZFC, un théorème de l'arithmétique de Peano) ; c'est-à-dire en quelque sorte un énoncé qui dit : je ne suis pas un théorème. C'est un peu difficile à visualiser, mais c'est un énoncé vraiment arithmétique, c'est-à-dire portant sur des entiers naturels, et qui dit que si vous manipulez des entiers d'une certaine manière (codant les règles de déduction et les axiomes dans le système que vous avez choisi : ZFC, Peano), vous ne tomberez pas sur un entier codant une démonstration de ce G lui-même.

Or si on fait l'hypothèse que l'énoncé G qui dit je ne suis pas un théorème de l'arithmétique de Peano (je choisis Peano pour l'exemple) soit un théorème de l'arithmétique de Peano, il devrait être vrai (sinon ce sont les axiomes de Peano qui sont faux). Étant vrai, puisqu'il affirme ne pas être un théorème, il ne devrait pas être un théorème, et on a une contradiction à ce qu'on a supposé. C'est donc le contraire de cette hypothèse qui est vrai : G n'est pas un théorème de l'arithmétique de Peano ; et, n'étant pas un théorème, il est vrai (puisque c'est ce qu'il dit). Ça ressemble aussi à une contradiction, mais cette fois ce n'en est pas une : G est vrai, mais l'arithmétique de Peano n'arrive pas à le démontrer — elle est trop faible pour ça. Pourtant, nous, nous avons réussi à démontrer G (je viens de le faire en concluant G est vrai). Le secret, c'est que nous n'avons pas travaillé dans l'arithmétique de Peano ; il n'est pas évident de voir exactement à quel endroit on en est sorti (et c'est encore moins évident vu que je n'ai pas explicité les axiomes de Peano), mais c'est dans la partie du raisonnement où j'ai écrit il devrait être vrai (sinon ce sont les axiomes de Peano qui sont faux) : le problème est que dans la mesure où machin est un entier naturel codant un énoncé arithmétique, dire machin est un théorème (de Peano) est bien un énoncé arithmétique, mais dire machin est vrai ne l'est pas (on peut bien dire machin est vrai, lorsque machin est quelque chose d'explicite, en disant juste machin, mais on ne peut pas définir la vérité d'un entier codant un énoncé : ce point est subtil, mais crucial). Par contre, ma démonstration est correcte dans ZFC (dans ZFC, il est facile de coder la relation machin est vrai des entiers naturels) : donc, dans ZFC, l'énoncé arithmétique G (et, du coup, le fait qu'il ne soit pas un théorème de Peano) est bien un théorème ! C'est là le fameux théorème de Gödel.

C'est un théorème très glissant que celui de Gödel, parce qu'il en existe quantité de variantes, et parce que les démonstrations font intervenir un système formel qui dit qu'un énoncé est ou n'est pas un théorème d'un autre système formel, et parfois des choses plus compliquées : on s'y perd facilement, quand on n'a pas l'habitude. Mais l'idée générale est très simple, et de façon très informelle, c'est que si je dis à quelqu'un tu ne peux pas prouver que j'ai raison !, alors j'ai forcément raison, et il ne peut pas le prouver. (La différence, c'est que dans le langage courant, on peut facilement créer des paradoxes, dire des choses comme cette phrase est fausse : dans le langage mathématique, on ne peut pas, donc le génie de Gödel a été de s'apercevoir qu'on pouvait quand même exploiter des phrases auto-référentielles.)

De façon générale, si vous avez une théorie formelle T (par exemple l'arithmétique de Peano, ou ZFC) qui permet de faire de l'arithmétique, et qui a des règles codables dans l'arithmétique, vous pouvez considérer un énoncé arithmétique G qui affirme T ne démontre pas G. Si T démontrait G, alors certainement elle démontrerait T démontre G (à partir d'une démonstration de G vous trouvez facilement une démonstration du fait qu'il existe une démonstration de G), c'est-à-dire précisément la négation de G : donc T démontrerait à la fois G et sa négation, et T est incohérente (elle démontre tout et son contraire). A contrario, ceci signifie qu'en ajoutant à T la simple hypothèse T est cohérente (qui, de nouveau, est un énoncé arithmétique), on permet à cette nouvelle théorie T′ de démontrer G ; or si T ne démontrait pas G, c'est qu'elle est bien strictement plus faible que T′, donc elle ne démontre pas la cohérence de T. C'est là le second théorème de Gödel : une théorie T cohérente ne peut pas démontrer sa propre cohérence.

Je reviens à mes moutons.

Je viens d'expliquer pourquoi ZFC prouve des énoncés arithmétiques que les axiomes de Peano ne permettent pas de prouver : explicitement, les axiomes de Peano sont cohérents (c'est-à-dire …ne permettent pas de prouver 0=1) est un énoncé arithmétique qui est un théorème de ZFC mais qui ne découle pas des axiomes de Peano. Voici donc un énoncé, portant uniquement sur des entiers naturels, qu'on ne sait pas démontrer sans passer par des ensembles. Et qui suggère la question épistémologique suivante : si on n'est pas convaincu que les ensembles « existent » dans le même sens que les entiers existent, sur quoi est-on fondé pour accepter les conséquences arithmétiques de ZFC ? (Pourquoi ces ensembles, qui n'existent peut-être pas vraiment, ont-ils des conséquences bien tangibles sur les entiers qui, eux, existent ?)

Le théorème de Gödel s'applique bien sûr aussi à ZFC lui-même si celui-ci est cohérent : il permet de dire que ZFC, s'il et cohérent, ne peut pas montrer sa cohérence (qui est pourtant un énoncé arithmétique). Bien sûr, Peano peut encore moins. On peut néanmoins montrer la cohérence de ZFC en ajoutant à ZFC des axiomes plus forts, comme l'existence de certains « gros » ensembles (un cardinal inaccessible), mais, évidemment, la théorie ainsi augmentée ne prouvera pas sa propre cohérence (si elle est cohérente).

Une façon plus inattendue de lire le théorème de Gödel est la suivante : supposons qu'un mathématicien ait démontré non pas l'hypothèse de Riemann (remplacez par votre conjecture préférée) mais l'énoncé suivant : l'hypothèse de Riemann est un théorème de ZFC (cela aussi dans ZFC). Doit-on en conclure que l'hypothèse de Riemann est démontrée ? La première réaction est de dire oui : si on a démontré que l'hypothèse de Riemann a une démonstration dans ZFC, c'est qu'elle a une démonstration, donc elle est un théorème. Pourtant, ce n'est pas le cas (c'est exactement le même problème que celui qui consistait, plus haut, à tenir dans Peano le raisonnement que si G est une conséquence des axiomes de Peano qui sont vrais, alors il est certainement vrai) : certainement ZFC croit à la véracité de ses propres axiomes, mais il ne peut pas formaliser la notion de vérité de façon à pouvoir dire que toute conséquence de ces axiomes est elle-même vraie. D'ailleurs, si on remplace l'hypothèse de Riemann par 0=1 dans le raisonnement, on ne peut pas dire dans ZFC que 0=1 est un théorème de ZFC (i.e., ZFC est incohérent) soit équivalent à 0=1 (i.e., que ce n'est pas le cas), car cela reviendrait à prouver la cohérence de ZFC, or Gödel nous prédit justement qu'on ne peut pas y arriver (sauf si c'est faux…). Dans le cas de l'hypothèse de Riemann, notre mathématicien aurait en fait démontré qu'elle découle de ZFC plus l'axiome d'existence d'un cardinal inaccessible (comme on n'a pas moins, ou pas plus, de raison de croire à la possibilité et aux conséquences arithmétiques d'un cardinal inaccessible qu'à celles de l'univers de ZFC, on peut s'estimer satisfait, mais néanmoins les règles du dogme officiel n'ont pas été satisfaites).

De façon générale, il est sans doute étonnant d'apprendre que si on ajoute à ZFC une infinité d'axiomes (un schéma d'axiomes) affirmant pour tout énoncé P que si P est un théorème de ZFC, alors P, on a fait une addition tout à fait substantielle au système. Épistémologiquement, ceci pose la question de savoir si on doit croire à ce schéma, et pourquoi. (Pour ceux qui aiment les grands cardinaux, il découle du schéma d'axiomes selon lequel toute classe close cofinale — explicitement définie — d'ordinaux contient un cardinal inaccessible.) Ne pas y croire est déplaisant : si on croit que ZFC dit la vérité, on serait bien obligé de le croire quand il dit qu'il démontre un théorème ! Mais y croire est également déplaisant : car une fois qu'on ajoute ce schéma d'axiomes, il faudrait le rajouter à nouveau pour la théorie ainsi modifiée, et ainsi de suite… mais ce et ainsi de suite cache beaucoup de poussière, de surprise, et de grands ordinaux chafouins. ((Pour ceux qui voudraient en savoir plus, je renvoie au très bon livre de Torkel Franzén, Inexhaustibility: a non-exhaustive treatment.))

Je reviens une nouvelle fois à mes moutons.

J'ai expliqué pourquoi ZFC prouve des énoncés arithmétiques que les axiomes de Peano ne permettent pas de prouver, et que c'est une question épistémologique épineuse de savoir pourquoi on doit croire à de tels énoncés (ou si on doit croire à certains énoncés au-delà de ZFC mais dont la véracité a l'air d'être sous-entendue par celle de ZFC). Néanmoins, on a une surprise pour ainsi dire dans le sens inverse quand on découvre que : vraisemblablement, tous les théorèmes arithmétiques des mathématiques usuelles (c'est-à-dire, hors de la logique et des champs proches, ou de tous théorèmes conçus exprès pour réfuter cette affirmation), démontrés dans ZFC, sont en fait démontrables dans l'arithmétique de Peano (et même dans des théories encore beaucoup plus faibles : par exemple l'arithmétique de Peano dans laquelle le schéma de récurrence est limité à des formules bien particulières, genre des formules semi-décidables par une machine de Turing). En particulier, le théorème de Fermat-Wiles devrait, vraisemblablement, découler des axiomes de Peano. Je dis vraisemblablement parce que c'est quelque chose qui fait débat : tous les logiciens ont l'air fortement convaincus de ce fait (voici un article qui expose très bien la situation et le point de vue des logiciens), les mathématiciens non logiciens sont généralement plus sceptiques ; et évidemment, on ne connaît pas de démonstration du théorème de Fermat-Wiles dans l'arithmétique de Peano : on pense juste qu'il devrait y en avoir une (et on a des idées sur la façon de la faire, mais ça ne peut évidemment pas être complètement systématique puisque, je l'ai prouvé, il existe des théorèmes arithmétiques de ZFC qui ne découlent pas de Peano : le point important est que ces choses-là n'arrivent pas dans les « vraies » mathématiques).

Devrait-on s'en réjouir ? Ce n'est pas clair. Le côté positif de cette constatation (si elle est vraie), c'est que les questions épistémologiques sur la véracité des conséquences arithmétiques de ZFC n'ont pas à nous tracasser : les vrais théorèmes mathématiques n'en ont pas besoin. Et ces vrais théorèmes sont fondés dans une théorie beaucoup plus élémentaire, donc plus vraisemblable, que ZFC. Le côté négatif, c'est que ce n'est pas ce qu'on fait, justement : on démontre nos théorèmes dans ZFC, qui est (au moins arithmétiquement) beaucoup trop forte pour ce dont les mathématiques ont besoin. On fait inutilement intervenir des constructions qu'on pourrait qualifier de douteuses. Mais les démonstrations reformulées dans l'arithmétique de Peano deviendraient probablement incompréhensibles ! Et un autre côté négatif, ou une autre façon de présenter le même, c'est que les mathématiques n'utilisent pas, et de très loin, toute la puissance de raisonnement qu'elles s'autorisent elles-mêmes (par le dogme orthodoxe) à suivre. C'est assez triste.

Sur ce dernier point, d'ailleurs, un thème récurrent de la logique est que la force des méthodes de raisonnement peut se mesurer sur une échelle graduée par des ordinaux : le fait que les mathématiques hors de la logique n'utilisent jamais de techniques de démonstration logiquement très fortes se voit au fait qu'il n'y a jamais de récurrence sur des ordinaux supérieurs ou égaux à ε0.

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