Éleusis
est un jeu de cartes inventé par Martin Gardner dans sa colonne Mathematical Games
dans Scientific American. Pour résumer très
succinctement le principe du jeu, un joueur (appelé dieu
)
détermine une règle secrète selon laquelle les cartes auront le droit
d'être posées, et les autres joueurs doivent essayer de la deviner en
faisant des expériences (c'est-à-dire en proposant des cartes qui
seront soit acceptées soit rejetées selon la règle, étant placées soit
dans la séquence principale si elles sont acceptées soit de côté, mais
toujours visibles, si elles sont rejetées). La chose est compliquée
par un score qui tente de donner à dieu la motivation de trouver des
règles suffisamment faciles pour être trouvables mais suffisamment
difficiles pour n'être pas immédiatement apparentes
(expérimentalement, c'est très difficile d'atteindre un juste
milieu), et par un système de prophètes
qui répondent à la
place de dieu s'ils croient avoir compris la règle. Je ne détaille
pas. J'y avais joué dans le temps, et j'ai regardé d'autres gens y
jouer ce soir à l'ENS. C'est un jeu amusant (surtout à
regarder, en fait, je pense) mais qui a certaines imperfections. Et
en pratique les gens qui font dieu sous-estiment presque toujours
considérablement la difficulté de la règle qu'ils imaginent. Un
problème secondaire est que les joueurs ont tendance à découvrir des
« conditions suffisantes » (des façons de placer leurs cartes qui sont
garanties fonctionner mais qui ne les renseignent pas sur la véritable
règle) et ils ne sont pas très téméraires (par exemple, si on a
découvert qu'un pique a toujours le droit de suivre un pique, ils vont
avoir tendance à utiliser ce fait aussi souvent que possible pour
éviter les pénalités). Enfin, le problème pratique se pose souvent du
fait qu'on manque de cartes ou de place pour disposer la séquence et
les échecs.
Je suis tenté de proposer un jeu (que j'appellerai humoristiquement Delphos) qui essaie de remédier aux principaux défauts que je perçois à Éleusis : il est plus abstrait et plus mathématique, peut-être moins ludique aussi, mais j'ai espoir qu'il donne aussi des combinaisons plus variées et puisse présenter un intérêt réel.
Au lieu de jouer avec des cartes, on joue de façon abstraite : à
chaque manche du jeu, un certain joueur est dieu
, et il
détermine non seulement une règle secrète de succession des symboles
mais aussi un alphabet
(fini ou éventuellement infini, mais
facile à décrire) sur lequel on travaille, autrement dit, l'ensemble
(commun à tous) dans lequel chaque joueur a le droit de choisir le
symbole à jouer quand c'est son tour. (L'alphabet peut très bien,
d'ailleurs, être l'ensemble des noms des 52 cartes d'un jeu usuel.)
Quand c'est le tour d'un joueur, il choisit un élément quelconque de
l'alphabet (il n'y a pas de concept de cartes qu'on a en main
ou quoi que ce soit de ce genre) et le propose au dieu, qui devra dire
si la règle permet ou non que ce symbole soit ajouté dans la
séquence ; mais auparavant, le joueur précédent (celui dont c'était le
tour à l'étape précédente) a la possibilité de faire une prévision (à
savoir : soit que le symbole sera accepté, soit qu'il sera rejeté).
L'idée, bien sûr, est que le but est de comprendre la règle avant tout
le monde ; le but de dieu, quant à lui, est qu'un joueur comprenne la
règle avant tout le monde, et qu'il se passe le plus de temps possible
entre le moment où un joueur a compris et le moment où
tous les joueurs ont compris. Pour cela, le système de score
suivant me semble imaginable : lorsque aucune prévision n'est faite,
personne ne gagne ni ne perd de point ; lorsqu'une prévision est
faite, si elle est juste, celui qui l'a faite gagne un point et celui
qui a proposé le symbole (correctement analysé) en perd un, et si elle
est fausse, celui qui a proposé le symbole gagne un point et celui qui
a fait la prévision fausse perd deux points ; lorsque la
manche se termine (ce qui a lieu quand dieu le décide), les scores
négatifs (il y en a toujours car la somme des scores est négative)
sont annulés et dieu reçoit exactement autant de points que le score
le plus élevé parmi les autres joueurs (il se peut donc que tout le
monde finisse avec zéro) : ceci donne le score de manche pour chacun,
et on fait autant de manches qu'il y a de joueurs, pour que chacun
puisse être dieu exactement une fois (si on a le temps, on peut bien
sûr décider de faire plusieurs tours, mais il faut que ce soit un
nombre entier pour éviter que certains soient privilégiés). Quand on
a compris la règle, on a intérêt à faire une prévision à chaque fois,
et à gagner ainsi un point (aux dépens du joueur suivant) à chaque
tour ; en revanche, si on n'a pas compris, il est risqué de faire une
prévision, parce qu'en en faisant une au hasard on perd
statistiquement (le joueur suivant, en revanche, n'a statistiquement
ni gain ni perte) ; naturellement, si tout le monde a compris la
règle, chacun va faire une prévision (juste) à chaque fois et les
scores n'évolueront plus, donc dieu n'a rien à gagner à continuer la
manche, et il peut la clore. Remarquons enfin qu'on a tout intérêt à
expérimenter sur des situations encore jamais explorées, puisque
(1) cela apporte plus d'information, et (2) cela évite que le joueur
précédent puisse faire trop facilement une prévision juste.
Quelques remarques ou règles complémentaires.
D'abord, la règle secrète (qui doit être écrite par dieu avant le
début de la manche, pour éviter la tricherie) n'a le droit de dépendre
que des symboles précédemment acceptés (y compris
éventuellement de leur ordre et de leur nombre) : elle ne peut pas
dépendre, par exemple, des symboles refusés, du joueur dont c'est le
tour ou de n'importe quoi qui ne serait pas précisément (et
mathématiquement) exprimable en fonction de la suite des symboles
acceptés. Par ailleurs, dieu a le droit de donner des indications aux
joueurs ; mais avant de le faire il doit d'abord recueillir
l'assentiment unanime des joueurs et il doit s'exprimer en des termes
précis (pour éviter qu'il puisse tenter de favoriser un joueur en
donnant des indications que seul ce joueur pourrait comprendre), par
exemple la règle ne fait intervenir que les deux symboles
précédents dans la suite
ou bien la règle est laissée
invariante par toute permutation des symboles de l'alphabet
(ou
toute autre condition ayant un sens précis et, au moins en principe,
formulable mathématiquement). C'est dieu qui décide quand la manche
se termine, et il peut le faire à n'importe quel moment ; pour éviter
un réel abus, les autres joueurs peuvent aussi décider à l'unanimité
de terminer la manche. Pour ce qui est de la rotation, il est
souhaitable que chaque joueur, au cours d'une partie complète (soit
autant de manche que de joueurs) se retrouve jouer une fois
immédiatement après chacun des autres joueurs (ceci, afin d'éviter que
le joueur qui suit un joueur particulièrement doué ne soit
spécialement pénalisé) ; le plus simple est sans doute de jouer à
trois[#], en fait. De façon
pratique, le mieux est sans doute de jouer soit électroniquement soit
devant un tableau noir, par exemple, sur lequel on inscrira tous les
symboles qui sont essayés (en faisant clairement ressortir la séquence
de ceux qui sont acceptés et qui forment le motif et tous les essais
qui ont été rejetés à chaque niveau), et sur lequel on gardera aussi
la marque du score.
Voilà, je serais assez curieux d'expérimenter ce jeu, pour savoir ce qu'il donne concrètement.
[#] Mais les agrégatifs de maths pourront s'amuser à prouver que ces conditions sont réalisables si le nombre de joueurs est une puissance d'un nombre premier (par exemple, pour quatre joueurs, nommés A, B, C et D, on fait quatre manches où A, B, C et D sont successivement dieu, et où les joueurs sont placés dans l'ordre B→C→D puis D→C→A puis D→A→B et enfin B→A→C). J'avoue que je n'ai pas réfléchi à savoir si c'était possible, par exemple, pour six joueurs.