Je suis notoirement incapable de visualiser la géométrie déjà en trois dimensions. Pourtant, quand j'étais petit, mon papa avait fabriqué pour moi, et suspendu au-dessus de mon lit, un mobile qui faisait tournoyer les cinq solides platoniciens : ça m'a peut-être donné le goût de la géométrie, mais ça ne m'a pas aidé à voir dans l'espace.
Un exemple de quelque chose de très simple que je n'ai jamais
réussi à correctement me représenter mentalement,
c'est le
réseau que les chimistes appellent cubique faces centrées
(tiens, pour une
fois, Wikipédia
en français n'est pas mauvais) et les mathématiciens le réseau
A3 : il s'agit simplement d'un arrangement régulier de
cubes où on place des points au sommets des cubes et aux milieux de
leurs faces — dit comme ça ce n'est pas difficile à visualiser, mais
on est censé pouvoir se rendre compte que le réseau en question est
engendré par les vecteurs arêtes d'un tétraèdre régulier (voyez
notamment cette
image), et par ailleurs qu'en le tournant juste de la bonne façon
on arrive à une superposition de plans sur chacun desquels les points
sont en arrangement hexagonal (ce que les matheux appellent
A2). Malgré la quantité tout à fait impressionnante de
pages web qui illustrent ces choses de quantités de façons différentes
(par exemple
ici), et bien que mathématiquement je comprenne parfaitement ce
qui se passe, je n'arrive décidément pas à le « voir » : soit je vois
les cubes, soit je vois les tétraèdres et les hexagones, mais jamais
les deux à la fois. (C'est un peu
comme la
fameuse illusion qu'on peut voir tourner dans un sens ou dans
l'autre mais qu'il est très difficile de faire passer de l'un à
l'autre.) Remarquez, si j'en crois le nombre de pages consacrées au
réseau cubique faces centrées, justement, je ne dois pas être le seul
à avoir du mal.
Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que je n'arrive pas à visualiser quatre dimensions ou plus. Et si déjà le réseau A3 est surprenant par sa capacité à avoir une symétrie cubique, tétraédrale et hexagonale à la fois, il n'est pas étonnant que E8 recèle aussi des surprises.
Parfois les gens vous disent qu'ils arrivent à voir en quatre
dimensions parce qu'ils ont
regardé un
tesseract tourner pendant assez longtemps. Demandez-leur alors :
existe-t-il un hyperplan qui coupe le tesseract selon un tétraèdre
régulier ? (la réponse est évidemment oui
, et même un tétraèdre
arbitrairement petit, de la même façon qu'on peut couper un cube par
un plan proche d'un sommet pour obtenir un triangle équilatéral) ;
puis : et pour un octaèdre régulier ? (la réponse est
encore oui
, en prenant un hyperplan défini par six sommets du
tesseract). Je pense que ces questions en embarrasseront plus
d'un.
Pour prendre un exemple très simple de quelque chose sur quoi notre
intuition de trois dimensions conduit à penser des choses fausses,
considérons une simple rotation uniforme. Par rotation
uniforme
j'entends ici ce que les mathématiciens appellent
un sous-groupe à un paramètre
du groupe des rotations : un
mécanicien aura plutôt tendance à dire qu'on a affaire à une rotation
(à vitesse) constante ; si l'on veut, on fait une rotation
infinitésimale entre les temps 0 et δt puis on répète
indéfiniment cette même rotation. Je ne sais pas bien quelle
terminologie adopter pour souligner que c'est le concept le plus
simple qu'on puisse concevoir, on fait juste tourner un solide
toujours de la même façon et à vitesse toujours égale. Sauf qu'en
fait ce n'est pas si simple que ça, parce que notre intuition de la
dimension trois nous induit facilement en erreur : en dimension trois,
une telle rotation uniforme se fait autour d'un axe de
rotation, qui est une droite de points laissés fixes lors du
mouvement ; mais en dimension quatre, il n'y a généralement pas d'axe
de rotation : si on applique une rotation uniforme à une boule, il n'y
a en général qu'un seul point fixe (le centre de la boule), et c'est
le cas en toute dimension paire. Mais il y a pire : en dimension
trois, si on continue la rotation pendant suffisamment longtemps, le
solide finit par revenir à son orientation de départ, i.e., le
mouvement est périodique. À partir de la dimension quatre,
ce n'est plus le cas : une rotation uniforme très générale n'a pas de
période[#]. Autre idée fausse :
le fait que le mouvement d'un point donné, sous une rotation uniforme,
soit un cercle — ceci est vrai de façon évidente en dimension
deux, et aussi en dimension trois où c'est un cercle centré sur, et
perpendiculaire à, l'axe de rotation. En dimension quatre ou plus, la
trajectoire d'un point sous l'effet d'une rotation uniforme est une
sorte de courbe
de Lissajous, qui en dimension paire va avoir tendance à être
dense dans [correction] un tore de la sphère
(c'est-à-dire à passer arbitrairement près d'un point quelconque de
celui-ci).
On pourrait illustrer les choses comme ceci : en dimension quatre, les habitants d'une planète sphérique en rotation dans l'espace pourraient généralement connaître l'heure et la date par la simple observation de la position d'une seule étoile. Ou pourraient réaliser des pendules qui sont une simple boule qui tourne uniformément, avec un point marqué. (Bon, tout ceci ne serait pas très pratique, certes, parce que ce serait pénible de faire une lecture précise, mais au moins dans l'idée de nos horloges analogiques avec deux aiguilles qui tournent on pourrait faire des horloges sphériques qui tournent rapidement dans une direction pour indiquer la minute et plus lentement dans une autre pour indiquer l'heure.)
La notion implicite sous-jacente, c'est plus ou moins celle du rang d'un groupe de Lie : le groupe SO3 des rotations en trois dimensions est de rang 1, c'est à peu près ça qui fait qu'on a une seule vitesse de rotation, que les trajectoires des points sont des cercles, etc. Mais en général, SOn est de rang ⌊n/2⌋, c'est par exemple le nombre de vitesses de rotation différentes qu'il faudra donner (sans même chercher à savoir dans quelles directions elles se font), le nombre de paramètres des courbes de Lissajous décrites par les points, etc.
Bref, ce sont différentes réflexions qui me sont venues en réalisant une nouvelle vidéo de rotation du système de racines de E8, rotation cette fois uniforme tout du long. (Pour l'instant la vidéo est sur YouTube, mais la qualité en est tellement abominablement atroce que ça n'a vraiment pas grand intérêt de la regarder ; je publierai une version JavaScript dès que j'aurai fini d'écrire une petite introduction mathématique pour aller avec.) Comme en huit dimensions il y a beaucoup de directions dans lesquelles on puisse tourner (SO8 est de dimension 28 et de rang 4), j'ai fait un choix qui m'a semblé amusant — et je reviendrai dessus pour l'expliquer plus précisément — consistant à prendre une rotation qui appartienne au groupe de Lie exceptionnel G2 (de dimension 14 et de rang 2) formé des rotations qui laissent invariante une structure octonionique sur l'espace de dimension 8, structure octonionique avec laquelle le réseau de E8 a d'intéressants rapports. Du coup, la vidéo fournit une illustration de deux groupes de Lie exceptionnels à la fois, G2 par son action et E8 par son système de racines.
[#] Ce qui ne signifie pas pour autant qu'il soit compliqué : si je prends bêtement deux points tournants à vitesse uniforme sur deux cercles dans le plan, et que leurs vitesses de rotation sont irrationnelles entre elles — ce qui est la situation la plus générale — alors ce mouvement n'est pas périodique non plus, et c'est quand même quelque chose de très simple ; en vérité, la rotation uniforme d'une sphère en dimension quatre n'est pas très éloignée de cette idée (justement parce que le rang du groupe des rotations vaut 2).