Pour faire suite à ma précédente remarque, je voudrais prendre un autre exemple, l'apprentissage des langues. En ce moment je m'amuse (je l'ai déjà dit) à suivre un cours de hiéroglyphes — une langue décidément bien tordue, dont la dernière bizarrerie qui m'est révélée est le nombre de formes verbales identiques ou quasiment identiques (ou au moins, écrites identiquement, car en fait sans doute des voyelles pouvaient changer dans la prononciation[#] mais on ne les connaît pas) et qui ont plein de sens différents ; je me suis d'ailleurs acheté une grammaire égyptienne et c'est très intéressant à parcourir.
Mais en même temps que je me prends de cette lubie, je me rends compte que d'autres langues, sans doute relativement plus importantes pour moi (en un sens à définir) que le moyen égyptien, sont en train de sombrer dans les gouffres de ma mémoire. Pour prendre des exemples comparables, le latin et le grec (je pourrais évoquer le sanskrit, dont l'utilité pratique est encore moindre, mais à part l'écriture et quelques rudiments de grammaire, je n'en ai jamais su que deux ou trois mots) : je n'ai jamais vraiment su lire même César à livre ouvert, mais maintenant je suis assez sûr que je ne pourrais pas. Et pour ce qui est des langues vivantes : mon allemand est en train de partir dans les toilettes où mon russe l'attend depuis longtemps (sans sous-entendu aucun dans cette image très poétique), et ma capacité à m'exprimer en anglais s'estompe avec les années (au moins je le comprends sans problème, c'est une consolation).
Comme on s'en aperçoit par cette énumération, j'ai pris le parti de préférer avoir quelques rudiments (ou même moins : juste une idée de comment la langue est structurée) d'un assez grand nombre de langues plutôt qu'une bonne connaissance de trois. Je pourrais argumenter ce choix en prétendant que de toute façon deux langues suffisent bien à communiquer alors qu'avoir juste quelques notions d'un bon nombre d'entre elles permet de s'exposer à des schémas mentaux différents (et atténuer les effets du terrible Sapir-Whorf). En vérité c'est plutôt une solution de facilité qu'autre chose (et on frime plus facilement en citant trois mots d'égypien qu'en étant capable de s'exprimer parfaitement en italien ). C'est aussi l'attitude qui fait de moi un passionné d'Unicode.
Mais même pour acquérir ces trois mots et même pour le modeste ensemble de langues dont je voudrais avoir une notion minimale, il est terrifiant de voir à quel point le programme est démesuré : outre celles que j'ai déjà listées (plus quelques langues gadgets comme l'esperanto ou l'interlingua, que je parle assurément dix mille fois mieux que le moyen égyptien et sans doute même que le russe, mais ce n'est vraiment pas dur), j'avais eu l'idée d'apprendre un peu de japonais, idée qui ne s'est pas développée au-delà d'un an de cours en dilettante il y a huit ans, ou celle de savoir quelque chose de l'anglo-saxon et j'ai bien peur d'être arrivé encore moins loin que pour le sanskrit. Soupir résigné : la connaissance est infinie.
Si je dis tout ça, ce n'est pas uniquement pour parler des langues : je crois que l'apprentissage des mathématiques (je veux dire, des connaissances mathématiques, pas des modes de raisonnement) est, de mon point de vue, assez semblable à celui des langues. Il y a des branches des mathématiques plus ou moins proches les unes des autres comme il y a des langues plus ou moins proches, il y a des branches mortes et des branches vivantes, il y a des branches dont l'étude fait partie de mon travail et d'autres pour lesquelles c'est uniquement un plaisir. Et comme pour les langues, même de savoir un tout petit quelque chose du nombre de branches qui m'intéresse, cela représente déjà un travail colossal. (Et par ailleurs les livres qui tiennent lieu de dictionnaires et de grammaires, non seulement ils coûtent très cher, mais en plus ils remplissent ma bibliothèque à une vitesse prodigieuse.)
La morale de l'histoire, c'est que non seulement tout savoir n'est pas possible, mais même savoir un peu de beaucoup est déjà un défi démesuré (pour moi, en tout cas). C'est effrayant.
[#] On est assez
ignorants de comment les anciens égyptiens prononçaient leur langue
— d'ailleurs, ça devait varier selon les époques, et sans doute
aussi entre la haute et la basse égypte. Les égyptologues, du coup,
utilisent une prononciation conventionnelle qui, d'ailleurs, confond
plein de sons (déjà qu'on n'a pas les voyelles alors on met juste des
“è” entre les consonnes pour les rendre prononçables
— ou d'autres on les lit comme des voyelles — mais si en
plus on se met à prononcer plusieurs consonnes à l'identique…).
On peut s'en faire une idée en regardant le film Stargate[#2] : notre prof nous a raconté que,
tombant par hasard sur un bout de ce film, il s'est exclamé mais je
comprends, ça !
, parce qu'il y a effectivement des dialogues en
égyptien (quand je l'ai vu je m'étais demandé si c'était vrai ou pipo,
je suis content d'avoir la réponse), sauf que c'est prononcé comme
nous le prononçons, donc pas de façon correcte (et puis il semble que
ce soit de l'égyptien plutôt tardif, alors que dans le film je crois
me rappeler que les extra-terrestres sont censés avoir été en contact
avec les égyptiens à l'époque des premières pyramides). Ah, et dans
Astérix et
Cléopâtre aussi, apparemment, il y a une phrase qui est
dite en égyptien.
[#2] Il y a
certainement un jeu de mot savant dans le fait qu'en égyptien les mots
porte
et étoile
se disent à l'identique, sb3
(que
nous prononçons séba
et qui pouvait très bien en fait se
prononcer quelque chose comme zabol
pour ce qu'on sait).
L'étoile sert donc de signe participant à l'écriture du mot
porte
.