Le séminaire Variétés rationnelles (le séminaire mathématique où je suis le plus assidu[#]) a repris ses activités, mais il a maintenant[#2] lieu à Orsay et non plus à l'ENS. J'espère que cela n'entraînera pas un changement de style pour converger vers le SAGA (Séminaire d'Arithmétique et de Géométrie Algébrique) d'Orsay, un séminaire très prestigieux mais où le commun des mortels ne comprend souvent pas grand-chose aux exposés ; parce que le séminaire Variétés rationnelles, lui, est beaucoup plus compréhensible pour quelqu'un comme moi (évidemment, j'ai fait ma thèse dans le domaine).
Les deux exposés de cet après-midi étaient d'ailleurs tous les deux d'une clarté remarquable. Le second, notamment, m'a beaucoup impressionné : l'orateur (Arnaud Beauville) a réussi, tout en tenant les temps (c'est assez rare pour être mentionné…) à expliquer avec à la fois une grande précision et une grande simplicité un résultat[#3] qui n'avait rien d'évident. Il a fait le modeste en disant que son résultat n'avait pas d'autre intérêt que de répondre à une question que Serre lui avait posée. Serre étant dans l'assistance, d'ailleurs.
C'est bien quand il y a quelques grands mathématiciens dans
l'assistance : je ne parle pas pour le prestige du séminaire, mais
simplement parce qu'ils osent poser des questions parfois tout à fait
terre-à-terre. Je veux dire, quand un petit jeune comme moi a une
question dans un séminaire, il ose rarement la poser, par peur que ce
soit une bêtise, et pour ne pas passer pour un idiot devant
l'assemblée de pontes (même quand il n'y a pas deux médailles Fields
dans la salle, il y a toujours des gens devant qui on ne veut pas
avoir l'air plus bête que nécessaire…). Serre, lui, il sait
que la question n'est pas idiote, et quand bien même elle le serait il
n'aurait pas peur de demander. Il y a une certaine satisfaction,
quand on pense très fort mais pourquoi est-ce que
machin ?
et que quelqu'un d'autre (dont la compétence
mathématique n'est pas à remettre en cause) demande à haute voix
mais pourquoi est-ce que machin ?
, à se dire qu'on
avait au moins une question qui montre qu'on a suivi. (Il ne s'agit
pas forcément de questions qui impliqueraient un manque de clarté de
la part de l'orateur, d'ailleurs : souvent, en fait, ça porte sur un
énoncé adjacent à celui qui vient d'être affirmé.) Enfin, c'est
encore plus satisfaisant quand on trouve soi-même la réponse avant que
quelqu'un d'autre pose la question, évidemment.
Mais globalement je me rends compte qu'il y a quelque chose de vraiment commun entre l'entrée dans le monde de la recherche mathématique et l'apprentissage d'une langue étrangère : au début, quand les gens parlent, ça a l'air d'être du charabia, ils vont beaucoup trop vite, etc. Puis progressivement des automatismes se mettent en place comme des règles de grammaire, on voit venir les choses, on sait que telle situation doit inciter à se poser tel type de question, à rechercher tel type de méthode… Et à force, on arrive à s'efforcer à mentalement précéder un peu ce que les gens vont dire.
Il y a une personne extraordinaire dans l'assistance (à la fois au
séminaire Variétés rationnelles et au
SAGA), c'est le génial Ofer Gabber, sans doute le
mathématicien le plus vif d'esprit que je connaisse. Il est du genre,
quand un orateur énonce un théorème, à lever immédiatement la main
pour dire quelque chose comme : là, vous allez démontrer ce théorème
en passant par cette étape-ci, puis celle-là, puis celle-là, mais je
ne comprends pas comment, dans votre conclusion, vous allez faire pour
traiter le cas suivant… (Modulo la formulation ; en fait, il
pose généralement la question en anglais.) Bref, il n'a souvent même
pas besoin qu'on lui donne la démonstration pour voir immédiatement
quels sont les points difficiles ; parfois c'est ce sur quoi l'orateur
voulait insister (et alors il arrive qu'il s'agace parce qu'il voulait
y venir en temps utile), parfois c'est ce qu'il voulait cacher sur le
tapis (et alors il s'excuse de devoir admettre ce point ou ne faire
qu'esquisser la technique), et parfois il n'avait pas vu du tout la
difficulté. Depuis que j'assiste à ce séminaire, j'ai vu au moins
deux fois Gabber démolir en direct une démonstration (trouver une
erreur dedans, je veux dire), et une fois réfuter du tac au tac une
conjecture que l'orateur énonçait. Tout à fait impressionnant (et du
coup, on tremble à l'idée de faire un exposé devant lui). Un ami me
disait même qu'il y avait une notion plus forte que le « vrai », en
mathématique, il y avait « Gabber-vrai » (autrement dit, le résultat a
été suggéré à lui et il a répondu que ça marchait). Au cours du
premier exposé de cet après-midi, le monde mathématique a tremblé,
donc, parce que Gabber a plaisanté : but then there's
a contradiction in mathematics
, puisqu'il avait émis une objection
à un énoncé formulé par l'orateur, et que l'orateur a répondu à
l'objection, et les deux semblaient avoir raison. Toute l'assistance
a bien ri. Il faut dire que l'exposé tournait autour du fait que 240
n'est pas égal à 248, ce qui est déjà original.
Et ce week-end, je vais à (certains exposés du) séminaire Bourbaki.
[#] Il est vrai qu'il est mensuel : ça doit aider.
[#2] La raison est qu'un des trois organisateurs, auparavant chargé de recherche au CNRS en poste à l'École, a été recruté professeur à Paris XI — où sont déjà les deux autres. Il n'y a donc plus de prétexte pour que ça ait lieu rue d'Ulm.
[#3] Si p est un nombre premier ≥7 alors tout sous-groupe abélien de p-torsion du groupe de Crémona du plan (sur un corps algébriquement clos de caractéristique ≠p), i.e. tout groupe de la forme (Z/pZ)r d'automorphismes birationnels du plan projectif, est de rang r≤2 et contenu dans un tore standard. (Et il y a des résultats un petit peu plus techniques pour p valant 2, 3 ou 5.) Bon, la formulation peut paraître effrayante au non mathématicien, il me faudrait un petit peu de temps pour expliquer les termes, mais cet énoncé n'est pas très compliqué : c'est de la « vraie » géométrie (il s'agit d'un énoncé sur les transformations du plan, après tout ; d'ailleurs, j'ai déjà décrit ici ce qu'était le groupe de Crémona — dans le cas de R, certes), d'une façon que l'école italienne n'aurait pas reniée, et je trouve ça très beau.