J'ai déjà fait des billets dans ce blog, notamment ici, là (et avant, ici) et dans une certaine mesure ceci sur la physique des particules. Mon but n'est pas de revenir là-dessus[#], mais de parler un peu de quelque chose qui est soit une curiosité soit un mystère de la physique des particules : la formule de Koide.
[#] D'ailleurs, si vous voulez de meilleures explications que les miennes, John Baez (un physicien assez connu, quoique moins connu que, dans un tout autre domaine, sa cousine, et avec lequel j'eus d'ailleurs interagi à l'époque de Twitter) a commencé à faire une série de vidéos YouTube de semi-vulgarisation du modèle standard : les trois premières parties sont là 1, 2 et 3.
Rappelons un peu le contexte (je renvoie aux liens ci-dessus
pour plus d'explications et de détails) : le
« modèle
standard » de la physique des particules est une théorie (ou
peut-être qu'on devrait dire une réunion de diverses théories) qui
représente notre meilleure compréhension de la physique fondamentale à
l'exclusion[#2] de la
gravitation. Ce modèle décrit le comportement et les interactions
d'une petite ménagerie[#3] de
particules qu'on pense élémentaires. Dans la ménagerie, il y a des
particules de force, ou
« bosons »[#4], qui ne
m'intéressent pas ici, et des particules de matière, ou « fermions ».
Ces fermions élémentaires viennent en trois « générations » ou
« familles » (la légère, la moyenne et la lourde), et dans chaque
génération, il y a quatre particules : un lepton chargé (de
charge −1), un neutrino (sans charge), un quark négatif (de
charge −1⁄3) et un quark positif (de charge +2⁄3). Si vous êtes
perdus, voyez le schéma
récapitulatif que j'avais fait et que je reproduis ci-contre à
droit : je parle ici du quadrant supérieur droit de ce schéma, et
c'est surtout sa première ligne (celle des leptons chargés) qui va
m'intéresser.
[#2] On a une bonne théorie de la gravitation (la relativité générale), une bonne théorie de la physique des particules (le modèle standard), et ces deux théories sont incompatibles de plein de manières. Il y a des théories qui prétendent les réconcilier, mais elles n'ont absolument aucune base expérimentale.
[#3] On peut trouver qu'il y en a beaucoup (trop ?), mais c'est déjà moins chaotique que le zoo florissant qu'était le monde des « hadrons » (particules qu'on comprend maintenant comme formées de quarks et pas élémentaires) avant la découverte des quarks.
[#4] Ce sont : le
photon (γ), les bosons W±
et Z⁰, les gluons, auxquels on aimerait pouvoir ajouter un
graviton que j'ai imprudemment fait apparaître sur mon schéma (toutes
celles que je viens de lister étant des bosons dits de jauge
),
ainsi que le boson de Higgs qui est encore un peu à part.
Parmi ces particules, les trois qui nous intéressent vraiment sont les trois leptons chargés : ce sont l'électron (e⁻), le muon (μ⁻) et le tau(on) (τ⁻). L'électron est un composant fondamental de la matière qui nous entoure, c'est lui qui est responsable en gros de toute la chimie ; le muon et le tau sont des cousins plus lourds de l'électron, on ne les voit pas dans la vie courante parce qu'ils se désintègrent (en respectivement 2.2×10−6 s et 2.9×10−13 s environ), néanmoins les muons sont un composant important des rayons cosmiques. Les trois particules en question ont des masses très différentes : la masse de l'électron (valeurs précises ici ou ici) vaut, selon les unités que vous préférez, environ 5.49×10−4 unités de masse atomique, ou 0.511 MeV, ou encore 9.11×10−31 kg ; la masse du muon (valeurs précises ici ou ici) vaut environ 207 fois celle de l'électron, et celle du tau (valeurs précises ici ou ici) environ 3480 fois celle de l'électron (16.8 fois celle du muon, ou environ 1.91 unités de masse atomique).
Ces nombres ne sont pas du tout prédits par le modèle standard. Revenons un petit peu en arrière à ce sujet.
Le modèle standard est une théorie qui marche très bien. (À ma
connaissance, il n'y a pas une seule expérience à l'échelle
microscopique — notamment, ne faisant pas intervenir la gravitation —
qui entre en désaccord expérimental clair avec les prédictions du
modèle standard. Régulièrement on entend parler d'indices
de physique au-delà du modèle standard
, mais il me semble que
ça fait toujours pschitt.) En fait, le modèle standard
marche trop bien, et c'est un problème, parce qu'il est
profondément insatisfaisant pour toutes sortes de raisons.
Un problème du modèle standard est qu'il y a toutes
sortes[#5] de constantes
magiques dedans qu'il n'explique pas — qu'il ne prétend pas expliquer
— ce sont juste des paramètres du modèle, qui valent ce qu'ils valent.
(Ces paramètres sont, notamment, les masses d'à peu près toutes les
particules dans la ménagerie, ou du moins des choses qui permettent de
les calculer, ainsi que des « constantes de couplage », mais aussi
d'autres paramètres comme les paramètres
de Cabibbo-Kobayashi-Maskawa
et ceux
de Pontecorvo-Maki-Nakagawa-Sakata.)
Il y a aussi le fait qu'il y a trois générations de leptons et
quarks : pourquoi précisément trois ? On peut construire des théories
analogues avec n'importe quel nombre de générations (je crois que ce
n'est même pas indispensable qu'il y ait autant de générations de
leptons que de quarks), donc ce n'est pas une prédiction, c'est un
paramètre. Plus fondamentalement, pourquoi est-ce qu'on a toute cette
petite ménagerie de particules (bizarrement bien organisée côté
fermions, et bizarrement ad hoc côté bosons) dont plein d'entre
elles ne « servent à rien » au sens où elles n'apparaissent pas dans
la matière qui nous entoure.
(Comme I. Rabi
s'est exclamé à propos de la découverte du muon : Who
ordered that?
)
[#5] Une vingtaine (en ne comptant que les nombres sans dimension, parce que tout ce qui a une dimension n'est pas une vraie constante de la nature et peut être rendu égal à 1 en choisissant les bonnes unités). John Baez ici en compte 26, mais c'est pour toute la physique, donc pour le modèle standard je retirerais la constante cosmologique (qui ne fait pas partie du modèle standard) ainsi qu'un paramètre de masse (parce que sans gravitation il n'y a pas d'unité naturelle de masse), donc je dirais 24. Mais on peut ajouter d'autres choses, comme l'angle du vide de la chromodynamique quantique (qui expérimentalement semble valoir exactement zéro, mais le modèle standard lui permet d'être non-nul, donc faut-il dire que c'est un paramètre qui expérimentalement vaut zéro, ou qu'il n'existe pas ?), ou des possibles masses de Majorana des neutrinos (on ne sait pas s'ils en ont, mais ils pourraient). Voici un autre décompte, qui arrive à 19 sans dimensions, mais c'est parce qu'il prend des neutrinos de masse nulle.
Les physiciens ont inventé toutes sortes de théories qui expliquent (ou pourraient expliquer, ou prétendent pouvoir expliquer) toutes sortes de choses laissées inexpliquées par le modèle standard, parfois juste parce que ces théories sont mathématiquement agréables. Malheureusement, il n'a pas le moindre commencement de raison expérimentale[#6] de penser que ces théories soient justes.
[#6] La vulgarisatrice Sabine Hossenfelder aime beaucoup se moquer des gens qui ont perdu tout contact avec la réalité expérimentale et qui, sur la base de considérations d'esthétique mathématique, n'arrêtent pas d'échafauder des nouvelles théories prédisant toutes sortes de nouvelles particules (par exemple la « supersymétrie » qui propose carrément de doubler le nombre de particules), en arguänt que ces théories satisfont bien l'impératif poppérien d'être réfutables puisqu'on peut chercher les particules qu'elles prédisent, mais quand la nature n'a pas envie de se conformer à leur sens de l'esthétique et que les dites particules refusent obstinément d'apparaître dans les accélérateurs, au lieu de considérer la théorie comme réfutée, on trouve un moyen de la modifier pour la sauver quand même (en fait ces particules nouvelles ont une masse plus importante que nous croyions !), et un prétexte pour réclamer un accélérateur de particules encore plus puissant. Je trouve qu'elle (Sabine) est un peu inutilement caustique, et elle s'est fait beaucoup d'ennemis, mais sur le fond, la critique est légitime : la physique des particules s'est tellement détachée de la nécessité de répondre à des questions expérimentales qu'on peut parler de crise épistémologique. Il n'y a vraiment aucune raison de croire à la véracité physique de choses comme la supersymétrie ou les théories grandes unifiées ou la théorie des cordes (et j'inclus ici la théorie de mon papa, la géométrie non commutative, mais lui au moins avait le bon goût de ne pas prétendre faire des prédictions expérimentales).
Alors bien sûr on peut se résigner au fait que peut-être le modèle standard est la fin de la physique (gravitation exclue, quand même) et qu'il n'y a rien de plus à dire, et que le monde est spécifié par ~20 paramètres qui sont ce qu'ils sont et ça n'a pas de sens de se demander[#7] pourquoi ils ont justement ces valeurs-là.
[#7] Ou peut-être qu'on
peut se dire on a de la chance que ces paramètres permettent la
vie !
— si comme moi vous trouvez cette réflexion un peu stupide,
c'est probablement que vous croyez au moins un peu au principe
anthropique, cf. ici. Mais savoir
dans quelle mesure notre univers est typique parmi ceux qui permettent
la vie est une question complètement non-résolue.
✵
Zut, je commence à partir dans des digressions et des digressions sur les digressions, alors venons-en enfin à la formule de Koide. C'est une étrange coïncidence numérique apparente entre certains de ces paramètres, à savoir les masses de l'électron, du muon et du tau. Et la question à 42 zorkmids, c'est si cette formule est une coïncidence, ou si elle reflète quelque chose de profond.
La formule est généralement présentée ainsi (et je vais dire que ce n'est sans doute pas la meilleure façon de la voir) :
— où me désigne la masse de l'électron, mμ celle du muon et mτ celle du tau (dans n'importe quelle unité puisque la formule est homogène, cf. ci-dessous).
Expérimentalement, ça semble vrai. Si je rentre les masses expérimentales de l'électron, du muon et du tau dans la formule, je trouve 0.6666645 ± 0.0000051 (l'incertitude vient presque entièrement de celle sur la masse du tau).
Pour être bien clair, il n'y a aucune théorie derrière cette formule[#8] : c'est une constatation. Maintenant, est-ce que c'est un hasard, ou est-ce qu'elle signifie quelque chose ?
[#8] Historiquement, il semble qu'il y en avait une. Mais cette théorie a été falsifiée. La formule, cependant, demeure.
D'abord, je trouve qu'elle est très mal écrite : l'expression ci-dessus peut sembler totalement arbitraire (et la valeur de 2/3 pas moins). Au lieu de prendre la somme et la somme des racines carrées des masses de l'électron, du neutrino et du tau, il vaut mieux y penser comme des moyennes. C'est-à-dire réécrire la formule de Koide (en multipliant par 3 l'expression ci-dessus) comme :
— où désigne la moyenne d'ordre p (une expression mathématique quand même très courante). Je ne comprends pas pourquoi on ne l'écrit pas comme ça, ce qui est quand même sacrément plus parlant.
Sous cette forme, il est pertinent de noter que la valeur minimale possible du membre de gauche vaut 1 (lorsque les trois masses sont égales, les deux moyennes sont aussi égales), et la valeur maximale possible vaut 3 (lorsque deux des trois masses sont nulles, on trouve 3). Donc la formule de Koide semble dire qu'une forme d'inégalité de répartition entre les masses de l'électron, du muon et du tau est pile à mi-chemin (2) entre le minimum possible (1) et le maximum possible (3).
Mais en fait, c'est peut-être encore mieux d'écrire la formule de Koide sous la forme suivante (en passant à l'inverse de la racine carrée dans l'expression précédente) :
parce que la moyenne arithmétique et la moyenne quadratique sont deux quantités vraiment fondamentales (plus que la moyenne d'ordre 1/2). Ici les valeurs minimale et maximale possibles sont 1/√3 et 1, et la formule prédit 1/√2, donc c'est peut-être moins spectaculaire, mais en fait ça me semble plus honnête comme présentation.
Comment savoir si cette égalité numérique expérimentalement constatée est significative ? Après tout, si on bidouille assez avec les nombres, on finit toujours pas trouver des égalités qui semblent vraies numériquement[#9] (avec une certaine précision).
[#9] Eddington
a longtemps voulu expliquer pourquoi
la constante
de structure fine (un autre des paramètres du modèle standard)
valait 1/136 ; malheureusement, il s'est avéré que c'était plus proche
de 1/137, donc il a revu sa copie et a prétendu expliquer cette
nouvelle valeur (ce qui lui a valu le surnom
d'Arthur Adding-One
). Mais en fait la constante
de structure fine ne vaut pas non plus exactement 1/137.
Je pense qu'il faut se dire la chose suivante : on a une égalité avec une erreur expérimentale relative d'environ 3×10−6 (sur mes deux premières expressions ; sur la troisième c'est divisé par deux à cause de la racine carrée d'ensemble), c'est-à-dire 2−18 environ : c'est-à-dire on a (au moins) environ 18 bits de coïncidence à expliquer (une chance sur environ 300 000 que ce soit dû au hasard) ; mais évidemment, cette coïncidence doit être contrebalancée par la complexité de la formule. Donc : doit-on considérer qu'il y a moins de 18 bits d'information dans la formule ? Ou, pour le dire autrement, qu'on aurait pu trouver environ 300 000 formules également complexes entre lesquelles chercher une coïncidence ?
Mon avis personnel est que, oui, ça passe le test « cette formule est suffisamment simple et cette égalité suffisamment précise pour que ce soit difficile de penser que ce serait une simple coïncidence » mais pas de beaucoup (disons que je serais très surpris que ce soit une simple coïncidence, mais pas complètement renversé non plus). Il n'y avait pas tant de formules comme ça qui soient envisageables[#10]. Je vais au moins essayer d'argument que cette expression ne sort pas complètement de l'espace.
[#10] Un autre argument peut être ceci : il n'y a, à ma connaissance, rien d'autre de comparable. Si trouver des formules aussi crédibles était facile, il y aurait plein d'autres formules du même style. Mais la formule de Koide est, pour autant que je sache, un isolat.
D'abord, évidemment, la formule doit être homogène : vu qu'on veut mettre un nombre sans dimension à droite, il ne faut pas qu'elle dépende de l'unité dans laquelle les masses sont exprimées. Un rapport de moyennes est alors une expression naturelle à considérer pour obtenir quelque chose comme ça. En tout cas si on veut que l'expression soit complètement symétrique entre les trois particules, ce qui est le cas ici : quand on a vu ce que sont les sommes de Newton, si on cherche à faire une expression à la fois homogène et complètement symétrique entre trois réels, vraiment la chose la plus simple à écrire[#11] est un rapport entre moyennes.
[#11] Expliqué de façon plus précise : les expressions rationnelles complètement symétriques en sont les expressions rationnelles en les « sommes de Newton » , et obtenir une expression homogène de degré 0 (c'est-à-dire invariante par multiplication des par une même constante) se fait en écrivant une fraction rationnelle homogène de degré 0 (i.e., de numérateur et dénominateur homogènes de même degré, le degré étant compté en se rappelant que la somme de Newton d'ordre p a degré p). Ici on ne veut pas forcément que l'expression soit rationnelle, donc il est plus logique de prendre la racine p-ième de la somme de Newton d'ordre p, ce qui, à constante près, est exactement la moyenne d'ordre p (qui, du coup, est homogène de degré 1) : donc on s'intéresse à des expressions dans les moyennes d'ordre p dont le numérateur et le dénominateur sont homogènes de même degré. Et la plus simple est certainement de faire simplement le rapport de deux telles moyennes. (Pour ce qui est de la constante, les moyennes ont l'avantage que, quand toutes les masses sont égales, elles sont justement égales à cette valeur.)
Finalement, la seule chose que je trouve bizarre dans cette
formule, c'est l'apparition des racines carrées des masses
(que ce soit dans ma dernière expression, ou caché dans la
moyenne 1/2). Ce n'est pas vraiment courant, la racine carrée d'une
masse. Mais bon, ce n'est pas complètement ésotérique non plus : par
exemple, la formule pour la pulsation d'un oscillateur harmonique
est , et je
trouve ce vieil
article qui avance que the square root of mass
may be more interesting and important than mass itself in the case of
the ultimate particles of matter
(ça vaut ce que ça vaut :
l'argument avancé en 1929 me semble maintenant obsolète ; mais ce
n'est pas quelque chose de complètement fou comme le serait une racine
cubique).
Voici comment je préfère y penser géométriquement : on va regarder
l'espace des triplets de masses à homogénéité près. On peut voir ça comme un point du
triangle équilatéral de sommets (1,0,0), (0,1,0) et (0,0,1) dans le
plan d'équation (en passant dans des unités où la somme des trois masses
vaut 1), mais comme ce qui nous intéresse est, en fait,
un plan projectif réel (on veut
travailler avec les masses modulo multiplication par une
constante), et que le plan projectif réel est localement une
sphère, il est plus naturel de le voir notre espace des possibilités
comme un octant de sphère : pour ça, on passe dans les
coordonnées si bien que la contrainte de
normalisation définit maintenant une sphère (somme des carrés des
coordonnées égale à 1). Le triangle de sommets (1,0,0), (0,1,0) et
(0,0,1) est maintenant un triangle sphérique, précisément un octant de
sphère. Ce triangle sphérique représente toutes les possibilités de
masses de l'électron, du muon et du tau (enfin, de leurs racines
carrées, mais évidemment définir à homogénéité près les masses ou
leurs racines carrées c'est pareil), et on va utiliser la distance
mesurée le long de la sphère (c'est la distance naturelle sur le plan
projectif). Les trois sommets (1,0,0), (0,1,0) et (0,0,1)
représentent les possibilités extrêmes où une particule a toute la
masse et les trois autres sont de masse nulle ; le centre du
triangle, représente le cas de parfaite répartition des masses (chacune
a masse 1/3 du total), appelons-le le point d'équirépartition
.
Avec ce langage géométrique, la formule de Koide affirme : le
point correspondant à la répartition réelle des masses est situé à une
distance du centre qui est la moitié du côté du triangle
(notre triangle sphérique, qui est à la fois équilatéral et rectangle
en chaque sommet, a pour côtés π/2, et la formule de Koide dit qu'on
est à distance π/4 de son centre).
Personnellement, être situé dans l'espace des possibles à une
distance de son centre égale à la moitié du côté de cet espace des
possibles
me semble une contrainte assez naturelle à considérer
pour qu'une égalité à 18 bits près me paraisse significative. Je ne
mettrais pas ma main à couper qu'il y a « vraiment » quelque chose
dans l'histoire, mais ça me semble quand même plus crédible qu'une
simple coïncidence.
Maintenant, il y a aussi des contre-arguments. Il y en a un bon argumentaire contre la formule de Koide présenté par ce post de blog (je lie vers la version Archive parce que le site semble avoir disparu ; noter que c'était en 2012 et qu'on a gagné quasiment un chiffre de précision sur la formule depuis : la formule de Koide est cinq fois plus crédible maintenant qu'en 2012). Il compare ça à un hamburger dont quelqu'un prétendrait qu'il fait exactement 100π kilocalories : pas besoin d'aller regarder de plus loin pour savoir que c'est de la numérologie. En disant ça je trouve qu'il est vraiment de mauvaise foi, parce que la précision du nombre de calories dans un hamburger est toute pourrie, certainement pas les cinq (à l'époque) chiffres de précision de la formule de Koide. En revanche, il donne un argument crédible que j'essaie de résumer ainsi :
Les masses intervenant dans la formule de Koide ne sont pas vraiment des quantités fondamentales : ce sont des « masses de pôle », le résultat d'un processus compliqué de renormalisation[#12], dépendant de l'effet de toutes les autres particules qui existent, et qu'il est difficile de considérer comme une constante fondamentale (elle reflète bien la valeur d'une constante fondamentale, mais elle n'est pas la constante fondamentale). Mais c'est pire que ça : la masse de pôle devrait, en fait, être considérée comme une quantité complexes, dont la partie réelle est la masse physique et la partie imaginaire l'inverse de la durée de vie[#13] de la particule (dans les bonnes unités). Et si on met les masses de pôle complexes, la relation de Koide ne marche pas.
[#12] Je n'y comprends pas grand-chose, mais il y a plusieurs sortes de masses en théorie quantique des champs (voir par exemple ici, là et là pour des discussions). Il y a une masse « nue » qui est le paramètre fondamental mais il en fait infini et disparaît par une sorte d'astuce de calcul ; il y a des masses « renormalisées » ou « courantes », qui sont finies mais dépendant, typiquement logarithmiquement, d'une énergie de cutoff ou échelle d'énergie (et du schéma de renormalisation — là je n'y comprends rien), mais qui sont ce qui intervient vraiment dans les équations (comme une sorte de correction infinie de la masse nue pour obtenir un résultat fini). L'idée générale est que la masse renormalisée est une fonction de l'énergie, et la théorie permet (en principe…) de prédire la valeur de cette fonction en n'importe quelle énergie en fonction de sa valeur en une autre énergie, de sorte qu'il n'y a vraiment qu'un seul paramètre. Et enfin, il y a une « masse de pôle » qui est ce qu'on peut mesurer expérimentalement, et qui ne dépend pas de l'énergie, mais qui est le résultat de la correction de la masse renormalisée (qui dépend de l'énergie) par les effets d'ordre supérieur (qui dépendent aussi de l'énergie) pour un résultat final qui n'en dépend pas. Il faut noter que la masse de pôle n'a pas de sens pour une particule comme un quark qui n'existe pas à l'état libre.
[#13] C'est effectivement un point important (et une remarque que je n'arrête pas d'oublier). On peut l'expliquer avec les mains ainsi : la masse correspond à une oscillation de la phase de la particule (avec une pulsation fondamentale qui est la masse-énergie), la durée de vie à une décroissance exponentielle de son amplitude (parce qu'il devient de moins en moins probable que la particule existe). Et le fait que la désintégration dépende clairement des interactions avec d'autres particules illustre très bien le fait que la masse de pôle n'est pas un truc fondamental mais le résultat de tout le modèle (on calcule la durée de vie en fonction des constantes d'interaction et des modes de désintégration).
C'est effectivement un contre-argument assez puissant. Ce n'est pas impossible qu'une magie mathématique dans une théorie encore inconnue fasse que, bien que les masses de pôle des leptons ne soient pas des quantités vraiment fondamentales mais le résultat de tout un fourbi calculatoire, malgré ça leur partie réelle obéisse à la relation de Koide, mais ça semble quand même vraiment bizarre et peu naturel. Mais peut-être aussi que la formule de Koide vaut de façon exacte pour une autre forme de masse (plus fondamentale), et que le cas des masses de pôle n'est qu'un reflet approximatif. On ne peut que spéculer.
Ça aiderait vraiment les choses si on pouvait calculer l'analogue de la formule de Koide pour d'autres particules et si on en constatait d'autres que juste pour l'électron, le muon et le tau. Malheureusement :
- les neutrinos ont une masse tellement légère qu'elle est indétectable (ce n'est pas depuis si longtemps qu'on est vraiment sûr qu'ils en ont une tout court, et on ne peut en gros pas la mesurer, juste obtenir des bornes très grossières),
- les quarks, surtout les quarks haut et bas, n'existent pas comme particules libres, donc n'ont pas de masse de pôle (plus ils sont lourds plus ils sont libres donc plus ça a un sens de leur donner une masse, mais pour le quark haut (up) et le quark bas (down) ça n'a vraiment pas trop de sens, en tout cas pas une masse de pôle).
Donc le seul truc où on puisse relier les masses de pôles sur les trois générations, c'est le lepton chargé (le cas dont j'ai parlé), et les autres cas ne nous aident à rien.
Il y a bien des gens qui ont essayé de trouver des relations à la Koide avec des masses de quarks, mais elles ne respectent pas la logique de la formule de Koide : prendre la particule analogue (i.e., de même charge) de chacune des trois générations.
Voilà, je vous laisse juger ce que vous en pensez : est-ce que c'est de la numérologie ? est-ce que c'est une coïncidence surprenante ? est-ce que c'est juste une formule trouvée parmi 300 000 de même complexité pour faire que ça marche ? est-ce que c'est le signe que les constantes du modèle standard ne sont pas arbitraires mais obéissent à des relations que nous ne comprenons pas ? est-ce que c'est un indice d'existence d'une physique au-delà du modèle standard ? Je trouve ça, au minimum, assez curieux.
Décidément, mes tentatives pour faire court sont un échec complet. Là j'arrive à 126 sur 2837 par ordre de taille décroissante. Bon, ceci dit, c'est vrai que les formules en MathML alourdissent beaucoup le décompte (vu que je compte le nombre de caractères du source, balises comprises).