J'ai déjà raconté trente-douze fois sur ce blog, et je continuerai à radoter à ce sujet, qu'une de mes motivations à être mathématicien, c'est de pouvoir visiter le petit musée des objets mathématiques remarquables, admirables, ou simplement curieux. L'objet dont je veux parler ici est plus amusant que fascinant, ce qui ne l'empêche pas d'être élégant. Il s'agit d'une fonction réelle définie par un certain J. Fabius (j'ignore le prénom ou s'il y a un lien de parenté avec l'actuel ministre français des affaires étrangères) dans une publication de 1966.
Voici une première définition possible : on
appelle Un (pour n≥1
entier) une suite de variables aléatoires indépendantes et
uniformément réparties dans [0;1], et on pose Z =
∑n Un/2n
(remarquer que Z est aussi une variable aléatoire à valeurs
dans [0;1]). Alors la fonction de Fabius f sur [0;1] est
la distribution de probabilité de la variable Z
(c'est-à-dire que f(t), pour t∈[0;1],
est la probabilité que Z≤t). (Le graphe en est
tracé ci-contre à gauche.) Pour souligner que cette loi de
probabilité n'est pas complètement bizarre ou surgie de l'espace, on
peut remarquer que si au lieu d'une
variable Un uniformément répartie
dans [0;1] on utilisait des
variables Vn (toujours indépendantes
et) uniformément réparties dans {0;1} (c'est-à-dire valant 0 avec
probabilité ½ et 1 avec probabilité ½), alors
∑n Vn/2n
serait uniforément répartie dans [0;1] puisque la construction revient
à tirer chaque bit de cette variable à pile ou face
indépendamment.
Pour compléter f aux réels positifs, on décrète alors que f(t+1) = 1−f(t) pour t∈[0;1], et que f(t+2k) = −f(t) pour t∈[0;2k] (lorsque k≥1 est entier). Le caractère naturel de ce prolongement va apparaître dans ce qui suit. (Le graphe de la fonction ainsi prolongée est tracé en haut de cette entrée.)
La fonction possède un lien très fort avec la suite de Morse-Thue, qui peut être définie comme la suite dont le n-ième terme vaut 0 ou 1 selon que le nombre de 1 dans l'écriture binaire de n (=le poids de Hamming H(n) de n) est pair ou impair ; si on préfère, la suite de Morse-Thue est celle qui s'obtient en partant d'un 0 et en effectuant un nombre infini de fois le remplacement simultané de 0 par 01 et de 1 par 10 (cf. l'article Wikipédia). Comme on peut le voir sur le graphe ci-dessus (et ce n'est pas difficile avec la définition que j'ai donnée), le signe de f sur l'intervalle [2n;2n+1] vaut + ou − selon que la valeur du n-ième terme de la suite de Morse-Thue est 0 ou 1.
Voici une autre définition possible de la
fonction de Fabius, dans cet esprit : on appelle
d'abord f0 la fonction qui sur l'intervalle
[2n;2(n+1)[ vaut +½ ou −½ selon que la
valeur du n-ième terme de la suite de Morse-Thue est 0 ou
1 ; puis par récurrence sur k, on
appelle fk+1(x)
l'intégrale de fk(t)
pour t allant de 0 à 2x. La suite de fonctions
en question converge alors uniformément vers f.
(Ci-contre, j'ai tracé f0 en
vert, f1 en un vert subtilement
différent, f2 en caca d'oie et f en
bleu.)
Qu'on utilise l'une ou l'autre construction, il n'est
pas très difficile de voir que la fonction de Fabius vérifie
l'équation fonctionnelle surprenante
suivante : f′(t) = 2f(2t)
pour tout t≥0. (Pour l'illustrer, j'ai tracé la fonction
de Fabius accompagnée de sa dérivée f′.) Notons qu'il ne
s'agit pas d'une équation différentielle, puisque la valeur de la
dérivée est reliée à la valeur de la fonction en un autre point ;
d'ailleurs, il n'y a pas unicité de la solution de cette équation : la
fonction nulle la vérifie aussi (avec, d'ailleurs, la même « condition
initiale » f(0)=0) ; néanmoins, l'équation en question et
la connaissance de la fonction f sur [0;1] définit de façon
unique sa valeur sur tous les réels positifs.
Puisque f(0)=0, l'équation fonctionnelle f′(t) = 2f(2t) implique de façon assez évidente que toutes les dérivées de f en 0 valent 0 : la fonction de Fabius est infiniment plate en 0. En fait, il aussi facile de voir qu'en n'importe quel rationnel dyadique, toutes ses dérivées s'annulent à partir d'un certain rang : par conséquent, f n'est pas égale à la somme de sa série de Taylor développée en un dyadique, et comme les dyadiques sont denses dans les réels, f est une fonction C∞ mais nulle part analytique (c'était la motivation de son introduction). On peut aussi se persuader que, en une valeur comme 1/3, la série de Taylor de f a un rayon de convergence nul (parce que la dérivée r-ième de f est donnée par f(r)(t) = 2r(r+1)/2·f(2r·t)).
Mais il y a quantité de choses que j'ignore. Par exemple, expérimentalement, il semble que f(1/4) = 5/72, et je ne sais pas le prouver (pas que j'aie essayé, du reste). Il serait tentant de penser, pour l'expliquer, qu'il y ait une relation entre f(t) et f(t+½) comme il y en a entre f(t+2s) pour tout s≥0 entier, mais une telle relation ne peut pas, il me semble, être algébrique, donc je ne sais pas ce qu'on est en droit d'espérer. Je ne sais pas non plus si on peut dire quelque chose d'intelligent de la valeur f(1/3) ≈ 0.180165114801 (cette valeur n'évoque rien à Google, mais Google n'est pas très bon pour faire du calcul symbolique inverse ; elle n'évoque rien non plus à ce site ni à Wolfram Alpha). Pourtant, l'écriture binaire du nombre 1/3 est suffisamment remarquable pour qu'on soit en droit de penser que la fonction f devrait en faire quelque chose d'intéressant.
Enfin, je dois signaler que je ne sais pas vraiment calculer les valeurs de f de façon efficace. Le mieux que je connaisse est une expression de fk que j'écris en MathML pour ceux dont le navigateur le supporte :
où et si
(j'ai noté H(j) pour le poids de Hamming de j). Mais cette équation n'est pas vraiment satisfaisante parce qu'elle ne relie pas fk+1 à fk, par exemple par une sorte de dichotomie. Bref, la fonction de Fabius reste assez mystérieuse à mes yeux.
Ajout : dans un même esprit, voir aussi la fonction ‘?’ [point d'interrogation] de Minkowski dont j'avais déjà parlé autrefois.
Ajout : voir aussi la réponse de François Guéritaud en commentaire () où il explique comment calculer la valeur et les dérivées successives de f aux dyadiques en comparant des intégrales de la fonction et de ses polynômes osculateurs, ce qui répond en partie à mes interrogations (notamment sur le fait que f(1/4)=5/72). • Surajout : voir ce petit texte de Haugland qui explique essentiellement la même chose.