J'ai passé un certain nombre de jours en ermite à me reposer et à apprendre des maths amusantes. Je ne vais pas faire un compte-rendu (j'exposerai sans doute des bouts un peu au hasard d'entrées à venir), mais je viens de retomber sur les faits suivants, qui sont vraiment trop horribles pour ne pas les raconter.
(Attention, éloignez les enfants, c'est vraiment épouvantable.)
Commençons par ceci :
Il existe une fonction f qui est C∞ sur ℝ, positive, ne s'annulant qu'en 0 où elle est infiniment plate (i.e., sa dérivée s'annule à tout ordre) et dont la racine carrée n'est même pas C2. Ou, comme il est facile de voir qu'il est équivalent : f ne peut pas s'écrire comme le carré d'une fonction C2.
Pourquoi c'est horrible ? Parce que la racine carrée d'une fonction C∞ strictement positive est évidemment C∞ (puisque la racine carrée est C∞ sur les réels strictement positifs), et on se dit qu'une fonction positive présentant un unique point d'annulation devrait être gérable : si la fonction f est simplement supposée positive partout et nulle à l'origine, la dérivée doit y être nulle, donc f a un développement limité à tout ordre en 0 commençant par c·x², et il est possible d'extraire une racine carrée de ce développement, donc on imagine facilement qu'on devrait pouvoir mettre ensemble cette racine carrée du développement avec la racine carrée de la fonction hors de l'origine pour obtenir une racine carrée qui soit C∞. Et si la fonction est infiniment plate à l'origine, ça devrait être encore plus facile : le développement est nul, il n'y a donc aucune difficulté à prendre sa racine carrée, et on aimerait donc croire que cette fonction √f, qui a un développement limité à tout ordre en 0 et qui est C∞ ailleurs qu'en 0, devrait bien être C∞ partout !
Eh bien non. Non seulement la racine carré n'est pas
forcément C∞, mais elle n'est même pas
forcément C2, ce qui est tout de même très
vexant. Le contre-exemple figure dans
l'article Glaeser, Racine
carrée d'une fonction différentiable
, Ann. Inst. Fourier
Grenoble 13 (1963) 203–210 (partie III ; le début
montre que, quand même, la racine carrée
est C1), et il n'est même pas difficile (il
tient en deux petites pages, et c'est essentiellement des maths de
classes préparatoires).
Bon, passons à la suite des horreurs. On se dit que quand même, à défaut de pouvoir écrire une fonction C∞ positive comme carré d'une fonction bien régulière, on devrait au moins pouvoir l'écrire comme somme de carrés de fonctions bien régulières, ou quelque chose du genre. (Ce genre de questions consistant à écrire des choses positives comme somme de carrés s'appelle le 17e problème de Hilbert, sauf que normalement on s'intéresse plutôt à des fonctions rationnelles.)
Là, il y a au moins une bonne nouvelle partielle :
Si f est une fonction C∞ sur ℝ et positive, alors pour tout m≥0 entier, on peut écrire f=g²+h² où g et h sont Cm.
Ce résultat (en fait,il suffit de supposer que f
est C2m) est démontré par Jean-Michel
Bony
dans : Sommes
de carrés de fonctions
dérivables
, Bull. Soc. Math. France 133 (2005)
619–639. Il y a une chose un peu effrayante dans l'histoire,
c'est la date de l'article : un résultat pareil, on se dit qu'il
aurait dû être démontré il y a cinquante ans, pas dix. Mais bon, au
moins c'est positif (et, à une lecture en diagonale, les techniques
employées n'ont pas l'air atrocement compliquées).
Par contre, toutes les tentatives naturelles pour renforcer l'énoncé ci-dessus ne marchent pas. On se dit, notamment, que si on passe en dimension supérieure à 1, peut-être que deux carrés ne suffiront plus, mais au moins un nombre fini de carré suffira. Eh bien non, nouvelle horreur :
Pour d≥4, il existe une fonction f qui est C∞ sur ℝd et positive, et telle que f ne puisse pas s'écrire comme somme d'un nombre fini quelconque de carrés de fonctions C2. (Par ailleurs, si d≥5, on peut supposer f infiniment plate partout où elle s'annule. Et si on suppose seulement d≥3, on peut obtenir f qui ne puisse pas s'écrire comme somme d'un nombre fini quelconque de carrés de fonctions C3.)
La référence, cette fois,
c'est Bony,
Broglia, Colombini & Pernazza, Nonnegative
functions as squares or sums of
squares
, J. Funct. Anal. 232 (2006)
137–147. Mais en fait, un exemple de
fonction C∞ positive en d=3 variables
et qui ne peut pas s'écrire come somme d'un nombre fini de
fonctions C3 est très facile à donner : on peut
prendre le polynôme z6
+ x4·y2
+ x2·y4 −
3x2·y2·z2
trouvé par Motzkin en 1966 (on peut montrer qu'il est positif en
utilisant l'inégalité entre moyenne arithmétique et moyenne
géométrique, et il n'est pas très difficile, en raisonnant directement
sur les coefficients, de montrer qu'il n'est pas somme de carrés de
polynômes — dont le degré serait forcément au plus 3 ; mais du coup,
en considérant les développements limités à l'origine, on peut voir
qu'il n'est pas non plus somme de carrés de
fonctions C3 ; voir
aussi ici).
Par ailleurs, en revenant à la dimension d=1, on se dit que puisque Bony montre qu'une fonction C∞ sur ℝ positive est somme de deux carrés de fonctions Cm pour m arbitraire, qu'on doit pouvoir échanger les quantificateurs et l'obtenir comme somme de deux carrés de fonctions C∞. Eh non, nouvelle horreur :
Il existe une fonction f qui est C∞ sur ℝ et positive, ne s'annulant qu'à l'origine, et telle que f ne puisse pas s'écrire comme somme d'un nombre fini quelconque de carrés de fonctions C∞.
Cette fois, je n'ai pas de référence à fournir où ceci soit publié, parce qu'il semble que ça n'ait jamais été publié, ce qui est d'ailleurs profondément scandaleux (les gens qui savent faire pourraient bien faire l'effort de trouver un prétexte pour le mettre dans un article ou un livre quelconque, ou envoyer ça à un journal qui accepte les démonstrations de résultats « connus », ou faire une petite note sur l'arXiv quitte à ne jamais la soumettre !) ; en tout cas, Bony, dans l'article de cité ci-dessus, avoue qu'à sa connaissance ce n'est jamais paru nulle part, il référence deux livres qui marquent ça comme « communication privée » à l'auteur (de la part de P. Cohen et/ou D. Epstein). Voici ce qu'écrit Brumfiel dans l'introduction de Partially Ordered Rings and Semi-Algebraic Geometry (1979, CUP LMS Lecture Notes 37) :
As a final remark on the birational interpretation of Artin's
solution of Hilbert's 17th problem, consider a different category,
that of smooth manifolds and smooth real valued functions. Then Paul
Cohen has shown me that (i) there exist nowhere negative smooth
functions on any manifold which are not finite sums of squares of
smooth functions (in fact, the zero set can be a single point) and
(ii) given any nowhere negative smooth f, there
are h, g, both smooth and h not a zero divisor,
such that h²·f=g². The zero divisors
are, of course, the smooth functions which vanish on some open
set.
Correction possible : Si j'en crois cette répones sur MathOverflow, il n'est en fait pas certain que cette histoire ne soit pas une sorte de gag à la fermat (quelqu'un a peut-être fait une erreur en annonçant l'existence d'une telle fonction, et en tout cas personne ne semble savoir ce que c'est).
Bon, tout ça n'était peut-être qu'une façon insidieuse pour un
algébriste de dire voyez, l'Analyse, c'est vraiment trop
horrible
: pour le côté algébrique, toute fonction rationnelle
en d indéterminée sur les réels, qui est positive partout
où elle est définie, est somme de carrés de fonctions
rationnelles (Artin 1927 ; et grâce à la théorie des formes de
Pfister, on sait en fait que 2d carrés
suffisent ; pour une introduction à ce sujet, je renvoie à l'excellent
livre de Lam, Introduction to Quadratic Forms over
Fields (2005), où le contenu essentiel du résultat d'Artin
apparaît comme théorème VIII.1.12, et celui de Pfister comme
corollaire XI.4.11). Mais en fait, les questions autour du
17e problème de Hilbert sont sans doute véritablement
subtiles. Ceci dit, ces variations autour d'un thème me suggèrent une
question d'Analyse
(énoncé
précis ici), qui me paraît vraiment naturelle et dont je n'ai
jamais vu nulle part la réponse (ou même une discussion
quelconque) :
Soit f une fonction réelle admettant en tout point a de ℝ un développement limité à tout ordre et dont on suppose que, pour chaque i fixé, le coefficient ci(a) d'ordre i de ce développement varie continûment avec le point a (où on prend le développement). Peut-on conclure que f est C∞ ?
Mise à jour : On m'a donné quelques références
répondant à cette question (voir le lien ci-dessus ainsi
qu'ici
sur MathOverflow), mais le plus important, en fait, est de
connaître un mot-clé permettant de googler toutes sortes d'articles
traitant de la question : si f(a+h)
= f(a)
+ f1(a)·h + ⋯
+ fn(a)·hn/n!
+ o(hn) (sans aucune hypothèse
d'uniformité en a) alors on dit que le
coefficient fk(a)
(pour k≤n) de ce développement est
la k-ième dérivée de Peano ou dérivée de de
la Vallée-Poussin de f en a ; et entre
autres théorèmes qui répondent à ma question,
l'article The
Exact Peano Derivative
de H. William Oliver
(Trans. Amer. Math. Soc. 76 (1954)
444–456) affirme entre autres que :
If fn(x) exists and is
bounded above or below throughout [a,b],
then fn(x)
= f(n)(x), the
ordinary n-th derivative, at every
point x∈[a,b].
Il suffit donc de supposer que les coefficients du développement de Taylor varient de façon localement bornée pour avoir la conclusion que je voulais.